4) Etre avec le monde : le cogito d’immanence

Elisabeth Cardonne-Arlyck définit l’expérience de l’aspirant Grange comme un “ mode confus d’être au monde et de relation aux choses “ , une ‘“’ ‘ désappropriation heureuse du sujet’ ”714. Cette désappropriation ne signifie pas pour autant une pure annulation de la conscience mais, comme la nuit passée à Moriarmé le laissait déjà clairement pressentir, d’une métamorphose des parois psychiques qui garantissent l’autonomie solipsiste de l’esprit. Dans Lettrines, Julien Gracq signale et analyse cette disposition comme une caractéristique de son univers : ‘“’ ‘ les figures humaines qui se déplacent dans mes livres sont devenues graduellement des transparents, à l’indice de réfraction minime, dont l’oeil enregistre le mouvement, mais à travers lesquels il ne cesse d’apercevoir le fond de feuillage, de verdure ou de mer contre lequel ils bougent sans vraiment se détacher ”’ 715. L’homme peut donc conclure avec le monde une forme de pacte précaire, qui ne s’exprime ni par un simple face-à-face, ni davantage par l’ensevelissement morbide de la conscience dans la vie élémentaire, mais par ce que l’auteur nomme dans La Sieste en Flandre Hollandaise, ‘“’ ‘ l’acquiescement profond aux esprits de l’Indifférence’ ”716.

Une comparaison entre ce dernier texte, la fin du Balcon en forêt et certains passages des Eaux étroites permettra d’éclairer et mieux saisir le sens de ce rapport de l’homme avec la face de la terre. On peut cependant supposer qu’il constitue chez Julien Gracq, sinon l’élément essentiel de l’être-au-monde, du moins son harmonique originaire.

C’est dans des circonstances apparemment paradoxales que surgit brusquement cette position au monde, lorsque l’attaque allemande venant de commencer, la situation devient très vite une catastrophe au milieu de laquelle le ‘“’ ‘ Toit’ ” semble oublié comme un îlot perdu dans l’océan. Très vite, les communications avec l’arrière sont en effet rompues. Mona est partie des Falizes depuis longtemps, sur les instances de Grange qui ne souhaite pas seulement la sauver du péril mais rester seul en son domaine. Les habitants du village ont eux-mêmes fui dès l’annonce des premiers combats en Belgique. Bientôt, la cavalerie reflue dans le plus grand désordre, si bien que l’aspirant et ses hommes se trouvent désormais seuls dans un monde désert. Grange en prend la mesure lorsqu’il entre au village abandonné, se sert un cognac et s’installe à la terrasse du café des Platanes. : Il se cala les reins au creux de son fauteuil et allongea les jambes sur la table, fastueusement ”717.

Dans cette même page, l’aspirant constate que les seuls occupants de ce monde désert sont des animaux avec lesquels il retrouve aussitôt une sorte de complicité archaïque : ‘“’ ‘ Si je restais ici, j’aurais envie de parler aux bêtes, pensa Grange ’”. On sait que le dialogue avec les bêtes alimente une des grandes nostalgies humaines, celle d’un rapport originaire avec le monde, dans lequel l’unité se caractérisait précisément par cette aptitude à franchir la barrière des espèces. On la retrouve notamment dans la littérature et la musique romantique allemandes qui abondent en oiseaux prophètes dont il faut comprendre le langage pour accéder aux secrets de la vie, comme par exemple chez Wagner, dans le deuxième acte de Siegfried, mais aussi, plus secrètement chez le Schumann des Scènes de la forêt. Dans le cas de Grange, il ne s’agit cependant pas seulement d’entendre au sens classique, ce que disent les bêtes, avant de leur répondre éventuellement, mais bien de communiquer avec elles directement, sans recourir à une quelconque médiation magique. Grange diffère en cela de Siegfried qui s’essaye d’abord vainement à imiter le chant de l’oiseau en taillant une flûte, puis reçoit le don de comprendre son chant, après avoir involontairement goûté le sang de Fafner.

