b) Promeneurs et randonneurs britanniques

Les artistes anglais du Land Art semblent toutefois plus proches de l’univers gracquien, ne serait-ce qu’en raison de la discrétion de leurs oeuvres et de l’économie des moyens qu’elles mettent en jeu. Citons par exemple Hamish Fulton pour lequel l’oeuvre est d’abord un parcours effectué à pied dans un paysage donné dont l’artiste relève les données naturelles à l’aide de différentes méthodes, photographie, textes poétiques, mais aussi peintures calligraphiques et dessins notant par exemple de manière presque abstraite, la ligne d’une chaîne de montagnes. Ainsi, le parcours de l’artiste est-il l’occasion, plus encore, le moyen d’une appropriation discrète du monde. Chaque marche donne lieu à un contact intime. Julien Gracq ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit par exemple : ‘“’ ‘ A marcher seul sur les routes, une imprégnation se fait du pays traversé’ ”820, Lettrines 2. Comme le déclare Hamish Fulton : ‘“’ ‘ No walk, no work ”’, c’est-à-dire “ pas de marche, pas d’oeuvre ”821.

On comprend que l’acte de marcher est déjà en lui-même un acte esthétique et métaphysique, qui bien évidemment fait aussitôt songer à la fascination gracquienne des routes. Colette Garraud rapporte à son sujet une anecdote fondamentale qui le rapproche davantage encore de Julien Gracq : ‘“’ ‘ il n’est pas indifférent de noter que c’est devant les grands espaces américains que Hamish Fulton, après ses études (...), encore incertain de ses projets artistiques, connaît en 1968 un choc esthétique déterminant. Il se souvient, en particulier, d’avoir été fasciné par la longueur et le caractère rectiligne des routes ”’ 822.

Cette affirmation et les oeuvres de l’artiste témoignent donc d’une sensibilité à l’espace, aux horizons, aux éléments du paysage traversé par une route étirée à vide, qui n’est pas éloignée de celle de l’auteur des Carnets du grand chemin. Comme Julien Gracq, Hamish Fulton relie en effet les paysages de la terre par des chemins vécus au rythme même du piéton qui les parcourt. Dans Lettrines 2, Julien Gracq définit bien une véritable esthétique de la marche sur laquelle nous reviendrons. Au-delà de la simple imprégnation du marcheur par le pays traversé, le parcours à pied donne accès à l’être de la terre, et même à son chant fondamental : ‘“’ ‘ Comme j’ai aimé, tout au long d’une fatigante journée de route, seulement garder dans les oreilles la modulation du chant du monde ”’ 823. Comme dans La Sieste en Flandre hollandaise, la rumeur du monde habite la conscience élargie et vidée de ses pensées ordinaires. Hamish Fulton est également proche de Julien Gracq sur ce point. L’un de ses livres récents, consacrés à une marche en Angleterre, s’intitule Song of the Skylark, (Le chant de l’alouette), tandis qu’un autre opuscule porte le titre No Talking for Seven days, (Pas de paroles pendant sept jours). Mise en sommeil des pensées et des paroles humaines, la marche est selon Hamish Fulton un retour à l’écoute du monde.

Comme Hamish Fulton, l’artiste anglais Richard Long parcourt le monde à pied, mais à l’écart des routes, selon des tracés qui épousent concrètement et symboliquement la double dimension de l’horizon infini et de la courbure terrestre : La droite et le cercle seront toujours repris, déclinés sur toute la surface du globe ”824. On constate encore dans le cas de Richard Long une sensibilité voisine de celle de Julien Gracq. Comme l’auteur des Carnets du grand chemin, Richard Long aime mesurer et retrouver dans une expérience immédiate qui est comme une sorte d’exercice de métonymie corporelle et sensorielle, les données brutes de la planète. Comme Julien Gracq, il aime les paysages de landes, de hauts plateaux lunaires, précisément pour cette raison qu’ils révèlent à nu l’écorce du monde.

