5) Sur le chemin d’immanence de l’Histoire en désagrégation

La Route est le dernier récit dans lequel Julien Gracq met en fiction la substance de l’Histoire. Le Roi Cophetua, fait certes appel à une présence de la temporalité historique, mais celle-ci n’occupe cependant pas une place centrale que La Route lui réserve au contraire. Par la suite, Julien Gracq fera allusion à sa propre expérience de la guerre, notamment dans Lettrines ou les Carnets du grand chemin, reprenant dans plusieurs versions successives le récit de son expérience de soldat pendant la campagne de mai et juin 40, mais, contrairement à Claude Simon,qui propose lui aussi plusieurs version successives des mêmes épisodes militaires, il n’inscrit pas sa propre expérience de combattant à l’intérieur de romans, et n’en confie pas le contenu à des personnages.

La Route, fragment d’un roman jamais achevé, unique ruine prélevée par l’auteur de ce texte inconnu, propose quant à elle une autre version de l’expérience de l’immanence par l’intermédiaire de l’Histoire. Contrairement à Aldo ou Grange, le narrateur ne vit aucun divorce intérieur. La plongée dans le monde immédiat s’effectue en simultanéité avec l’expérience d’un écroulement historique. Le texte est donc celui d’un cheminement en érosion : voyage à travers le monde retrouvant sa sauvagerie perdue, voyage à travers une Histoire régressive où le tissu du Royaume et de ses paysages se désagrège. Pour une fois, l’Histoire, en atteingant cette phase ultime d’un mouvement de décadence cesse d’enfermer l’homme dans un monde figé ou de le menacer d’une terrible catastrophe, pour se fondre presque naturellement dans une temporalité anhistorique.

Dès l’incipit, le mouvement du voyage est déjà engagé. Le passé simple, ‘“’ ‘ Ce fut ”’ 739 occupe ici la place du traditionnel “ Il était une fois ” par lequel commencent les contes. Il situe d’emblée l’origine de la pérégrination dans l’en-deçà du texte. Quelque chose, qui est la probable dissolution de la structure du Royaume, est déjà accompli, de sorte que le passé simple est ici celui d’une temporalité historique révolue. Il raconte, non pas un commencement, mais le mouvement final d’un processus de dissolution déjà inéluctable. L’indication temporelle, ‘“’ ‘ dix jours après avoir franchi la Crête ’”740 ne se contente pas de préciser la durée du parcours déjà effectué ; elle la reporte dans l’indéfini de l’espace et du temps, le premier jour de ce décompte n’étant nullement celui du départ effectif, mais celui du passage d’un seuil géographique identifié par le toponyme ‘“’ ‘ la Crête’ ”. L’incertitude du narrateur, “ si je me souviens bien ” renforce encore cette impression d’étirement temporel et participe également de cette poétique de la dissolution de l’Histoire en elle-même, selon son propre mouvement de douce entropie. Les durées ne participent plus de cette totalité organisée qu’est le calendrier du récit historique ; déjà la mémoire subjective, qui est le degré élémentaire de toute archive, commence à vaciller.

En outre, le toponyme “ la Crête ” suggère l’arrière plan d’un espace que rien ne permet au lecteur de se représenter, qu’il s’agisse de sa structure interne ou de son étendue. La béance originelle de La Route est même un cas particulier dans l’oeuvre de Julien Gracq. Contrairement à la principauté d’Orsenna, le royaume n’est pas encadré dans une représentation par description. Il n’a pas d’autre nom que celui de sa forme politique mortellement atteinte et n’est donc déjà plus dans le langage qu’une coquille vide. Nul espace-temps ne vient cristalliser dans la géographie des régions traversées, comme c’était le cas des territoires reliant Orsenna aux Syrtes.

La vacuité de cet espace originaire se reflète donc aussi bien dans l’anonymat des personnages que dans la toponymie dépourvue de toute saveur anecdotique capable de mobiliser l’instinct cartographique du lecteur. C’est ainsi qu’à lui seul, le nom des Syrtes est riche de références historiques et géographiques qui retentissent aussitôt sur la représentation du paysage imaginaire crée par Julien Gracq. Les toponymes répartis au fil du texte, ‘“’ ‘ La Crête’ ”, ‘“’ ‘ le Perré’ ”, plus loin ‘“’ ‘ Les Marches ’”, ‘“’ ‘ le Royaume’ ” et ‘“’ ‘ la Montagne’ ”, ne permettent pas d’organiser l’image d’un espace clos nettement individualisé, en raison même de leur nature de noms communs ‘“’ ‘ haussés par une majuscule au rang de noms propres’ ”741, selon l’ expression employée par Bernhild Boie. L’indétermnation des personnages et des lieux qu’ils traversent exprime elle-même la situation de catastrophe historique à laquelle ils se trouvent confrontés, de sorte que le seuil du texte est à l’image de ce qu’il dit, incomplet, indéfini, tendu entre deux vides.

