1)Les chambres de verdure de la conscience

Le paysage décrit dans La Sieste en Flandre hollandaise se caractérise d’abord par son indifférenciation : ‘“’ ‘ la contraction de cette fine bulle de transparence emprisonne autour de nous sans mutilation un morceau indifférencié de nature suffisante’ ”772. Comme dans le Balcon, mais pour d’autres raisons qui tiennent ici au travail de l’homme ménageant des terres conquises sur la mer, la Flandre hollandaise offre un paysage de début de monde : ‘“’ ‘ Tout ce pays, très récemment endigué, vient de sortir de l’eau, c’est visible, dans l’éclatement floral d’un lendemain de déluge’ ”773. De plus, la présence humaine s’y dissout paradoxalement et donne naissance à un espace désert indéfiniment tissé d’un ‘“’ ‘ tapis serré de pousses vertes ”’ 774, et de rideaux de peupliers : ‘“’ ‘ Aucun toit ne pointe plus derrière les masses des arbres, et aucune lumière ne brille encore’ ”775.

Cette impression de toute puissance indifférente de la nature se manifeste encore dans une image troublante : le sommet même des digues est un tapis ondulant et silencieux où le sillage isolé d’un cycliste se referme comme la passée d’un doigt dans une fourrure ”. Outre l’érotisme latent du paysage, cette image suggère que la plaine est douée d’une sourde vie animale au sein de laquelle le passage de l’homme devient un infime tracé fasciné par sa propre petitesse ; et le parcours devient une sorte de caresse nonchalante qui s’infiltre dans le paysage. L’animalité secrète de la Flandre devient d’ailleurs manifeste au cours du voyage : ‘“’ ‘ Le soir s’emplit d’une odeur d’herbe et de feuilles juteuses, aussi submergeante que celle d’une bête mouillée ; les troupeaux couchés dans le lointain déjà brumeux des grandes prairies semblent pris dans les remous figés de l’herbe haute comme dans la glu d’une banquise molle’ ”776. Comme dans le Rivage des Syrtes, la terre révèle sa quintessence dans un parfum où se mêlent le mode animal et le mode végétal. Ainsi l’odeur des bêtes est mouillée et renvoie aux herbes humides du crépuscule. Les bêtes sont couchées et fond corps avec le paysage au point où elles y sont prises. Bernhild Boie signale avec justesse dans une note que ‘“’ ‘ La vision du bétail placide, couché dans de hautes herbes, s’accompagne toujours de l’image d’une vie passive de l’homme tout entier rendu à la terre ’”777.

L’organisation très particulière de ce paysage ‘“’ ‘ dans le large aménagé des herbes, mûré au coeur du labyrinthe sans repères de l’écran mille fois replié et redoublé sur lui-même des peupliers ”’ 778 achemine progressivement la conscience du voyageur vers une expérience métaphysique de l’être-au-monde, expérience dans laquelle, sensations, émotions, pensée et paysage coïncident exactement. Nous sommes loin ici des élans lyriques qui projettent l’âme dilatée vers la transcendance divine. Julien Gracq n’est nullement nouveau vicaire savoyard que la beauté de la nature ouvre à la certitude de Dieu ; il s’agit simplement d’une manière d’habiter spontanément la terre, dans l’un de ses “ cantons ”, pour employer une image favorite de l’auteur, et de parvenir ainsi à la conscience immédiate la plus concrète en recevant et en vivant sensoriellement et affectivement ce qu’elle suggère, pour l’exprimer ensuite dans la matière du poème.