Que nous apprennent ces exemples ? Ils montrent d’abord que la sensibilité de certains artistes modernes les reconduit vers le monde, et les incite à renverser la logique traditionnelle de la création artistique : même dans le cas des artistes américains cités précédemment, il ne s’agit pas tant d’objectiver la volonté toute puissante de la conscience, que de la contourner ou de l’effacer, grâce à différentes méthodes, afin de “ revenir aux choses mêmes ”, c’est-à-dire l’expérience de l’être-au-monde. Il s’agit bien en effet de “ revenir aux choses mêmes ”, selon la célèbre devise programmatique de la phénoménologie, et non, comme une approche distraite ou mal informée de cet art pourrait le laisser croire, d’une paresseuse et idéologique exaltation de la nature. Ce n’est pas ici le lieu d’en discuter et de le démontrer, mais on peut toutefois noter que le Land art se donne toujours des règles rigoureuses, qu’il dialogue avec les données actuelles de la science et l’Histoire de l’art et n’a rien d’une naïve rêverie écologique. Préciser ce point et montrer que le souci du monde manifesté dans cet art relève d’une véritable interrogation métaphysique et comme phénoménologique n’est d’ailleurs pas sans importance pour notre travail.

Ce n’est un secret pour personne que l’oeuvre de Julien Gracq a progressivement abandonné le terrain de la fiction pour accorder une place de plus en plus importante à l’expérience multiple du monde que nous analyserons bientôt. Beaucoup de lecteurs et de critiques continuent pourtant de lire les deux volumes de Lettrines, ou les Carnets du grand chemin comme les livres d’un écrivain paysagiste, talentueux, cultivé et minutieux, mais quelque peu désuet. Mettre en perspective ces ouvrages avec les oeuvres et les travaux théoriques des artistes du Land art permet de réviser cette position d’une manière radicale, en montrant que la montée des paysages n’est pas chez Julien Gracq le signe d’une stérilisation de son écriture parvenue au terme de ses forces après La Presqu’île.

Si Julien Gracq abandonne définitivement la fiction après ce recueil, et notamment la nouvelle qui lui donne son titre, c’est au contraire pour cette raison qu’une certaine forme d’écriture narrative s’achève ainsi pour lui. Dans La Presqu’île, le paysage se substitue presque au personnage de Simon qui n’est plus qu’un témoin révélateur à travers lequel le monde semble se penser. Certes, le récit est tendu par l’attente du train du soir qui doit conduire Irmgard à la gare de Brévenay, mais cette polarisation ne suffit pas à créer une ligne dramatique indépendante du paysage. Comme on le verra par la suite, en lisant plus attentivement La Presqu’île, Simon ne cesse de projeter la figure de son désir inquiet, dans le paysage qu’il traverse en voiture, mais presque toutes les inflexions de ses pensées et de ses humeurs, y compris celles qui concernent le plus directement l’attente amoureuse, sont suscitées par les transformations du paysage. La lumière, la métamorphose des horizons, le changement de lieu impriment aussitôt leur marque chaque fois singulière dans la conscience alertée et submergée de Simon.

Plus que jamais, le personnage gracquien est un transparent, et c’est justement cette même transparence que cherchent à fonder et à vivre les artistes du Land art. Ainsi, Hamish Fulton ou Richard Long n’existent que comme corps en mouvement, comme regard ou comme oreille. Tout entiers tournés vers la face de la terre, ils ne montrent jamais de visage, à l’image de Vanessa Aldobrandi, tournée vers l’horizon de la mer des Syrtes, depuis le sommet de l’île de Vezzano. Leur présence se réduit à une attention au monde, ils ne sont même pas vus de dos. Sans doute la subjectivité gracquienne est-elle plus marquée : elle a ses préférences, déploie constamment son imaginaire, et se dirige dans le paysage selon les règles fort peu contraignantes de son seul bon plaisir. Il n’en reste pas moins que l’auteur des Carnets du grand chemin partage avec ces artistes modernes un même souci de parcourir, de connaître par l’expérience et d’exprimer au plus près, grâce au travail de l’art, la forme et la substance du monde. Le ‘“’ ‘ chant du monde’ ” de Julien Gracq n’est pas celui de Jean Giono. Cette remarque n’exprime nul jugement de valeur, elle veut seulement souligner une différence qu’on serait presque tentée de définir comme une véritable différence spatio-temporelle, en ce sens que le monde tel que l’envisage Julien Gracq ne doit rien au lyrisme dionysiaque hérité de la poésie antique.