Le don de parler aux bêtes n’est pas chez l’aspirant le résultat d’un pouvoir magique mais une volonté immédiate, presque irrésistible, dont rien ne dit d’ailleurs dans le texte qu’elle serait réellement suivie d’une réponse. Il n’en reste pas moins qu’une étrange communication avec le monde animal se crée alors : ‘“’ ‘ Un chat noir s’engagea dans la rue obliquement, posant ses pattes avec précautions l’une après l’autre, le regarda un moment en dessous, puis, après mûre délibération se dirigea vers la terrasse. Grange l’attrapa par la peau du cou ; à peine sur ses genoux, la bête, qui faisait mine de se sauver, se mit à ronronner indécemment comme une petite ville prise’ ”718. D’une manière générale, toute la suite du récit est peuplée de présences animales, notamment d’oiseaux diurnes ou nocturnes, jusqu’au moment où l’arrivée des blindés ennemis provoque leur silence. Ainsi, lorsque Grange ressort du blockhaus après la première alerte décisive provoquée par le reflux panique de la cavalerie, et s’avance dans la forêt : La terre lui paraissait belle et pure comme après le déluge ; deux pies se posèrent ensemble devant lui sur l’accotement, à la manière des bêtes des fables, lissant avec précaution sur l’herbe leur longue queue ”719. Certes les pies jumelles ne sont pas la colombe de Noé, et n’annoncent pas la paix retrouvée, mais elles ne signifient pas moins le calme d’une paix momentanée, qui rend la forêt à sa seule présence énigmatique.

On peut tenter de mieux comprendre le sens de cette relation entre l’idée d’un monde recrée, donné comme une présence magique à l’état, pur, et la rêverie d’une communication première avec des animaux emblématiques. Jean-Christophe Bailly l’exprime de façon particulièrement claire et saisissante dans Le propre du langage, lorsqu’il écrit à propos des animaux : “ ils assistent au monde.(...) Or le sens, et ce qui en lui est le plus vaste, le plus perdu, le plus innomé, commence dès le regard, commence avec la façon dont le regard, même le plus éberlué, assiste au monde, en deçà de toute instrumentalisation. (...) Cette première couche de sens, qui n’est peut-être pas davantage qu’une sorte de vibration, (...) qui est brumeuse et incertaine. (...) Elle n’est que signifiance, elle est ce que l’on voit quand on est distrait dans l’être comme le sont, justement, les animaux ”720.

Cette magnifique formule, ‘“ on est distrait dans l’être’  ”, convient admirablement à la situation et à la volonté de Grange, chez lequel elle se redouble encore d’une vigilance particulière, à mi-chemin entre l’hébétude et la stupeur. Etre un transparent, ce n’est justement pas autre chose que vivre les yeux grands ouverts dans cette présence quasiment animale au monde que Grange essaye d’obtenir en prenant le chat noir des Falizes sur ses genoux, tandis qu’il sirote son cognac dans le village désert. Ainsi, l’aspirant tire parti des circonstances. Le déferlement de l’Histoire soudain réveillée, ne rompt pas le pacte, mais, curieusement, permet au contraire de le renouveler. Cette alliance contradictoire entre ce qui menace et ce qui protège, le temps déferlant et le temps immémorial de l’aube du monde, établit donc un lien très singulier entre le devenir des peuples et la quête subjective de l’immanence.

Cette position, pour surprenante qu’elle puisse paraître, n’est pas unique. Il est en effet étrange de constater que le Journal de Jünger correspondant à la Drôle de guerre et à la campagne de juin 40, accorde une place presque exclusive à l’évocation du monde naturel, des espèces florales et des insectes721. Non que l’auteur soit indifférent à la situation. La lecture attentive de ce journal, ce que nous connaissons aujourd’hui des sentiments et des positions de Jünger à cette époque, permettent de comprendre que l’écrivain allemand, bien que placé du côté de l’attaquant et sachant parfaitement que la guerre est inéluctable, ne considère nullement l’approche de l’attaque du point de vue héroïque qu’on attendrait de la part de l’auteur d’Orages d’acier. La période qui court de septembre 1939 à mai 1940 correspond, de façon significative, à l’écriture de Sur les falaises de marbre, qui vaudra bientôt à Jünger l’admiration de Julien Gracq et la menace directe de Goebbels.

