Conclusion de la deuxième partie

L e conception gracquienne de l’Histoire n’est pas plus une philosophie qu’une sociologie, mais une poétique. A l’instar d’Aldo, l’auteur est en effet un ‘“’ ‘ poète de l’événement’ ”758. Cette poétique ne considère pas l’Histoire du seul point de vue de son processus, mais l’enracine dans une géographie. Géographie du paysage-histoire, géographie du lieu comme “ théâtre d’un événement, passé ou possible759. Toutefois, si le monde est toujours matière où l’événement peut surgir et se déployer, il n’en est pas le simple théâtre comme l’affirme ici Michel Murat. Il serait sans doute plus juste de dire que la géographie est le milieu de la manifestation historique, comme le laisse entendre la notion de paysage-histoire. Cette dimension se double d’un noyau de mythe qui arrache l’événement au seul réseau des causes socio-politiques ou économiques, dont Julien Gracq a certes conscience, lorsqu’il présente par exemple le tableau de la vie nantaise de l’entre deux guerres dans La Forme d’une ville. En effet, l’Histoire n’est pas seulement la “ bataille d’hommes ” dont parle Rimbaud, ni ‘“’ ‘ La danse tragique, vaine, des personnages (qui glissent) sur la surface de la planète comme sur l’oeil éteint d’un dieu mort’ ”760.

Bien au contraire, elle est elle-même reliée au monde, autant que la conscience, et c’est en cela, sans doute qu’elle participe du mythe. Car, à l’image des considérations de Grange devant la forêt des Falizes, ou de Julien Gracq lui-même dans son entretien avec Jean-Louis Tissier, ou les Carnets du grand chemin, l’Histoire est aussi la résultante d’une dialectique du lieu et des circonstances. Elle appartient comme un rêve aux paysages qui lui ont permis d’éclore, s’y maintient à l’état de mémoire sur le mode paradoxal de l’immémorial, c’est-à-dire de la rêverie ; elle y affleure de nouveau comme pressentiment du possible ou de l’inéluctable, et l’on peut dire à cet égard qu’elle participe d’une ‘“’ ‘ éternelle imminence’ ”761, selon le mot d’Ariel Denis. Dès lors, l’Histoire apparaît comme le centre d’une dialectique de la subjectivité et du monde, où sa substance n’est rien d’autre que le croisement des motifs humains, y compris ceux de l’imaginaire, surtout ceux de l’imaginaire, et du réel, tel que le rencontre et le construit ce même imaginaire.

La conception gracquienne de la manifestation historique est sur ce point d’inspiration surréaliste, et non redevable de la seule compétence professionnelle de l’historien qu’est par ailleurs Julien Gracq. Ainsi, l’événement et son inscription dans le monde font essentiellement l’objet d’une appréhension subjective qui permet d’en qualifier le caractère concret, attitude qui relève également de la logique du Surréalisme, mais encore de cette phénoménologie latente qu’on a pu remarquer dans l’oeuvre de Julien Gracq. On le constate par exemple au début de La nuit des ivrognes, lorsque l’auteur écrit : ‘“’ ‘ Le souvenir que j’ai gardé de Dunkerque est beaucoup plus fantasmagorique encore que sinistre’ ”762. De la même manière, la conscience vécue de l’événement en cours d’effectuation n’est guidée, ni par la représentation théorique d’une stratégie, ni par une idéologie politique de l’appartenance et de l’adversité – ce qui n’empêche pas Julien Gracq d’appartenir à un camp et de nourrir une vision parfaitement lucide de l’enjeu, contrairement à d’autres, par exemple aux écrivains pacifistes comme Jean Giono – mais par la seule dérive de la subjectivité mise en mouvement. L’angoisse devient alors une sorte de fantasmagorie.