Effectivement, dans ce paysage cloisonné, ‘“’ ‘ ce labyrinthe impeccable et soigné, au vert profond de pelouse anglaise ”’ 779, le voyageur fait ce constat : ‘“’ ‘ aucun lieu du monde peut-être où l’on doive se sentir indifféremment vivre ’ ‘quelque part’ ”780. L’esprit trouve donc ici matière à un enracinement indéfini, ce ‘“’ ‘ quelque part perdu’ ” où ‘“’ ‘ jamais la vue ne va plus loin que la prochaine digue et le prochain rideau d’arbres’ ”781, et dans lequel ‘“’ ‘ du fond plat de chacune des alvéoles, nul ne voit et nul n’est vu ’”. Les caractères fondamentaux de ce paysage sont donc l’absence d’un horizon immense et la répétition de fragments qui forment un ‘“’ ‘ dédale de chambres de verdure ’”. Privé d’horizon ouvert, le voyageur n’y éprouve cependant ‘“’ ‘ Nulle angoisse’ ”, car, “le besoin ” cesse ‘“’ ‘ très vite, pris dans le dédale obsédant des chambres de verdure, de s’orienter vers aucun pont de ralliement’ ”782. On voit donc se constituer dans La Sieste en Flandre hollandaise un véritable univers mental qui invite la conscience à une singulière expérience d’elle-même. La terre ne se présente pas ici dans le face-à-face, mais sollicite plutôt la pensée qu’elle invite à partager avec elle une forme d’extase par osmose : ‘“’ ‘ L’idée tout à coup vous traverse qu’on pourrait s’étendre là, ne plus penser à rien, enfoui dans le manteau épais et l’odeur de feuilles fraîches, le visage lavé par le vent léger, le bruissement doux et perpétuel des peupliers dans les oreilles vous apprivoisant à la rumeur même de la plénitude’ ”783.

Cet état de grâce suppose donc un renoncement sans effort. La pensée cesse spontanément de se projeter vers des objets, l’homme retrouve la position couchée des bêtes aperçues page 316, et accède ainsi à une forme de bonheur immédiat qui est donné dans le sentiment de commune présence de lui-même et du monde, dans la sensation rafraîchissante et purificatrice que procurent les êtres et les forces naturelles. On remarque d’ailleurs que le “ je ” tend à s’effacer au profit d’un “ vous ” presque impersonnel qui est tout autant le lecteur que la conscience poétique diluée dans l’universalité en apesanteur du paysage. L’esprit vise moins des objets dont il serait séparé qu’il n’est traversé et imprégné par eux.

Mais cette purification n’a rien d’ascétique ni de cultuel : elle est plutôt la manifestation d’une vertu vivifiante issue du contact immédiat avec la nature. La face humaine est ici baignée par les puissances légères de la terre. On retrouve donc l’une des images dominantes du Balcon en forêt, celle du monde recréé et lavé qui comble la conscience. Le monde est en effet “ bruissement perpétuel ”, rumeur même de la plénitude ”784 : à l’esprit libéré se révèle donc la basse profonde d’un devenir atemporel qui est l’être même de la terre et que le son perpétuel des feuillages des peupliers manifeste à l’état d’expérience vécue.

L’indifférenciation répétitive du paysage, la rumeur d’éternité qu’il diffuse discrètement à l’oreille, se retrouvent et s’expriment jusque dans le texte : l’auteur reprend et fait légèrement varier les mêmes images de labyrinthe de verdure aux chambres cloisonnées de rideaux de peupliers. L’image de la conscience vide aux lisières est également reprise trois fois en quelques lignes dans des formulations différentes. C’est d’abord l’image initiale d’état dans lequel “ on pourrait ne penser à rien ”. Bientôt, la possibilité s’actualise : ‘“’ ‘ Tout est soudain très loin, les contours de toute pensée se dissolvent dans la brume verte’ ”. Alors, ‘“’ ‘ La pensée évacue ses postes de guet fastidieux et déploie ses antennes inutiles ’”785.

Le texte de La Sieste en Flandre hollandaise se construit donc en une série de séquences répétitives à variations infimes et continues qui ne sont pas sans évoquer la musique abusivement dite minimale des compositeurs américains, notamment celle de Morton Feldman dont il a, naturellement à son insu, l’extrême délicatesse de timbre et de mélodie, comme en témoignent les jeux d’assonances et d’allitérations subtiles qu’il tisse progressivement786. Ce rapprochement entre deux artistes qui n’ont probablement jamais entendu parler l’un de l’autre, se justifie pourtant d’autant plus si l’on considère le soin avec lequel Julien Gracq élabore ici une écriture tissée, objectivée dans les images du tapis, de la fourrure et de la “ moquette crémeuse ”, ajoutant même qu’il ‘“’ ‘ n’y a pas de couture à cette robe verte – pas de lacune à ce vêtement pelucheux et universel’ ”787.