Certes, dans son journal, Jünger fait sans doute preuve de prudence, et se sachant déjà surveillé, préfère se détourner de l’analyse politique, militaire et historique. Il n’en reste pas moins que, de la part de cet officier, qui n’est nullement dans la même position morale que celle du personnage de Grange, le recours au pacte de la conscience avec la présence immédiate du monde se fait de façon spontanée. Comme Grange, bien qu’assumant tout autrement sa mission militaire, Jünger se tient sans cesse au plus près de la nature, et, dans son journal, lui donne finalement la première place, comme s’il s’agissait de repousser le plus longtemps possible la perspective de la campagne militaire qu’il sait toute proche, et à laquelle il participera en qualité d’envahisseur et de vainqueur.

Le seul souci de Grange est en effet de demeurer sur le “ Toit ” le plus longtemps possible : ‘“’ ‘ On devait se replier, pensa Grange dans un vertige d’indécision. Si on attend des ordres !... La cavalerie qui devait me recueillir a mangé la consigne, c’est trop clair. Mais il n’avait pas envie de s’en aller ; le silence ensoleillé lui plaisait ’”722. Désormais, le lien avec l’ordre du monde humain est rompu. L’aspirant n’est plus l’un des multiples maillons d’une armée, mais une conscience entièrement livrée à elle-même au milieu d’un paysage qui lui semble neuf : “ L’air fraîchissait délicieusement ; le poudroiement de la lumière rasante sur la forêt du soir était si riche, si insolite, qu’une envie brusque, irrésistible, lui venait de s’y baigner, de s’y retremper. ‘“’ ‘ Qui m’en empêche’ ? ” se dit-il avec un mouvement de jubilation encore inconnu, très trouble ? ‘“’ ‘ Les ponts sont coupés. Je suis seul ici. ’ ‘Je fais ce que je veux’ ‘ ”’ 723. Cet isolement n’est nullement celui de la conscience solipsiste de Descartes qui a besoin de déduire l’existence du monde, sans pouvoir l’éprouver dans une certitude immédiate révélée dans la perception. Il s’agit au contraire d’une pure conscience de soi qui coïncide avec l’appel et la proximité du monde, et qui sait de surcroît qu’il lui suffit de vouloir répondre à cet appel pour se retremper aussitôt dans ce même monde.

Dès lors, le moi est dilaté d’une joie intense, profonde et absolue qui tire sa force de son imprévisible nouveauté et du trouble ennivrant qu’elle diffuse aussitôt dans la pensée de Grange. La vraie jouissance d’être n’est pas la possession, mais le miracle d’une offrande inattendue, le constat d’une commune présence de l’homme et de ce qui l’entoure. Elle consiste en un pur retour du sujet délesté de toutes les pesanteurs et contingences, dans la pleine immanence atemporelle, comme en témoigne ce passage de la page 114, dans lequel Grange s’avance sur le chemin au milieu de la forêt : ‘“’ ‘ Il se mit à siffloter et retira son casque ; il le balançait à côté de lui par la jugulaire à la façon d’un panier ; de temps à autres il touchait la crosse de son pistolet dans l’étui qu’il avait débouclé ; tout sentiment de danger s’était volatilisé, mais le contact de l’arme lui rafraîchissait les doigts ; il aiguisait le sentiment étrange qu’il avait besoin de se suffire, de tout porter avec lui’ ”.