Dès l’incipit, la petite troupe franchit ou a déjà franchi une succession de seuils. La Crête n’est sans doute pas le premier de ces ponts de passage. Dans cette phrase d’ouverture, le Perré occupe à bien des égards une position particulière. Il est d’abord un but atteint dix jours après le franchissement de la Crête. Mais il a également valeur de seuil : ‘“’ ‘ nous atteignîmes l’entrée du Perré’ ”742 écrit le narrateur. De fait, la position du mot ‘“’ ‘ Perré’ ” à la césure de la phrase est significative. Au-delà du point virgule, c’est bien la Route qui se déploie à la manière d’un panorama: ‘“’ ‘ l’étroit chemin pavé qui conduisait sur des centaines de lieues de la lisière des Marches aux passes du Mont-Harbré’ ”743.

Chemin des lisières et des frontières indéfinies, joignant les confins aux lointains, la Route n’est qu’un ‘“’ ‘ étroit chemin pavé’ ” : ainsi réunit-elle les signes de la civilisation et de la primitivité dans une sorte d’emblème du texte auquel elle donne son nom. Le mot Perré lui-même fait jouer plusieurs sens qui intéressent directement le récit. Comme le précise Bernhild Boie, : ‘“’ ‘ Au sens propre, le ’ ‘“’ ‘ perré ” est un revêtement de pierres sèches, destiné à prévenir l’éboulement d’un talus ou d’un remblai. Le mot est employé ici par extension pour désigner le ruban pavé d’une chaussée ; il est aussi devenu le nom propre qui qualifie la route’ ”744. Une telle condensation de significations nous donne à lire d’avance tout l’enjeu poétique de la nouvelle. En outre, la position de la seconde proposition derrière le nom Perré donne au lecteur le sentiment de lire une sorte de définition valant pour ce récit particulier et sur laquelle, les choses étant ainsi fixées il n’y aura plus lieu de revenir.

Une troisième proposition vient cependant la compléter au-delà d’un tiret. La Route y devient une ‘“’ ‘ dernière ligne de vie’ ”. Une telle affirmation mérite l’attention du lecteur. Elle énonce en effet une véritable loi de l’imaginaire gracquien. Les routes et les chemins ne sont jamais de simples voies d’accès et de circulation donnant la possibilité d’aller d’un point à l’autre, mais sont toujours intimement liés aux puissances opposées de la vie et de la mort, du temps collectif et de la conscience subjective du monde immédiat. Le plus souvent l’opposition de ces puissances s’exerce simultanément grâce aux axes de communication. Le matériau lui-même dans lequel sont construits ces axes, témoigne systématiquement de cet affrontement. C’est justement le cas de la Route qui est ici l’ultime liaison vitale entre les parties menacées et séparées du Royaume. Bien davantage encore, elle est elle-même une sorte de puissance vitale qui se reconstitue sans cesse à partir de ses fragments dissociés, à la manière des serpents et des dragons des mythes. Le participe passé “ tronçonné ” contribue à cette impression que la seconde phrase confirmera ensuite en faisant allusion au serpentement de la route. Cette troisième proposition exprime d’ailleurs syntaxiquement ce processus de rupture et de suture grâce à l’usage des virgules, aux éléments détachés les uns des autres en autant de sous-propositions indépendantes, et à un singulier emploi des verbes. Ces derniers sont placés et conjugués de telle manière que la proposition semble presque nominale. Les participe passé “ tronçonnée ” et “ ressoudée sont en effet isolés du sujet au point qu’il paraisse lui être étrangers, tandis que le rejet de la proposition relative “ qui joignait ” produit le même effet d’autonomisation, à l’image d’un espace-temps concret qui perd son unité linéaire et retrouve sa sauvagerie immémoriale. Le corps tronçonné de la route est en effet semblable à celui du Royaume, semblable encore à la continuité temporelle menacée par l’effondrement et la plongée dans la barbarie. L’ensemble des atténuations introduites dans ce dernier élément de la phrase conteste d’ailleurs intérieurement la liaison renaissante entre les différents points du Royaume. Enfin, l’allongement qui en résulte correspond parfaitement à celui de la trajectoire du Perré vers l’horizon lointain de la Montagne.