Jean-Louis Leutrat a finement analysé ce tissage du texte qui gouverne aussi l’écriture de La Presqu’île, en montrant comment les jeux d’associations entre images dessinent de proche en proche la matière et le mouvement de la narration. Jean-Louis Leutrat analyse par exemple dans cette nouvelle la formation d’un véritable réseau à partir de quelques images ramifiées : “ Une phrase peut rassembler des éléments qui, ensuite, partent chacun dans leur direction. Ainsi : ‘“’ ‘ Il vit devant lui son après-midi s’étendre libre, vacante et remuée, un peu solennelle, comme les lourds nuages qui commençaient à monter par-dessus la crête de la route’ ”. Les trois termes “ nuages blancs ballonnés ” se dispersent avec le mot “ crête ” quelques lignes plus loin : ‘“’ ‘ Il se fit dans son esprit un blanc presque parfait de quelques secondes. Un nuage passait devant le soleil, à sa droite les branchettes de la haie se tenaient immobiles dans l’air soudain gris, par dessus leur crête un panneau de basket hissait tout seul, très haut sur deux jambages de métal, une réclame jaune et rouge ”’ 788. Jean-Louis Leutrat ajoute de façon significative : ‘“’ ‘ Ce travail d’entremêlement et d’entrecroisement est celui du tissage ou de la broderie, c’est le tricotage serré des reflets de l’eau ensoleillée sur les parois des murs ou des ponts, c’est le travail de l’écrivain’ ”789.

Le tissage gracquien diffère cependant de celui de l’écriture proustienne, ‘“’ ‘ où chaque maille se lie souplement, non seulement à la précédente et à la suivante dans l’ordre de fabrication, mais aussi transversalement, au-dessus et au-dessous d’elle, à toute la texture du tissu dans sa masse ”’ 790. Selon Jean-Louis Leutrat, l’écriture de Julien Gracq privilégie plutôt un jeu de tissage plus libre et ‘“’ ‘ se constitue en patchwork,(un peu semblable aux longues jupes de gitane aux bandes biaises) un bout à bout, sans couture ni lacune, sans envers ni endroit ”’ 791, selon un esthétique de la juxtaposition. C’est aussi le cas dans La Sieste en Flandre hollandaise, que Jean-Louis Leutrat mentionne d’ailleurs dans la même page. Le paysage se caractérise en effet ‘“’ ‘ par les bandes de cet éden de verdure préfabriqué dont la géométrie distendue et austère (...) désoriente ’”792. Ce distendu donne raison à Jean-Louis Leutrat lorsqu’il définit l’écriture gracquienne comme une ‘“’ ‘ toile de Pénélope’ ”793.

Notes
772.

La Sieste en Flandre hollandaise, Liberté grande, op. cit., p.320.

773.

Id., p.317.

774.

Ibid., p.316.

775.

Ibid., p.316.

776.

Ibid., p.316.

777.

Note 1 de la page 316, p.1237.

778.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.318.

779.

Id., p.319.

780.

Ibid., p.318.

781.

Ibid., p.319.

782.

Ibid., p.319.

783.

Ibid., p.319.

784.

Ibid., p.319.

785.

Ibid., p.319.

786.

Comparaison qui peut surprendre mais dont le sens se comprend mieux lorsqu’on sait que le compositeur américain souhaitait écrire une musique dont la trame aurait la douceur et la lenteur de l’herbe qui pousse.

787.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.316.

788.

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.140.

789.

Id., p.141.

790.

En lisant en écrivant, op. cit., p.623.

791.

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.143.

792.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.317.

793.

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.139.