Malgré les apparences, ce passage diffère beaucoup du retour sous la pluie, lorsque Grange, enfermé dans la pluie et la brume, a le sentiment de ne plus être qu’un ‘“’ ‘ petit halo de conscience tiède’ ” portant tout ce qu’il a avec lui, de sorte qu’à ‘“’ ‘ vingt pas, le monde redevenait obscur’ ”724. Ici, bien au contraire, ‘“’ ‘ le monde s’entr’ouvrait doucement au fil de son chemin comme un gué ”’ 725. Un peu plus loin l’aspirant va même jusqu’à penser : ‘“’ ‘ Il n’y aurait qu’à aller...’ ”726. Dès lors, l’enjeu majeur de la conscience rénovée, nomade et jubilante change de sens. Il ne s’agit plus de retourner à l’état élémentaire, mais de participer au monde en circulant librement en lui, au-delà de la substance historique. La conscience d’être en ce monde, dans la présence effective, se mesure dans les actes infimes que sont les perceptions. Balancer son casque comme un panier – ce qui donne à croire que l’aspirant est parti cueillir des fraises des bois plutôt qu’inspecter le secteur – toucher la crosse de son pistolet et puiser au contact de sa fraîcheur la certitude d’une appartenance à soi-même, tels sont les modes de cette conscience jouissance qui se connaît par l’intuition de son autonomie sensible. C’est un vrai cogito qui s’en dégage, mais il n’a guère à voir avec le modèle cartésien : ‘“’ ‘ Je suis seul ici. ’ ‘Je fais ce que je veux’ ”. L’ici est évidemment fondamental, car il définit le sujet comme une présence, une position, ou comme on le présupposait dans l’introduction de ce chapitre, un être avec le monde. C’est un cogito d’immanence.

Ce cogito qui donne le “ je ” par l’ici même n’est en rien le “ Dasein ” heideggerien, car, comme on l’a dit précédemment, l’ouverture à soi-même et au monde ne vise aucun mystère ontologique. Grange n’est pas un “ berger de l’Etre ”, il fait justement ce qu’il veut, et ce principe d’indépendance suffit à assurer la spécificité de l’expérience qu’il vit sur le chemin des hautes Falizes. Une série de constats vient saluer et accomplir cette relation de l’être-au-monde qu’il parcourt. La face de la terre s’offre alors, non comme contemplation d’un panorama, mais dans l’évidence nommée des êtres naturels : ‘“’ ‘ la forêt...pensa-t-il encore. Je suis dans la forêt ”’ 727 ; ‘“’ ‘ des fougères-aigle, pensa Grange – ce sont des fougères aigles’ ”728 ; ‘“’ ‘ je suis bien là...’ ”729.

On voit ici tout ce qui distingue le héros de Julien Gracq du personnage de Georges dans La Route des Flandres de Claude Simon, et, au-delà, ce qui donne à l’expérience de l’être-au-monde sur fond d’Histoire, chez chacun des deux écrivains une valeur si différente, en dépit des analogies qu’on ne peut manquer de relever. La beauté du paysage printanier apparaît aux yeux de Georges comme un spectacle absurde dont la mort et ses manifestations matérielles est le contrepoint révélateur : ‘“’ ‘ (...) les pneus crevés se consumant lentement exhalant cette puanteur de caoutchouc cramé la mauvaise puanteur de la guerre suspendue dans l’éclatant après-midi de printemps’ ”730.

Plus loin, dans la seconde partie du roman, Georges se trouve allongé au sol non loin de d’une sentinelle ennemie et aperçoit l’herbe à hauteur de ses yeux : ‘“’ ‘ (...) c’était l’étroite bande horizontale à quoi, pour lui, se réduisait à présent le monde, limitée en haut par la visière du casque, en bas par l’entrecroisement des brins d’herbe du fossé juste devant ses yeux, flous, puis plus nets, puis non plus des brins d’herbe : une tache verte dans le vert crépuscule, allant se rétrécissant puis cessant à l’endroit où le chemin empierré débouchait sur la route, puis les pavés de la route et les deux bottes noires, soigneusement cirées, de la sentinelle ”’ 731. Il y a bien là une expérience de l’immanence, un retour au degré zéro du sol que Georges n’oubliera pas, une expérience phénoménologique, elle aussi, de la présence au monde immédiat, et que vient cadrer la guerre à travers les images de l’horizon réduit, de la visière du casque et des bottes de la sentinelle. Mais cette vision n’a rien de la liberté pure qui permet à Grange de sortir littéralement de la guerre, en s’aventurant hors de la maison forte, et de marcher dans la forêt, en état d’éblouissement.

