Le Land Art est d’abord né aux Etats-Unis, au début des années soixante, de la volonté d’engager un nouveau rapport entre l’art et le monde807. Les artistes appartenant à ce courant esthétique partagent une même conception générale qui intéresse la propre attitude poétique et subjective de Julien Gracq : retrouver le contact immédiat avec le monde et manifester cette volonté à la surface même de la terre. Ainsi, Michael Heizer intervient dans le désert du Nevada en pratiquant à même la terre d’immenses entailles géométriques qui utilisent le sol comme un véritable fond pictural : “ L’artiste s’approprie ainsi, en quelque sorte, les caractéristiques du site et fait pénétrer dans l’oeuvre l’immensité et le silence du désert ”808. Walter De Maria réalise quant à lui des oeuvres surprenantes qui exaltent les puissances énergétiques du monde où mettent le spectateur en relation directe avec la terre élémentaire, grâce à d’ingénieux dispositifs. En 1977, l’artiste installe 400 mâts d’acier disposés selon une grille par rangées en largeur et en longueur, au Nouveau Mexique, dans un lieu connu pour la fréquence de ses orages : “ Le tonnerre et la foudre se manifestent environ 60 jours par an ”809.
L’oeuvre utilise donc les phénomènes célestes afin de créer de véritables peintures instantanées de foudre et faire vivre aux spectateurs de ces phénomènes une expérience immédiate de l’énergie élémentaire, mais elle ne se contente pas de revisiter ainsi sous une forme moderne le concept kantien de sublime. L’oeuvre vaut encore pour la relation qu’elle instaure entre la conscience passive du visiteur et l’environnement dans lequel elle est disposée : ‘“’ ‘ Le terrain n’est pas le cadre de l’oeuvre, mais en fait partie intégrante ”’, déclare l’artiste. Cette liaison inattendue est même le centre de l’expérience vécue par le visiteur pour qui ‘“’ ‘ l’oeuvre ne peut être détachée du sol, de la ligne des montagnes, du désert’ ”810. Une autre oeuvre, présentée il est vrai dans une galerie, rassemble dans de vastes locaux vides une énorme masse de terre séparée du public par une vitre : ‘“’ ‘ Ceux qui ont vu la pièce au moment de son installation témoignent de sa couleur profonde, de l’humidité froide et de l’odeur d’humus dont elle était chargée. La terre, commente Roberta Smith, n’est pas seulement une métaphore artistique pour la nature, c’est le fondement même du monde naturel ”’ 811.
Ces deux derniers exemples affirment sans doute leurs intentions d’une façon relativement théâtrale, ou du moins dramatique, et conviennent moins à cette analyse. On nous permettra cependant de lire dans ces oeuvres, une même volonté de renouer le lien de la conscience avec l’expérience nue du monde et de nous confronter à nouveau à la face énigmatique de la terre. Il faut d’ailleurs noter, que vus de loin, les entailles de Michael Heizer ou les mâts de Walter De Maria finissent d’ailleurs par se confondre avec le paysage, comme si les formes crées par la conscience de l’artiste étaient naturellement effacées par le monde et perdaient aussitôt singularité volontariste, ou n’avaient emprunté l’apparence de cette autorité arbitraire que pour mieux s’évanouir à la surface de la terre. On nous permettra encore de donner d’autres exemples d’oeuvres relevant de cette esthétique, avant de revenir directement à l’écriture de Julien Gracq ; on pourra voir ainsi se dessiner entre son écriture et les artistes du Land art, tout un faisceau de relations révélatrices, ne serait-ce que par la vertu des différences.
Julien Gracq a voyagé en Amérique pendant l’été 1970. Le texte de Lettrines 2 consacre une longue séquence à ce voyage. Julien Gracq s’intéresse à la morphologie des paysages, il analyse en géographe et en esthète. D’emblée, l’espace américain vu d’avion lui apparaît comme une immense étendue picturale : ‘“’ ‘ Les couleurs de la terre son usées : verts ternes, bruns et beiges un peu plus clairs (sur le Labrador) bruns roux pour les rocs du Groenland – tendres couleurs grèges des écorchures de dunes vues d’aplomb ”’. Cette approche se retrouve au fil du voyage et des textes qui en rendent compte, par exemple pendant la traversée du Middle West : “ monochromie beige et roussâtre des champs de maïs ”812. Cette vision de l’Amérique correspond à celle des artistes de Land Art qui considèrent souvent le paysage comme un fond pictural, et conçoivent leur oeuvres in situ, aussi bien pour le promeneur circulant au sol que pour un spectateur aérien. Tel est le cas de Michael Heizer ou de Walter De Maria lorsqu’ils tracent d’immenses lignes droites à travers le désert. Tel est aussi le cas de Robert Smithson lorsqu’il crée en 1970 l’oeuvre intitulée Spiral Jetty , en construisant une spirale de rochers, de terre et de cristaux de sel qui s’avance à la surface du Grand Lac Salé, depuis la rive: ‘“’ ‘ Avec (...) Spiral Jetty, Smithson joue (...) sur la polychromie du site, terre rouge, sable blanc, eau verte ”’ 813.
