Troisième partie : la face multiple de la terre

Introduction

Si Julien Gracq est géographe de formation et de tempérament, son oeuvre littéraire n’est pour autant jamais soumise à un quelconque impératif géographique qui en déterminerait le sens et la nécessité. Mêmes ceux de ses ouvrages qui semblent se soucier exclusivement de description objectiviste ne se réduisent jamais à une pure recension de sites, de villes et paysages classés dans un album par un professeur de géographie, voyageur amateur. Ainsi, La Forme d’une ville, n’est pas un portrait exhaustif et minutieux de Nantes dans les années vingt, mais bien plutôt la tentative de définir et d’exprimer le terreau nourricier d’une mythologie personnelle, de saisir “ une image ” qui peu à peu ‘“’ ‘ s’enrichissait en moi au long des années, en même temps que s’achevait en elle ma croissance’ ”766.

Aussi précise et assistée de documents cartographiques et de promenades de vérification, soit-elle, cette entreprise ne vise qu’à rassembler les éléments d’une expérience et à représenter ses cheminements et constructions spirituelles en relation avec une ville dont il est dit d’emblée qu’elle était partiellement inaccessible aux libres allées et venues du lycéen : ‘“’ ‘ Je vivais au coeur d’une ville presque davantage imaginée que connue, où je possédais quelques repères solides, où certains itinéraires m’étaient familiers, mais dont la substance, l’odeur même, gardait quelque chose d’exotique : une ville où toutes les perspectives donnaient d’elles-mêmes sur des lointains mal définis, non explorés, un canevas sans rigidité, Perméable plus qu’un autre à la fiction ”’ 767.

De même les paysages des Carnets du grand chemin ne sont nullement des tableautins de genre cherchant à représenter une succession de sites et de terroirs. Effectivement, il ne s’agit pas de collectionner les vues de France, de l’Europe et du monde, dans un atlas à demi scientifique et poétique, ni d’édifier ainsi un monument des grandes ou des petites curiosités géographiques, mais au contraire, de capter une essence qui est à la fois celle d’un lieu, d’une heure et d’une disposition intime du voyageur nomade, comme en témoigne ce passage : ‘“’ ‘ Un matin de septembre, qui devait quelque chose de sa lumière mouillée et de son étincellement au déluge d’orage que j’avais traversé la veille entre Caussade et Cahors ; j’avais pris la route qui va de Fumel à Périgueux ; elle suit pendant longtemps une vallée assez resserrée qui me semblait une vallée perdue de l’Eden ”’ 768. Pour être assez précisément localisé, le site n’a rien de pittoresque. Il se définit avant tout par un instant unique, celui d’une matinée miraculeuse dont la lumière particulière circule à travers tout le texte et guide les impressions du narrateur ; ce n’est qu’ensuite que la toponymie vient le fixer dans un espace réel.

Mais elle subvertit aussitôt les lois de la rigueur géographique : la route ‘“’ ‘ qui va de Fumel à Périgueux ’” passe en effet par ‘“’ ‘ une vallée perdue de l’Eden’ ” qui doit son charme intense à sa relation mystérieuse avec le val de Meuse décrit dans les premières pages du Balcon en forêt, et par-delà, avec la vallée solitaire conduisant au Domaine d’Arnheim. Chacun peut facilement reparcourir la route mentionnée dans ce bref passage, très peu, pour ne pas dire aucun ne voyagera jamais dans cette matinée de septembre dont les chemins mènent à l’Eden. Le paysage gracquien est sans doute partiellement local ; il n’est jamais un écrivain régionaliste ou folkloriste.

La précision avec laquelle Julien Gracq décrit les paysages qu’il observe ou qu’il imagine ne cède jamais à une banale volonté d’exactitude. l’écriture est toujours guidée par une exigence poétique qui déborde la représentation purement objective. Ainsi, la vallée reliant Fumel et Périgueux est identifiée à l’Eden : elle est un paradis terrestre, et non pas simplement comme on pourrait le croire, un site pittoresque dont la beauté serait comparée de manière obligée à celle du jardin biblique. L’oeuvre de Julien Gracq n’envisage donc jamais le monde comme un simple spectacle qu’il suffirait de dépeindre. Julien Gracq cherche au contraire à exprimer la relation intime de l’homme avec le monde, en dehors de toute catégorie préétablie, comme de toute convention. Il s’agit en effet de dévisager la face de la terre. L’expression apparaît dans La Presqu’île, alors que Simon roule en solitaire sur la route de Kergrit et goûte soudain tout le plaisir d’errer dans le paysage vide, étrange et fascinant du Bocage : “ Quand il roulait beaucoup, et dévisageait longtemps la face de la terre, il y avait quelque chose en lui qui chantait toujours un ton au-dessus de l’accompagnement ”769. L’origine de l’expression est incidemment révélée par Gracq lui-même dans l’entretien avec Jean-Louis Tissier : ‘“’ ‘ C’est ’ ‘“’ ‘ la face de la terre ” qui m’intéresse : le mot est de Suess, et je trouve très beau le titre de son ouvrage’ ”770.