Ainsi, tandis que Grange a retiré son casque et marche en nommant intérieurement des êtres, Georges, muet et figé, symboliquement écrasé au sol, au fond du fossé, par la situation d’extrême péril dans laquelle il se trouve, ne perçoit que des présences élémentaires dont l’image se modifie selon la visée de son regard. Il n’y a pas d’identités végétales, mais seulement ‘“’ ‘ des brins d’herbe’ ”. Le retour à l’immanence reste prosaïque et il est entièrement associé au danger. D’une façon plus générale, on pourrait dire que ce qui distingue les deux personnages est aussi l’opposition entre l’écrasement horizontal qui relie Georges à la terre, comme un animal tapis dans le fossé, ou le corps d’un soldat mort, et l’ouverture, semble-t-il indéfinie, des perspectives forestières devant le marcheur que devient Grange. Georges n’appréhende le chemin que dans sa matérialité, tandis que Grange l’emprunte comme une voie mystérieuse donnant accès à un royaume magique : ‘“’ ‘ De ce côté, où la forêt poussait plus haute, les ombres couvraient déjà le chemin, mais au-delà de la futaie, l’allée continuait, ensoleillée, glorieuse, plus invitante dans sa fuite douce que tout au monde’ ”732. L’ensemble des constats nominalistes de l’aspirant se résume sans doute dans cette formule de la page 114 : ‘“’ ‘ Je suis peut-être de l’autre côté, songea-t-il avec un frisson de pur bien-être , jamais il ne s’était senti avec lui-même dans une telle intimité’ ”. C’est là tout ce qui distingue Grange de Georges, lequel se tient au contraire dans l’en-deçà, auprès des choses et de leur matérialité ordinaire, sous la menace de lisière infranchissable qu’est la route gardée par la sentinelle

On retrouve dans l’attitude de Grange quelque chose de la logique qui pousse Aldo à franchir la ligne rouge interdite et à cingler vers le Farghestan. Cependant, les situations des deux personnages ne se superposent pas. L’autre côté révèle bien à Aldo la présence réelle d’une terre inconnue, mais il se contente d’en percevoir à distance les signes sensibles, il reste en face-à-face, malgré sa tentative de précipiter le Redoutable sur la rive. L’autre côté a pour Grange une valeur différente, car le franchissement magique permet à l’aspirant de rejoindre la terre ‘“’ ‘ belle et pure comme après le déluge ”’ 733, et non de rester seulement en vue du monde désiré. On voit alors combien l’autre côté ne vise nulle transcendance, mais seulement cette terre qui ‘“’ ‘ s’ensauvageait, toute rajeunie d’un parfum d’herbe haute et de campement nocturne, retrouvait l’humeur barbare de se loger au large ; il se faisait un silence frais à l’oreille, (...) : on eût dit que le ciel était plein d’étoiles neuves’ ”734.