Le second paragraphe qui s’ouvre avec la deuxième phrase appartient encore au prologue. Le trajet de la Route se trouve alors requalifié comme celui d’une mémoire qui déroule à nouveau, mais une mémoire qui ne se relie plus qu’à la chronique d’un cheminement fasciné : ‘“’ ‘ L’étrange - l’inquiétante route’ ”745. Cette relation de la Route et de la mémoire s’exprime selon deux modes. D’une part, la Route conditionne la possibilité du souvenir : ‘“’ ‘ Quand bien même tout s’effacerait’ ” autour d’elle, elle ‘“’ ‘ creuserait encore sa trace dans mémoire’ ”, écrit le narrateur. Tel le diamant rayant la vitre, elle manifeste et signifie la présence d’un ordre humain au milieu du chaos naturel. De même elle aimante autour d’elle le chaos du souvenir et lui donne une forme durable. Elle enroule et déroule d’autre part l’espace concret qu’elle sauve de l’oubli. Véritable fil d’Ariane du Royaume en voie de disparition, elle permet de rattacher ses éléments épars les uns aux autres et d’en restituer certains détails. ‘“’ ‘ A travers trois cents lieues de pays confus, courant seul, sans noeuds, sans attaches, un fil mince étiré, blanchi de soleil, pourri de feuilles mortes’ ”, le grand chemin ‘“’ ‘ déroule dans mon souvenir la traînée phosphorescente d’un sentier où le pied tâtonne entre les herbes par une nuit de lune’ ”746.

Bien que précaire, ce pouvoir de conservation assure donc à la Route une valeur talismanique ; en orientant le pas, en maintenant la mémoire, en rassemblant les membres séparés du grand corps du Royaume, elle sauve partiellement et momentanément de l’indifférenciation et de la folie. C’est pourquoi, par endroits, le soubassement de la chaussée domine le paysage environnant, ainsi que le précise un peu plus loin le narrateur. Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle les souvenirs du narrateur se rassemblent dans l’image dominante de la nuit : ‘“’ ‘ comme si, entre ses berges de nuit, je l’avais’ ” suivie ‘“’ ‘ d’un bout à l’autre à travers un interminable bois noir ”’ 747.

On comprend mieux pourquoi la Route est désignée comme une matérialisation de l’inquiétante étrangeté. Bien qu’elle soit une ligne de vie, elle n’est pas l’instrument d’un insouciant vagabondage, ni davantage celui d’une mystérieuse rencontre avec les visages de la terre. C’est un chemin de désastre et d’angoisse dans lequel on s’engage ‘“’ ‘ comme on s’embarque sur la mer’ ”748. Dès lors, le prologue n’est pas le récit d’un itinéraire préliminaire, préparant une action, introduisant à une “ histoire ” : il est bien davantage l’itinéraire d’approche de la mémoire et de la narration, une plongée dans un monde à peine différencié qui propose une expérience angoissante. Les nombreux seuils géographiques qu’il faut franchir dès le début du texte, l’invocation récurrente des souvenirs : ‘“’ ‘ creuserait encore dans ma mémoire ’”, ‘“’ ‘ il déroule dans ma mémoire ’”, la répétition des actes inauguraux : “ On s’engageait ”, “ Il commençait bizarrement ”, l’indiquent clairement.

De même, la manière dont le troisième paragraphe revient sur l’origine indécise du chemin ‘“’ ‘ au coeur d’un clairière d’herbes, dans l’intervalle formé par deux lisières de forêts ”’, montre qu’à l’évidence, le texte est à lui-même son propre acheminement. Pareille construction ne doit pas surprendre si l’on songe que La Route est finalement le fragment détaché d’un manuscrit jamais achevé. Elle signifie aussi un enlacement étroit entre le vecteur d’Histoire que fut autrefois le chemin, et le monde immédiat qu’il ouvre désormais aux pas des marcheurs.