On ne sera pas étonné qu’une expression issue d’une autre plume que celle de Gracq se trouve incorporée sans référence au texte d’un récit, comme c’est ici le cas de la face de la terre dans La Presqu’île. Il se peut même que sans la précision donnée par Gracq au cours de l’entretien de 1978, l’idée d’établir un rapport entre l’ouvrage du géographe allemand et cet infime détail du texte de La Presqu’île ne serait venue à personne. C’est en effet qu’une fois de plus, les lois de l’écriture gracquienne soumettent la matière littéraire extérieure, (motifs symboliques, titres, vers, fragments de phrases d’origine romanesque, formules d’auteurs ou sigles philosophiques), à une opération de phagocytose qui ne s’avoue presque jamais comme telle. Bernhild Boie l’a montré en de nombreuses occasions, notamment à propos du Beau ténébreux : seul le bonheur d’un trait d’écriture et son adéquation au texte en cours préoccupe Gracq qui la plupart de temps ne cherche pas souligner explicitement l’emprunt. il ne s’agit par conséquent le plus souvent pour Julien Gracq que de ‘“’ ‘ réactiver au gré de son inspiration et dans des acceptions à sa convenance des formules disponibles dans le langage’ ”771.

Il n’est toutefois nullement indifférent que l’expression utilisée dans La Presqu’île soit justement le titre d’un ouvrage géographique, même si on peut y voir un hasard objectif assez banal : qu’un professeur de géographie lise Das Antlitz der Erde ou en connaisse l’existence n’a en soi rien de surprenant. Que le lecteur, (et l’écrivain qu’il est aussi), soit attentif à la beauté du titre et transforme celui-ci en formule poétique de l’un de ses récits ne l’est pas davantage. Il n’en reste pas moins qu’un tel emprunt emblématise sans doute un pan fondamental de l’écriture gracquienne. Si l’auteur désigne en effet ses personnages comme des nomades sans véritable occupation précise, il les situe presque toujours d’emblée au coeur d’un paysage qui devient aussitôt, bien plus qu’un terrain d’aventure, le milieu substantiel d’une expérience.

L’observateur gracquien est un témoin paradoxal en position d’absence-présence, jouissant en quelque sorte du don paradoxal de voir les choses telles qu’en elles-mêmes lorsqu’il n’y a personne. Pour autant, cette contemplation n’est jamais purement passive. Les guetteurs solitaires aux yeux immensément ouverts ont aussi le pouvoir d’appeler, de susciter et de rendre visible l’autre côté du monde, à la manière emblématique dont Vanessa tournée en direction du large, sur le plateau de l’île de Vezzano, dirige les yeux d’Aldo, et fait monter à leur rencontre à travers l’espace vide, la minuscule figure du Tangri. Dévisager la terre ne signifie par conséquent nullement se laisser engloutir dans une vision béate, mais au contraire, risquer un véritable face-à-face où le désir et la violence ne cessent de se mêler.

Cette dimension de la présence au monde peut emprunter la forme d’un désir de fusion. Ainsi, la conscience peut rechercher les conditions d’un “ être avec ”, comme dans La Sieste en Flandre hollandaise, où se joue l’aventure d’un dessaisissement, la subjectivité s’ouvrant et devenant elle-même matière de monde. Plus souvent, ce désir d’être avec le monde se manifeste dans le mouvement, par un acte de traversée qui fait de l’expérience du monde un itinéraire de la conscience cheminant au milieu des paysages qui deviennent ses objets de fascination et de surprise.