Tel est donc le sens des exclamations de Grange devant les êtres naturels. Le langage intérieur qui s’éveille en lui est alors l’attribut spontané d’une vision directe et participative. On pourrait même dire que l’aspirant entrelace l’être avec et le face-à-face, dans une relation inédite qui lui donne accès à la pleine singularité. L’expérience qu’il vit n’est pas seulement celle d’un dépaysement, mais d’une reconnaissance, comme s’il voyait pour la première fois et comprenait par intuition ce qui s’offre à lui. La fin du roman sera d’ailleurs dominée par ce sentiment qui lui fera se dire à lui-même : ‘“’ ‘ Il n’y a rien à attendre de plus. Rien d’autre. Je suis revenu ”’ 735. Il pourrait alors ajouter ces paroles que Paul Klee : ‘“’ ‘ Je suis insaisissable dans l’immanence ’”736. sans doute, ce retour s’achève-t-il dans un sommeil ambigu entre coïncidence avec l’étendue nocturne des Falizes désertes et l’éventualité de la mort, mais comme l’a souvent dit l’auteur, les dernières lignes du Balcon referment l’aventure plutôt qu’elles n’annoncent vraiment la mort de l’aspirant. Le texte lui-même suggère cette lecture : ‘“’ ‘ Il n’éprouvait qu’un sentiment de vide dans la tête et de fraîcheur aux tempes, qui était le bord presque attrayant de l’évanouissement, et – déjà au-delà – une détente, un allégement, qui était le sentiment de la page tournée et de la journée finie ’”737.

Tout semble indiquer ici que le personnage va s’endormir, non dans la mort mais du sommeil de l’homme qui a parcouru tout le cycle du jour, ou encore celui du livre qui a mis en scène son aventure. Si telle était le cas, la fin du Balcon en forêt ne serait pas sans ressemblance avec un procédé d’écriture cher à Nabokov, et qui consiste à effacer progressivement les personnages et le décor, dans l’épilogue ou dans la dernière page de leur “ roman. C’est par exemple le cas dans Le Don, Lorsque Fiodor s’éloigne dans les rues de Berlin en compagnie de Zina : ‘“’ ‘ Quand je marche avec toi, comme ça, si lentement, et que je te tiens par l’épaule, tout vacille légèrement, ma tête bourdonne, et j’ai envie de traîner les pieds ; mon soulier gauche se détache de mon talon, nous rampons, nous flânons, nous nous estompons dans un brouillard – maintenant nous avons presque complètement fondu’... ”738. Cet ultime effacement marque admirablement la véritable aspiration de Grange : sortir de l’Histoire, de même que, se repliant au sein de son intimité assoupie, à l’intérieur de la maison de Mona cernée d’arbres et de jardin, comme une fleur d’immanence, il quitte le corps de langage racontant sa propre histoire.

Notes
714.

Elizabeth Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction, Le Domaine des marges de Julien Gracq, Collection Archives des Lettres modernes, Minard, Paris, 1981, p.34.

715.

Lettrines, op. cit., p.293.

716.

Liberté grande, op. cit., PI, p.319.

717.

Un balcon en forêt, op. cit., PII, p.99.

718.

Id., p.99-100.

719.

Ibid., p.113-114.

720.

Jean-Christophe Bailly, Le Propre du Langage, Seuil, Paris, 1997, p.232.

721.

Ernst Jünger, Jardins et Routes, (Journal 1939-1940), Collection Biblio, Le Livre de Poche, Paris, 1979. Voici par exemple ce qu’écrit l’auteur, quelques jours avant le début de l’attaque allemande, en date du 28 avril 1940 : “Dans le Hardt, où s’est encore conservé un souffle de l’antique solitude des forêts. Orages, avec éclairs et soleil, tournoiement des pics, près et loi. Un pic mar est passé au-dessus de moi alors que j’étais étendu sur la mousse d’une clairière de chênes, et il monta en spirale le long d’un vieux tronc d’arbre”, p.165.

722.

Un balcon en forêt, op. cit., p.112.

723.

Id., p.113.

724.

Ibid., p.26.

725.

Ibid., p.114.

726.

Ibid., p.115.

727.

Ibid., p.114.

728.

Ibid., p.111.

729.

Ibid., p.132.

730.

Claude Simon, La Route des Flandres, Minuit, Paris,1960, p.12.

731.

Id., p.227.

732.

Un balcon en forêt, op. cit., p.115.

733.

Id., p.113-114.

734.

Ibid., p.100.

735.

Ibid., p.136.

736.

Paul Klee, Journal, p.99.

737.

Un balcon en forêt, op. cit., p.128.

738.

Vladimir Nabokov, Le Don, Collection Folio Gallimard, Paris 1967, p.540.