Pour angoissante qu’elle est, l’expérience ne se révèle pas moins exaltante. Elle est celle d’un monde qui retrouve un dynamisme inattendu, du fait d’être plongé dans un état de régression : ‘“’ ‘ Puis, à mesure qu’on s’enfonçait davantage dans les solitudes confuses, même ces petits craquements humains de chemin creux mouraient, et après le grand vide blanc de la journée, dans le chien et loup du crépuscule, c’étaient les bêtes libres qui prenaient là un dernier relais, car cette éclaircie dans les bois leur semblait familière et commode, surtout à celles qui voyagent et vont loin ; souvent on entendait, derrière le proche tournant le galop d’une harde sur les pierres’ ”749. Cette longue phrase mesure en elle-même le processus qui s’accomplit. Il s’agit bien d’une véritable désorientation horizontale, à l’image de la pérégrination rapportée, plutôt que racontée. Une série d’images dialectiques exprimant la pliure de l’Histoire s’inversant en sauvagerie immémoriale l’organise. Ce sont d’abord les images du vide et de la lumière, contaminées par celles des bêtes dans l’expression ‘“’ ‘ chien et loup’ ”. La journée est ‘“’ ‘ une vide blanc’ ” car rien ne vient la scander selon les rythmes d’une existence structurée socialement. Mais ce vide auquel correspond l’idée de mort et l’image du crépuscule, devient une “ éclaircie ”. On passe ainsi insensiblement, à travers les images lumineuses et animales de la mort à une autre vie, du domestique au sauvage.

En effet, une autre série d’images oppose implicitement l’usage humain de la Route, sa destination originelle, et sa nouvelle fonction de trace permettant aux animaux de circuler plus aisément. La Route n’est plus alors l’axe des voyages, mais le moyen de déplacements et de migrations animales dont les orientations ne sont plus celles de la civilisation, mais de la primitivité, comme l’image des hardes l’exprime clairement. Enfin, l’imparfait à peine descriptif flotte en dehors de toute ligne de narrativité, à l’image de la Route détachée de ce véritable sol qu’est le sol symbolique de la civilisation. Le temps chronologique demeure toujours imprécis, et le deviendra de plus en plus au fur et à mesure que le texte avancera. Cette expérience, loin de fournir la matière d’une nostalgie, éveille au contraire une affectivité vitale depuis longtemps enfouie : ‘“’ ‘ (...) et alors on avançait le coeur battant un peu dans la lumière plus fine : on eût dit que soudain la Route ensauvagée, crépue d’herbe, avec ses pavés sombrés dans les orties, les épines noires, les prunelliers, mêlait les temps plutôt qu’elle ne traversait le pays, et que peut-être elle allait déboucher, dans le clair-obscur de hallier qui sentait le poil mouillé et l’herbe fraîche, sur une de ces clairières où les bêtes parlaient aux hommes’ ”750. De toute évidence, le jaillissement du monde animal s’emparant de ce qui fut la matérialisation par excellence de l’humanité historique, provoque un émoi fasciné qui n’est plus de l’ordre de l’inquiétante étrangeté. Comme chaque fois que, dans l’oeuvre de Julien Gracq, l’Histoire semble se dissoudre, ou perdre son caractère de chape, le monde est affecté d’un rajeunissement immédiat qui séduit la conscience nomade. La lumière est “ plus fine ” et accueille un piéton au “ coeur battant ” qui trouve en elle un abri et le lieu d’une révélation, une matière ductile et souple où s’engage son pas.

La Route est alors personnifiée et fait songer à quelque divinité forestière ‘“’ ‘ crépue d’herbe’ ”qu’elle est. L’épithète “ ensauvagée ” participe de cette métamorphose animiste. Michel Murat accorde à cette épithète souvent reprise par Julien Gracq une analyse intéressante qui en dévoile la signification plus profonde que celle d’une simple retour à la sauvagerie violente. Selon Michel Murat, un terme comme celui-ci établit ce qu’il nomme “ une dérivation ” capable d’inventer ‘“’ ‘ une seconde nature ”’ 751. Cette seconde nature est celle d’un déplacement vers l’immémorial qui détourne le culturel, l’inverse et le renvoie aux strates profondes d’un passé détaché des habitudes et des modes de penser humains : ‘“’ ‘ Elle nous conduit à travers le langage, et ce trajet semble une matérialisation du temps. Le processus libre de tout agent (la forme pronominale l’atteste) est saisi du côté de son accomplissement, comme une pure durée en devenir. La sédimentation reste parfaitement lisible ; elle laisse même transparaître ici la forêt (silva) originelle’ ”752.

