Le jeu subtil de répétitions en variations qui caractérise cette écriture mérite bien d’être comparé à l’art musical du compositeur américain Morton Feldman. Il n’y a là, certes, qu’un hasard objectif, mais on verra que cette rencontre de hasard entre deux arts, deux esthétiques et deux cultures distinctes est riche d’enseignements. Il faut d’abord noter que ce compositeur, (mort en 1986, et encore mal connu en Europe, bien qu’il soit sans doute l’un des créateurs les plus importants de sa génération, celle qui était active entre la fin des années 50 et le début des années 90), possédait une vaste culture littéraire, et était notamment un lecteur avisé de Proust. Mais ce n’est pas tout. Comme nous l’avons indiqué précédemment, Morton Feldman relie constamment sa poétique musicale au tissage et aux étoffes. Le compositeur rappelle en effet sans cesse son goût des tapis turcs et selon le principe du tissage démultiplié : ‘“’ ‘ En tant que compositeur, je me sens concerné par les couleurs du tapis et la réalisation d’un motif à partir de micro-zones colorées. Ma musique a vraiment été influencée par diverses méthodes où la couleur se multiplie à partir d’une structure simple. Cela m’a conduit à réfléchir sur la nature du matériau musical et à me poser cette question : qu’est-ce qui pourrait, avec des moyens aussi simples, transporter la couleur musicale ? Les patterns’. ”794.
On est frappé de constater que le compositeur s’intéresse notamment au transport de la couleur musicale, de même que Julien Gracq pratique un travail de distribution disséminée à travers son texte, qu’il s’agisse par exemple des termes analysés par Jean-Louis Leutrat à propos de La Presqu’île, ou des images de dédale herbeux et des notations concernant la conscience dans La Sieste en Flandre hollandaise. La notion de ‘“’ ‘ patterns’ ”, c’est-à-dire de motifs, ou de patrons qu’a ce terme en couture, introduit sans doute une dimension formaliste qu’ignore résolument Julien Gracq, même s’il en parodie les procédés dans La Presqu’île, mais il faut noter que les patterns de Morton Feldman n’ont rien de commun avec le vocabulaire dodécaphonique ou sériel. Ils ne proposent pas une logique rigoriste de l’écriture musicale, et n’ont d’autre valeur que de susciter le mouvement de répétition en variation des timbres et des couleurs par le jeu des motifs correspondants. Il ne s’agit donc pas d’un véritable système formaliste conçu selon des règles a priori, et d’ailleurs l’auditeur de ces oeuvres serait bien en peine d’y reconnaître la structure sous-jacente. On peu donc bien dire à son sujet qu’il est, dans une certaine mesure, assez semblable au paysage de polders que décrit Julien Gracq. De même que ‘“’ ‘ les bandes de cet éden de verdure préfabriqué’ ”795 présentent une géométrie distendue où la végétation ‘“’ ‘ monte plutôt sur le fond plat des cases de ce damier énorme’ ”, pour construire un ‘“’ ‘ dédale de chambres de verdure’ ” au sein duquel l’esprit ne peut ‘“’ ‘ s’orienter vers aucun point de ralliement’ ”796, la musique de Morton Feldman ne construit ses propres grilles que pour y laisser pousser et se ramifier les sons. Elle se caractérise surtout par ‘“’ ‘ sa douceur enrichie de silences, répétitions, sonorités feutrées, timbres choisis’ ”, selon le musicologue Jean Vermeil.
Ce même auteur met en évidence une autre caractéristique singulière de cette musique. Elle est à la fois démesurément distendue dans le temps et ‘“’ ‘ elle s’intensifiait même dans l’homogène et le continu. Donc en ennui’ ”, l’ennui étant à prendre ici au sens d’un effet de monotonie troublante due au mouvement de progression presque statique de cette musique, et non au sens de ce qui est fastidieux car cérébral et insupportable. L’ennui de cette douceur feutrée se retrouve dans La Sieste en Flandre hollandaise, le mot sieste évoquant à lui seul une mise en apesanteur de l’esprit, surtout lorsque celle-ci s’effectue dans l’une des alvéoles d’un dédale de verdure. Comme on l’a déjà noté, il en émane précisément de ces chambres d’herbe un ‘“’ ‘ bruissement doux et perpétuel’ ” qui devient ‘“’ ‘ la rumeur même de la plénitude ’”, un ‘“’ ‘ immense volume de calme’ ”, qui s’accompagne d’une ‘“’ ‘ ivresse d’acquiescement aux esprit profonds de l’Indifférence’ ”797.
Entre l’esthétique musicale de l’ennui et l’abandon du voyageur gracquien à l’étrange chant de la terre qui le captive, il n’y a pas autant de différence qu’on pourrait croire, surtout lorsqu’on sait qu’une des oeuvres majeures du compositeur américain s’intitule Patterns in a Chromatic Field, c’est-à-dire Motifs ou Patrons dans un Champ Chromatique. Etrangères l’une à l’autre, la musique de Morton Feldman et l’écriture de Julien Gracq expriment pourtant par des moyens assez voisins et également subtils, une même musique du monde et de la conscience immédiate. L’ennui apparent de la musique n’est que l’envers de cet esprit de l’Indifférence qui se manifeste lorsque la pensée ‘“’ ‘ évacue ses postes de guet fastidieux’ ”798 et devient une pure attention passive à la rumeur fondamentale de la terre.