L’auteur de cette remarquable étude précise d’ailleurs que ‘“’ ‘ Les images, prises par Smithson depuis un hélicoptère, donnent quelquefois l’illusion d’un développement vertical de la jetée et soulignent sa symbolique cosmique en plaçant le soleil en son centre’ ”814. Par la suite, une montée des eaux du grand Lac salé recouvre l’oeuvre, qui resurgit sous une forme nouvelle quelques années plus tard, car si le dessin spiralé n’a pas été affecté, sa matière est recouverte de cristallisations salines qui le transforment en une de bijou ou de fragment de banquise découpée par quelque Henri Matisse du paysage. Le texte de Lettrines 2 rejoint sans le savoir les lignes de Michael Heizer et la Spiral Jetty métamorphosée de Robert Smithson, dans un passage où Julien Gracq décrit une vue aérienne du Groenland et de l’océan arctique : ‘“’ ‘ Puis, au large des côtes, la tigrure aveuglante de la mer, avec ses milliers de glaçons, pareille à une mosaïque éclatée, et pourtant traversée, ordonnée de grandes lignes de force, comme des aigrettes de limaille qui se forment aux bouts d’une barre aimantée’ ”815.
Quelques lignes auparavant, l’auteur avoue en revanche la déception qu’il éprouve en survolant le Groenland : ‘“’ ‘ Le Groenland m’a semblé déjà connu. (...) Ce qui m’a surpris : l’eau jaunâtre et bourbeuse des fjords, suintant du glacier comme une bouche d’égoût, où barbotent des morceaux de glace cassée pareils à des débris de vaisselle ’”816. Ce n’est pas le seul exemple de déception gracquienne en face d’un paysage ; on en trouvera d’autres exemples en examinant notamment Autour des sept collines, dans la troisième partie de ce travail. La déception du voyageur ressemble à celle du narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleur. Une représentation imaginaire est mise en échec par la réalité : le pays n’est pas tel qu’on le pensait ; nous reviendrons par la suite sur ce type d’expérience négative..
D’une manière générale, cette déception et plus encore les termes dans lesquels elle s’exprime est moderne : elle se mesure en effet dans l’image d’un paysage dénaturé et comme avili par les effets dévastateurs de quelque pollution industrielle. Ainsi, la face de la terre réserve parfois d’étranges surprises au regard panoramique du voyageur aérien. Ce n’est alors plus le domaine d’Arnheim, dessiné pour le plaisir du promeneur humain et la contemplation transcendantale des anges, mais une parodie de paysage déréglé par des forces chaotiques. Ainsi, le regard acéré de l’écrivain renverse ironiquement le spectacle longtemps désiré en une sorte de cloaque de glaçons brisés comme de la vaisselle. La réduction du regard panoramique à l’échelle miniature de la vaisselle cassée accentue cet effet sur le plan stylistique et accompagne d’un véritable raccourci la dévaluation subjective du paysage vu d’avion.
Or, l’artiste américain Robert Smithson s’est lui-même intéressé aux phénomènes d’entropie du paysage, qu’il s’agisse de sites naturels travaillés par l’érosion ou l’assèchement progressif, comme le Grand Lac Salé, couramment nommé “ mer morte américaine ”, ou de friches industrielles laissées à l’abandon. Comme Julien Gracq, mais pour d’autres raisons, Robert Smithson avoue sa fascination pour les terrains vagues que finissent par devenir ces lieux ambivalents où le naturel et l’artificiel mélangent leur matière humiliée. On ne peut manquer d’observer une certaine proximité à distance entre les terrains vagues de Paysage, dans Liberté grande, et les descriptions de friches industrielles visitées par Robert Smithson dans le New Jersey ou en Pennsylvanie.
Dans Paysage, Julien Gracq évoque effectivement un faubourg d’usines au milieu duquel s’étend un grand cimetière : ‘“’ ‘ C’était comme un sort jeté à la belle chevelure frissonnante de la planète par une gorgone des pâturages, les immobiles chardons de pierre, les chicots de granite, les troncs sciés à mi-corps. (...) Des buissons de ronces s’entrelaçant de traîtreux fils de fer, c’était aussi tout à coup toute la musique des bombardements, quand le paysage, aéré, allégé par un souffle folâtre, laisse pour une minute un jeu plus libre aux règles de la pesanteur’ ”817. Le site évoqué dans ce poème est donc doublement entropique, et le cimetière vient justement inscrire dans le paysage un chaos de glace, lorsque Julien Gracq évoque à son sujet ‘“’ ‘ les ondulations des collines, qui se permettent, (...) d’engourdir parfois un coin de paysage sous leurs croûtes de pierre comme une Baltique sous ses banquises’ ”818. On comprend alors mieux le malaise du voyageur de Lettrines 2. Ce malaise est comme l’envers négatif de la trouble fascination exprimée par le poète de Paysage, comme si, à distance de trente ans les affects contradictoires épousaient les paysages eux-mêmes contradictoires que sont la banlieue ou la côte groenlandaise. Passion et aversion ne sont-elles pas les deux modalités d’un même trouble qui voit dans l’océan arctique un cimetière de vaisselle cassée, et dans le cimetière des faubourgs une banquise morbide ?