Cependant, la notion gracquienne de face de la terre n’exprime sans doute pas que des valeurs simples ni clairement définies par un concept abstrait ou par une conception naturaliste. Issue de la géographie, elle organise autour de ce noyau les réseaux ramifiés d’une sensibilité cristallisée en séries de figures qui correspondent à autant de formes de la présence au monde. C’est en cela qu’elle donne naissance à une vraie poétique sans cesse nourrie par les expériences de l’auteur, et reconduite vers de nouveaux points d’horizon par les différentes oeuvres où elle s’incarne. Centrale, dans cette oeuvre majeure de la littérature de notre temps, la terre change donc progressivement de signification et de statut, sans jamais unifier ses différents visages dans une vision définitive. Bien au contraire, au fur et à mesure que Julien Gracq s’éloigne du roman traditionnel, elle se morcelle en quantité de paysages, de vues et de fragments irréductibles, comme le révèlent structurellement les textes agglomérés de Lettrines, Lettrines II, ou des Carnets du Grand Chemin, pour ne citer, parmi les ouvrages de maturité et de vieillesse, que ceux où cette disposition est la plus apparente. Terre multipliée, non pas pulvérisée, elle est alors l’objet paradoxal, et quelquefois presque exclusif, d’une expérience de l’immanence résolument moderne. Ce n’est donc jamais d’une Sainte Face qu’il est ici question, mais bien des visages infinis des innombrables terres de la littérature et du voyage.

Ainsi, l’être-au-monde emprunte également les voies de la mémoire. C’est encore sous la forme d’itinéraires, dans Les eaux étroites ou La forme d’une ville. De tels parcours montrent assez combien la subjectivité gracquienne est inséparable d’une inscription spatio-temporelle. La mémoire, comme on verra ne se restitue pas dans des tableaux de situations successives, comme dans la littérature classique, par exemple chez Rousseau, ou des configurations d’être, éveillées par l’appel d’une image ou d’une forme verbale, comme par exemple chez Michel Leiris. La mémoire gracquienne n’est ni archive de scènes vécues, ni organisation d’une système d’étoilements psychiques, mais la reprise d’un certain nombre de parcours qui ont contribué à former l’imaginaire de l’auteur et définir les modes de sa relation avec les êtres et les choses, de sorte que les livres les plus autobiographiques de Julien Gracq racontent plutôt la naissance d’un certain nombre de préférences électives entre la conscience et les lieux que les aventures anecdotiques d’un individu découvrant la vie.

Pour autant, toute expérience du monde ne signifie pas nécessairement une ouverture extatique de la conscience. Le ‘“’ ‘ Oui’ ” de Julien Gracq n’a rien en effet d’une mystique naïve de l’adhésion ou de la fade bénédiction de toutes les manifestations de l’être. L’auteur exprime au contraire de vigoureuses préférences, comme il est sensible à des types de paysages d’où montent de tout autres sentiments que l’unanimisme d’un perpétuel éblouissement. Le monde est aussi semé de phares obscurs qui captivent la conscience et éveillent en elle, sur le mode affectif, l’idée d’étrangeté menaçante faisant jouer au milieu même de la chair des choses les reflets de la mort. De la même manière, tout paysage n’exalte pas également le géographe et l’historien en Julien Gracq. Le courant dynamique de la rêverie et du plaisir peut ne pas s’établir entre l’auteur et le lieu. C’est le cas, de manière exemplaire, dans Autour des sept collines, où la négativité n’intéresse pas seulement un fragment d’espace dont la texture inquiète la subjectivité, mais un monde à part entière auquel se greffe bien plus qu’une simple physionomie géographique et urbaine. Le rendez-vous manqué avec Rome, mûrement manqué, serait-on tenté de dire, n’est pas qu’un épisode anecdotique de la sensibilité  ; il est aussi la manifestation éminemment paradoxale d’un malentendu prenant forme de livre et permettant à la négativité d’une expérience du monde de prendre corps poétique dans la chair des phrases.

Notes
766.

La Forme d’une ville, op.cit., PII, p.870.

767.

Id., p.772-773.

768.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.943.

769.

La Presqu’île, op. cit., p.431.

770.

Entretien avec Jean-Louis Tissier, op. cit., p.1205. Eduard Sues est un géographe allemand dont l’ouvrage le plus célèbre, paru en trois volumes successifs de 1883 à 1909, s’intitule Das Antiltz der Erde. C’est précisément à ce titre que Julien Gracq se réfère dans son entretien avec Jean-Louis Tissier.

771.

La formule est employée par Bernhild Boie, dans sa Notice du Beau ténébreux, PI, p.1193, note 1 de la page 116.