On pourrait objecter à ces remarques que ces proximités à distance entre Julien Gracq et tel compositeur de l’avant-garde américaine sont peut-être fondées en raison comme en droit, mais ne nous apprennent rien de décisif sur l’écriture de La sieste en Flandre hollandaise ou sur d’autres oeuvres du même auteur. On répondra que bien loin d’être gratuites, ces remarques permettent de reconsidérer l’oeuvre de Julien Gracq et de montrer à quel point cet écrivain doublement singulier par son originalité et sa forte individualité, est un moderne et non pas simplement un écrivain traditionnel initialement marqué par le Surréalisme. Tel est le sens de la remarque d’Ariel Denis, malgré ses précautions oratoires : ‘“’ ‘ (...) on pourrait croire Julien Gracq l’un des derniers grands représentants de la prose française’ ”. L’auteur ajoute d’ailleurs aussitôt aussitôt : ‘“’ ‘ (...) l’essentiel c’est la pure réalité qu’il s’agit de décrire, l’éternelle imminence de la révélation qui s’abolit au moment même où l’on croit la saisir ”’ 799. C’est bien en cela que Julien Gracq est un écrivain moderne et peut-être comparé à cet autre poète de l’imminence qu’est Morton Feldman lorsqu’il tisse ses figures en mouvement de révélation fuyante, toujours proche, toujours rejouée et reportée dans l’au-delà de la trame musicale800. Michel Murat souligne lui-même cette qualité de l’écriture gracquienne, lorsqu’il affirme ‘“’ ‘ la modernité de Gracq comme écrivain ”’ 801.
Mais cette modernité n’est pas seulement celle de “ La littérature ” qui “ s’isole avec lui au sein d’un paysage culturel qui se recompose ”802. Elle réside également dans une manière de voir, de sentir, de conduire une écriture, et plus encore, comme dans le cas de La Sieste en Flandre hollandaise, de proposer dans l’écriture une certaine forme de présence au monde. En ce sens, comparer la poétique gracquienne avec celle d’un compositeur américain dont il n’a sans doute jamais entendu le nom, permet de mieux déceler les signes et le sens de cette modernité si particulière. On sait combien les grandes créations d’une époque tissent à distance des liens inattendus qui expriment et réfléchissent les manières de penser de leur époque. La notion d’épistemé due à Michel Foucault en fournit le modèle par excellence.
On se convaincra encore mieux de l’intérêt d’une telle lecture croisée entre les arts et les cultures de même époque, en observant attentivement les conditions de l’expérience métaphysique rapportée dans La Sieste en Flandre Hollandaise. On est en effet frappé que le cadre de ce retour au sentiment immédiat de l’être-au-monde s’effectue dans le cadre d’un paysage entièrement artificiel. L’auteur ne manque pas de le signaler. La Flandre hollandaise est une région née de l’intelligence et de l’activité humaine : ‘“’ ‘ Tout ce pays très récemment endigué vient de sortir de l’eau, c’est visible ’”803. C’est un ‘“’ ‘ lotissement hospitalier de savane, dans le large aménagé des herbes ”’ 804. Ainsi ‘“’ ‘ On peut cheminer des heures d’une case à l’autre de cet immense jeu de l’oie ”’ 805. “ Pourtant ”, note aussi l’auteur, ‘“’ ‘ le vide et le silence de ces campagnes exubérantes intriguent ”’ 806. Tout se passe donc comme si le sentiment intime de l’être-au-monde était ici sollicité, préparé et agencé à l’insu du voyageur, par le dispositif du paysage artificiel superposé à l’espace naturel. On est donc loin de la nature virginale du Romantisme – même si, comme on le verra par la suite, l’expérience vécue du monde évoquée dans ce texte, entre aussi en résonance avec l’esthétique et la métaphysique Schlegeliennes.
Avant de mettre en évidence l’enracinement de La Sieste en Flandre hollandaise dans le terreau culturel du Romantisme allemand, et reconnue par l’auteur, il convient bien de souligner avec insistance tout ce qui l’en distingue, comme par exemple, cette articulation si surprenante du paysage des polders et de l’expérience immédiate de l’être-au-monde. Comment ne pas penser en effet à la manière dont les artistes américains et anglais appartenant au courant du Land Art, envisagent le problème du paysage et interviennent dans des sites naturels auxquels ils impriment des changements spectaculaires ou discrets, afin de retrouver, d’exprimer et de faire partager, le sentiment cosmique ou local du monde.
Entretien du compositeur avec Mark Sweed. Sans titre, ni pagination, in Piano and string quartet, disque Elektra.
La Sieste en flandre hollandaise, op. cit., p.317.
Id., p.316.
La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.319.
Id., p.319.
Ariel Denis, L’éternelle imminence, Cahier de l’Herne Julien Gracq, op. cit, p.137.
Morton Feldman évoque souvent cet art du tissage à propos de Proust dans des termes voisins de ceux employés par Julien Gracq.
Michel Murat, La littérature incarnée, in Julien Gracq 2, un écrivain moderne, op. cit., p.3
Id., p.10
La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.317.
Id., p.318.
Ibid., p.319.
Ibid., p.317.