Le paysage indifférencié, engourdi par les tombes et la vue aérienne du chaos polaire trouvent un étrange écho dans un texte de Robert Smithson. L’artiste y rapporte les impressions éprouvées au cours de la visite d’une carrière désaffectée en Pennsylvanie : ‘“’ ‘ Des masses d’ardoises étaient suspendues au-dessus d’une mare bleutée au fond d’une carrière profonde. Toutes les limites et les catégories se perdaient dans cet Océan d’ardoise et toute idée d’unité et d’organisation s’écroulait ”’ 819. L’ardoise éveille ici le même sentiment de chaos et de retour à l’indifférenciation que les tombes du cimetière et les glaçons de la banquise groenlandaise. L’eau de la mare, en raison de sa teinte particulière, semble déjà minéralisée, comme fossilisée. L’empilement d’ardoises éveille également l’image de l’océan qui apparaît dans le poème de Julien Gracq, de même que dans Lettrines 2, les glaçons du Groenland ont des allures de vaisselle cassée.
Toutefois, la sensibilité de l’artiste américain n’épouse pas les mêmes contours affectifs que celle de Julien Gracq. La description de la carrière désaffectée exprime effectivement un enthousiasme fort éloigné de l’ironie ou de la déception graquiennes. Cette différence ne tient pas tant au fait que Robert Smithson ne soit pas écrivain, mais davantage à son enracinement culturel. Américain, il est ici l’héritier de la conception américaine du paysage, telle que le poète Walt Witman l’incarne au tournant du XIX° et du XX° siècle. Même les paysages entropiques éveillent en lui un certain sentiment du sublime dont on ne trouve guère de trace dans l’oeuvre de Julien Gracq.
Le rapprochement de Gracq et de Smithson n’en est pas moins révélateur d’une sensibilité nouvelle intéressant le lien de l’homme moderne avec le monde. Au-delà des différences de culture, de génération et d’activité créatrice qui séparent les deux hommes, on aperçoit des zones de sensibilité voisines. La terre n’est plus un simple espace local, mais se révèle par blocs d’étendue libre offrant à la vision un spectacle quasiment pictural ou sculptural. L’approche ou la visite du lieu cède alors la place à la contemplation morphologique d’un ensemble, et cette disposition vaut encore pour les paysages dégradés, quel que soit le sentiment qu’ils inspirent.
On ne saurait clore ces remarques sans signaler que Robert Smithson a plusieurs fois réalisé des oeuvres au sein de paysages dégradés, en employant les matériaux qu’il y trouvait, sans pour autant chercher à effacer les blessures infligées à ces paysages par l’activité humaine. L’une de ces oeuvres est curieusement située en Hollande, dans une zone de Polders semblables à ceux de La Sieste en Flandre hollandaise. Elle consiste notamment en la réalisation d’un cercle brisé, digue ouverte allusive au paysage hollandais. Une dernière différence apparaît cependant : L’artiste américain s’approprie un site désaffecté dont il souligne le caractère artificiel en y plaçant une sorte d’emblème cosmique archaïque ; Julien Gracq s’émerveille quant à lui du pur sentiment du monde qu’éveille en lui la campagne non moins artificielle de la Flandre hollandaise.
A l’origine, il s’agit pour ces artistes de quitter la scène artificielle du musée d’une façon qui, dans une certaine mesure, n’est pas sans faire songer aux distances maintenues par Julien Gracq vis à vis de la scène parisienne de la littérature.
Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, Flammarion, Paris,1993.p.18.
Entretien avec l’artiste, publié sans pagination dans la revue Artforum, en mars 1980.
Id.
Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, op. cit., p.111.
Pour ces deux citations, Lettrines 2, PII, p.368 et p.373.
A Sedimentation of the Mind : Earth projects, in The Writings of Robert Smithson, p.89. (Repris de la revue Artforum, 1968).
Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, op. cit., p.182.
Lettrines 2, op. cit., p.370.
Id., p.370.
Liberté grande, op. cit., PI, p.297.
Id., p.297.
A sedimentation of the mind : Earth projects in the writings of Robert Smithson, op. cit., p.89.