Ainsi, la position de la conscience au sein du paysage, telle qu’elle se présente dans La Sieste en Flandre Hollandaise participe de cette relation au monde. La pensée sort en quelque sorte d’elle-même dans une étrange coïncidence avec ce qui l’entoure : ‘“’ ‘ (...) la dernière chambre du labyrinthe donne sur une disposition intime de l’âme ”’ 825. Le dédale est autant intérieur qu’extérieur, mais c’est le ‘“’ ‘ jeu de l’oie’ ” du paysage qui guide l’esprit vers son centre : ‘“’ ‘ la fleur mystérieuse qu’elle abrite, c’est à la plante humaine qu’il est demandé de la faire s’entrouvrir dans une ivresse d’acquiescement aux esprits profonds de l’Indifférence’ ”826. La coïncidence entre la nature et l’homme s’accentue donc, dans une synthèse poétique : l’homme est cette “ plante ” qui peut vivre en accord intime avec la vie et les êtres naturels dont Julien Gracq parle dans Les Yeux bien ouverts. Comme l’écrit Bernhild Boie, cette image exprime ‘“’ ‘ le sentiment confiant, émerveillé, d’une présence au monde, par quoi son oeuvre s’oppose à toute littérature d’exclusion’ ”827. Dans Pourquoi la littérature respire mal. C’est justement cette image que Julien Gracq reprend dans Pourquoi la littérature respire mal, précisant le sens qu’il lui donne en évoquant ‘“’ ‘ L’exclusion de cette espèce de mariage, mariage d’inclination autant et plus que de nécessité, mariage tout de même confiant, indissoluble qui se scelle chaque jour et à chaque minute entre l’homme et le monde qui le porte, et qui fond ce que j’ai appelé pour ma part la plante humaine ”’ 828.

L’auteur rencontre encore une fois à son insu la pensée de certains artistes de Land art, tel par exemple l’Anglais Andy Goldsworthy qui, “ dans un entretien filmé avec l’archéologue Colin Renfrew souligne au contraire les profondes analogies entre la pensée de l’historien et celle de l’artiste, et sa volonté, à l’inverse de tout anti-humanisme, de resserrer encore les liens entre l’homme et la terre ”829. Dans Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq ne dit pas autre chose : ‘“’ ‘ Il n’y a pas de place pour cette plante humaine dans la littérature de notre temps, et on dirait que tout y a été dit de l’homme, sauf ceci tout de même essentiel : cette bulle enchantée, cet espace au fond amical d’air et de lumière qui s’ouvre autour de lui et où tout de même, à travers mille mots, il vit et refleurit’ ”830. Julien Gracq ne récuse pour autant pas la vision tragique de l’existence, ni la nécessité de la vigilance historique et politique : ‘“’ ‘ Il faut ici bien se faire entendre. Il ne s’agit pas d’abandonner le refus et la révolte qui sont dans l’homme aussi essentiels que sa conscience même’ ”831,. Mais selon Julien Gracq, cette exigence ne doit pas s’opposer à la nécessité de reconquérir la totalité de notre être-au-monde : ‘“’ ‘ Ce pacte encore renoué (...) avec les puissances d’un monde sans âge, resté fraternel et amical – si nous savons encore communier, si nous savons encore nous ouvrir à lui entre deux lectures de quotidiens politiques – je suis prêt à lui reconnaître une valeur d’exemple’ ”832.

C’est la raison pour laquelle Julien Gracq ajoute aussitôt : ‘“’ ‘ Le monde n’a jamais pu nous être aussi inamical, aussi fermé, aussi irréductiblement étranger qu’on le dit, puisqu’il y a toujours eu des poètes’ ”, le mot de poète étant à prendre au sens élargi d’écrivain, comme le montre la suite de ce passage. Julien Gracq ajoute en effet : ‘“’ ‘ Une page de Tolstoï – que Dostoïevski n’a pas tué autant qu’on veut bien le dire – et je choisis Tolstoï seulement parmi d’autres écrivains comme exemple de ceux que j’appelle pour ma part les grands végétatifs, nous rend à elle seule le sentiment perdu d’une sève humaine accordée en profondeur aux saison, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité, et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée, nous communiquons entre nous’ ”. Cette page pourrait sembler naïve à celui qui la lirait comme l’expression d’une simple nostalgie sentimentale, elle prend un autre relief lorsqu’on prête attention à l’anthropologie poétique qu’elle propose. C’est toute la poétique fusionnelle de La Sieste en Flandre hollandaise qui s’y trouve impliquée.

Notes
820.

Lettrines 2, op. cit., p.280.

821.

Cité par Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, op. cit., p.129.

822.

Id., p.129.

823.

Lettrines 2, op. cit., p.280.

824.

Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, op. cit., p.162.

825.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.319.

826.

Id., p.319.

827.

Note de la page 319, p.1239-1240.

828.

Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., p.879.

829.

Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, op. cit., p.148.

830.

Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., p.879.

831.

Id., p.880.

832.

Ibid., p.879.