Ce devenir ensauvagé se marque non seulement dans le terme de dérivation et la forme de son usage, dans l’état d’apesanteur temporelle où flotte ici l’imparfait ; il s’exprime encore dans le travail de reconquête diffuse de la chaussée par la végétation. Un futur et un passé viennent s’y croiser, le futur de la forêt qui reprend ses droits, le passé de l’Histoire révolue et de la Route progressivement détruite par les plantes de ruines et de terrains vagues. On comprend alors que l’orientation spatiale défaite cède la place à un noeud temporel brouillant les durées. L’exaltation du narrateur vient justement de là. Le temps cesse d’être l’inflexible flèche du comptage abstrait tel que le pratique la science historique, pour coïncider avec un pur devenir de temps mélangés.

C’est dire que l’objet de cette fascination n’est autre que le tremblement de temps incertain où se désagrège le sévère battement de la durée historique et commence le présent d’immanence mobile de l’immémorial. De la même manière, Julien Gracq dira plus tard, dans La Forme d’une ville, sa fascination des espaces brouillés par excellence que sont les terrains vagues, ou encore le parc d’Hampstead se confondant progressivement avec la lande et servant d’abri aux couples illégitimes. Il s’agit bien là d’un renversement des temps abolissant la solidité de liens spatiaux. La Route débouche en effet, non dans un lieu mais une temporalité mythique, celle des “ clairières où les bêtes parlaient aux hommes ”.

C’est encore le temps mythique du monde des contes, de la terre ‘“’ ‘ belle et pure comme après le déluge ’”753 qui séduit Grange dans Un balcon en forêt. Mais ce monde, moins précaire que celui auquel s’identifie l’aspirant est au contraire promesse d’une véritable seconde vie, comme en témoigne l’apparition des groupes d’hommes ‘“’ ‘ à demi chasseurs, à demi pillards (dont) on était surpris de sentir à travers leur propos avec combien peu de regrets ils avaient pris congé de la vie ancienne et confortable, et s’ébattaient maintenant au large, un peu étourdis de leur liberté, sur un sol lissé de neuf ”’ 754. Cette humanité régénérée se trouve ainsi engagée, non plus dans le jeu social des activités et des hiérarchies sédentaires, mais dans une fondamentale et bienheureuse ambivalence nomade. Les hommes s’ébattent, comme le feraient des animaux venant d’être libérés d’une cage. Le texte tisse alors toute un réseau de glissements qui conduisent du monde élémentaire à l’animal en passant par l’homme, exprimant ainsi la connexion retrouvée et la participation réciproque des puissances vitales : ‘“’ ‘ Ici, la terre avait reverdi, elle s’ébrouait, le poil frais, toute nette des écorchures de ses vieilles sangles desserrées, et l’homme aussi rajeunissait, lâché dans la brume comme un cheval entier, ragaillardi de marcher sur la terre sans rides comme sur une grève à peine ressuyée de la mer’ 755.

A ce rajeunissement de la puissance vitale correspond enfin l’apparition des femmes désengagées de toute attache et toute appartenance. L’érotisme qui en découle n’est plus celui des règles sociales, mais d’une autonomie absolue où l’humain et l’animal ne sont plus en contradiction, ni liés par la résorption du premier dans le second, mais plutôt une continuité entre les règnes : ‘“’ ‘ (...) la seule coquetterie qu’elles avaient c’était de toujours choisir – une bouche cherchait votre bouche dans le noir avec une confiance têtue de bête douce ’”756. Le texte propose donc la vision d’une humanité libérée sans grand soir, sans accomplissement historique délibéré, mais plutôt, grâce à l’effacement de l’Histoire dans une intemporalité utopique où barbarie, douceur, animalité, jeunesse tellurique et végétale communiquent les unes avec les autres comme autant de figures élémentaires d’un même devenir spatio-temporel. L’homme animalisé et végétalisé y redevient alors, un être de surnature immanente, à l’image de ces femmes, ‘“’ ‘ ces bacchantes inapaisées dont le désir essayait de balbutier une autre langues - moitié courtisanes, moitié sybilles ’”757.

Notes
739.

La Route, PII, p.405.

740.

Id., p.405.

741.

Notice de La Route, p.1412.

742.

La Route, op. cit., p.405

743.

Id., p.405.

744.

Notice de La Route, op. cit., p.1413.

745.

La Route, op. cit., p.405.

746.

Id., p.405.

747.

Ibid., p.405.

748.

Ibid., p.405.

749.

Ibid., p.407.

750.

La Route, op. cit., p.407.

751.

Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.119.

752.

Id., p.119.

753.

Un Balcon en forêt, op. cit., p.114.

754.

La Route, op. cit., p.413.

755.

Id., p.413.

756.

Id., p.415.

757.

Ibid., p.416.