C’est notamment le cas au moment où l’auteur, qui vient à peine de débarquer à Gravelines, apprend la mort du général de brigade : “ Nous n’avions pas encore entendu un coup de fusil. Je me trouvais peu sensible à ces malheurs inattendus des immortels, mais l’amiral Nord – nous commencions à raisonner comme des enfants de huit ans – me jeta séance tenante dans une excitation incroyable. Totalement déconcerté par ce nom de guerre insolite, cette infanterie de ligne subornée par un amiral, j’imaginai aussitôt – le souvenir de Jules Verne et des Aventures du capitaine Hatteras aidant beaucoup – un dictateur masqué surgissant au milieu du désastre sur le pont de son navire et montrant du doigt la direction du pôle : ‘“’ ‘ Suivez-moi, je suis l’amiral Nord ”’ 763.

Cette qualification si particulière de l’Histoire par le songe explique que paradoxalement, le monde ne soit pas non plus étouffé en elle, réduit à l’état de simple matériau. Les paysages-histoire ne recouvrent pas l’intégralité de la terre. Ils sont plutôt des phares sombres qui jettent d’inquiétantes et fascinantes lueurs. C’est pourquoi ils peuvent convoquer et laisser se déployer autour d’eux une rêverie inverse, visant à sortir du mouvement linéaire du temps historique et à rejoindre l’immanence, comme dans le cas de Grange. L’Histoire devient ainsi, de manière inattendue, un flottement immémorial où la conscience peut creuser ses propres voies de fuite. Mythique, elle n’est donc pas pour autant une idéologie. C’est en effet que le sujet la détourne et la contourne, autant qu’il le peut et finit, dans une certaine mesure par la vivre en état d’apesanteur. Comme l’écrit Michel Murat : ‘“’ ‘ Chez Gracq, l’enracinement, la thématique végétative de la ’ ‘“’ ‘ plante humaine ” et les fragments d’utopie sociale qui la prolongent représentent l’envers de l’Histoire, sa suspension magique, et non le fondement d’une identité sociale : ni raciale, ni nationale, ni même régionale ou locale. (...) Pour le dire en un mot, Gracq est un anti-Barrès. Il l’est de manière objective, par la structure même de son imaginaire’ ”764.

En effet, la visée et la plongée dans l’immanence ne sont pas un retour à la terre ancestrale dont seraient cultivées les valeurs symboliques. Les thèmes de la révolution nationale et du retour à la terre sont chez lui “ dépaysés ” (de même que sont désappropriés les objets surréalistes ”765. Le monde que vise Grange, celui qui fascine le narrateur de La Route, n’appartiennent en effet à aucune identité close. Ils sont au contraire rendus à l’intemporel et font l’objet d’une traversée, d’un double nomadisme de l’esprit et du corps. C’est bien parce que l’Histoire n’est pas la divinité tutélaire d’une appartenance qu’elle peut être mise en question de manière active par la conscience de celui qui a choisi son moyen de déserter et se projette dans le monde lavé de son poids humain où le cogito d’immanence se retrouve moins qu’il ne surgit, s’invente et se déploie, en dehors de toute politique. L’origine échappe aux déterminations des nations et des peuples ; elle se crée et se déplace.

Cependant, la présence au monde ne se définit pas seulement avec, à côté de, ou contre l’Histoire. Elle est aussi l’aventure de la sensibilité voyageuse qui emprunte les chemins de la terre et pour mieux se rencontrer dans la surprise des paysages, dans la singularité tout à la fois locale et absolue des lieux, si bien que l’être-au-monde devient une expérience de l’un du multiple, une confrontation avec ce que Julien Gracq nomme la “ face de la terre ”, dans sa diversité en étoilement. C’est cette diversité et les modalités de son appréhension qu’il convient désormais à explorer.

Notes
758.

Phulippe Berthier consacre sous ce titre une étude remarquable à la comparaison du Rivage des Syrtes et du Désert des Tartares de Buzzati, dans laquelle il montre que malgré tout ce qui distingue les deux livres, une même appréhension poétique de l’Histoire occupe les deux auteurs et leurs personnages. Voir le Cahier de L’Herne Julien Gracq, op. cit., p.90-104.

759.

Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.26.

760.

Préférences, op. cit., PI, p.876.

761.

Ariel Denis, L’éternelle imminence, Cahier de L’Herne Julien Gracq, op. cit., p.131-138.

762.

Lettrines, op. cit., PII, p.196.

763.

Id., p..196.

764.

Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.26-27.

765.

Id., p.27.