Chapitre un : la conscience fusionnelle du monde

Introduction

Dans La Sieste en Flandre hollandaise, long poème en prose écrit en 1950, et joint ensuite à Liberté grande en 1958,Julien Gracq célèbre un paysage étrange en lequel la conscience vit une expérience paradoxale de pensée vide et de communion immédiate avec le monde. Ce sentiment n’est pas celui d’une fermeture de l’esprit vidé de sa substance réflexive, mais déplacement de la pensée, des émotions et des sensations vers une zone inconnue de l’être-au-monde. Bien loin de s’exclure réciproquement, l’esprit et la nature coïncident dans une forme d’osmose qui n’est nullement une pure absorption de l’un par l’autre. Bien au contraire, libérée de sa vigilance inquiète, la pensée se rapproche du monde, dont elle retrouve les qualités substantielles et devient un pur sentir en suspension. Elle perçoit la rumeur fondamentale et familière de la terre et expérimente des sentiments nouveaux. Cette expérience physique et métaphysique très singulière ouvre les perspectives d’une autre manière d’être au monde et d’écrire cette relation indéfinie. Des exemples empruntés à la littérature, mais aussi à d’autres formes d’art, permettront d’en mesurer plus précisément la signification et l’inscription dans le paysage général de la culture moderne.

Mais cette approche n’est pas exclusive. La relation d’osmose lucide avec le monde prolonge et réactualise également l’héritage du Romantisme allemand et fait jouer les valeurs de réconciliation avec le monde dont il est question dans Pourquoi la littérature respire mal. Une telle opposition entre modernité et relecture du passé peut sembler contradictoire. En réalité, les deux attitudes ne s’excluent pas nécessairement. Il se pourrait que la poétique de l’osmose éveillée définisse un nouveau modèle d’écriture de l’être-au-monde qui consiste en ce que Julien Gracq nomme La Terre habitable, bien que La Sieste en Flandre hollandaise soit située après ce second groupe des poèmes de Liberté grande.