3) Le devenir végétal de la pensée

Si l’on veut mieux comprendre cette poétique des “ grands végétatifs ”, il faut songer à ces mots de Gilles Deleuze : ‘“’ ‘ En général, quel grand écrivain n’a su créer ces êtres de sensation qui conservent en soi l’heure d’une journée, le degré de chaleur d’un moment (les collines de Faulkner, la steppe de Tolstoï ou celle de Tchekhov) ? (...) C’est l’énigme (souvent commentée) de Cézanne : ’ ‘“’ ‘ l’homme absent mais tout entier dans le paysage ”. Les personnages ne peuvent exister, et l’auteur ne peut les créer, que parce qu’ils (...) sont passés dans le paysage et font eux-mêmes partie du composé de sensations ”’ 833. Ce que Gilles Deleuze dit ici du personnage littéraire vaut aussi pour le sujet en relation avec le monde, et c’est ainsi qu’il parvient justement à créer “ ces êtres de sensation ” que sont les grands textes dans lesquels peuvent se conserver des êtres et des moments du monde. L’écrivain lui-même, pourrait-on dire passe tout entier dans le paysage, comme le montre assez bien la langue admirable de Julien Gracq, et avant l’écrivain, dans une expérience extatique qui est aussi déjà esthétique, le voyageur de La Sieste en Flandre Hollandaise est aussi passé dans le paysage et fait lui-même partie du composé de sensations.

Gilles Deleuze parle à cet égard de ‘“’ ‘ devenir non humain de l’homme’ ” et ajoute à la page suivante : C’est plutôt une extrême contiguïté, dans une étreinte de deux sensations (...). André Dhôtel a su mettre ses personnages dans d’étranges devenirs-végétaux, devenir arbre ou devenir aster ; ce n’est pas dit-il que l’un se transforme en l’autre, mais quelque chose passe de l’un à l’autre. Ce quelque chose ne peut pas être précisé autrement que comme sensation. C’est une zone d’indiscernabilité, comme si des choses, des bêtes et des personnes (...) avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l’infini qui précède immédiatement leur différenciation naturelle ”834.

Cette page s’applique particulièrement au cas de La Sieste en Flandre hollandaise, où Julien Gracq emploie déjà l’image de la vie végétative et de la sève humaine. En effet, la conscience d’être ‘“’ ‘ n’est plus aux frontières du corps qu’une légère sueur qui ne semble faite que pour nous rafraîchir en s’évaporant à mesure, dissiper dans le néant un trop-plein de sève qui monte, dans l’épaisse sécrétion végétale, de l’apoplexie de cette nature verte et de cette argile qui se souvient de la mer. Le monde reflue sur nous compact dans le retrait des pointes acérées de l’interrogation qui le dilacère ”’ 835. Nous sommes ici dans la zone d’indiscernabilité dont parle Gilles Deleuze. La conscience ne se volatilise pas, elle se déplace ‘“’ ‘ aux frontières du corps ’” et devient ‘“’ ‘ une légère sueur’ ” qui libère ‘“’ ‘ un trop plein de sève la sève ”’ et partage avec la nature une même vitalité substantielle. Cette osmose miraculeuse de l’homme et du monde n’absorbe pas l’un dans l’autre, mais les porte l’un vers l’autre par un jeu de métamorphoses graduelles. Ce n’est pas l’enfermement irréversible de Daphné qui s’abîme dans le laurier, mais une réorientation de l’être, due au reflux compact du monde auquel il participe, de sorte qu’il est alors moins présence au monde que présence dans le monde.

Le texte manifeste cette nouvelle disposition sur le plan sensible de l’écriture poétique et crée un véritable composé de sensations : assonances et allitérations évoquent tour à tour la légèreté et la fraîcheur de cette pensée qui se distille en une sueur subtile, et la profusion gorgée de sucs et de matière de ‘“’ ‘ cette nature verte et de cette argile qui se souvient intimement de la mer ’”836. On notera par exemple l’importance des sonorités alourdies, émollientes et englobantes dans ‘“’ ‘ un trop-plein de sève qui monte ’”, ‘“’ ‘ Le monde reflue sur nous compact’ ”, tandis que la tension de la pensée soucieuse est exprimée par les sonorités sifflantes et râpeuses du ‘“’ ‘ retrait des pointes acérées de l’interrogation qui le dilacère’ ”. L’expérience immédiate n’est pas poétisée par l’écriture, mais portée du plan de la conscience vécue à celui de son expression et de sa manifestation dans le langage, comme si l’état mixte dans lequel se trouve le voyageur devenait semblablement un état mixte de la parole devenant objet, ou pour parler le langage de Deleuze ‘“’ ‘ un bloc de sensations’ ” mêlant et unifiant la pensée, le corps, l’émotion et le monde.

Ce devenir végétal de l’écriture et de l’esprit frappe d’autant plus qu’une fois encore, l’art de notre époque cultive et accomplit à sa manière la même expérience. Ainsi, l’Italien Giuseppe Penone, d’origine rurale, ne cesse d’interroger et d’objectiver dans ses oeuvres son propre devenir végétal. Parfois, l’acte artistique exprime une volonté délibérée, et va à la rencontre de l’arbre : ‘“’ ‘ Je me suis agrippé à un arbre. J’ai marqué avec des clous le tracé de ma silhouette à tous les points de contact. Alors, quand il grandira, il gardera la mémoire de mon geste’ ”837. Parfois, L’artiste s’efface devant la nature, oeuvre dans le but de la réveiller dans les objets fabriqués par l’homme. Ainsi, il travaille ‘“’ ‘ pour extraire d’une poutre la forme de l’arbre qui s’y trouve fossilisée ”’ 838 en creusant la poutre jusqu’à son anneau de croissance dont les noeuds indiquent le départ des branches. Cette résurgence de l’arbre caché dans la poutre est aussi symboliquement celle du lien oublié sinon perdu, de l’homme avec le monde. Dans sa Liturgie du bois, l’artiste écrit : ‘“’ ‘ J’attends immobile de devenir la croissance végétale ”’ 839.

Sans doute, ce devenir végétal n’est pas repos de l’esprit dans la présence retrouvée du monde, mais se présente plutôt comme une tentative de franchir les limites, plus proche de la métamorphose de Daphné que l’osmose éveillée dont il est question dans La Sieste en Flandre hollandaise. Il n’en reste pas moins que l’artiste ne cesse de rêver un état où l’homme et le végétal coïncident, comme dans la série des Grands gestes végétaux qui tracent des figures mi-humaines, mi-végétales.

Il faudrait encore citer l’artiste allemand Wolfgang Laib qui consacre une grande partie de son activité dans la nature à récolter des pollens pour les présenter ensuite sous forme d’immenses monochromes disposés au sol ou de petits cônes également alignés à terre et nommés par l’artiste Montagnes que l’on ne peut escalader. La démarche de Wolfgang Laib est sans doute plus proche de la rêverie végétale et naturelle de Julien Gracq, en ce que, selon la belle formule de Guy Tosatto, l’artiste ‘“’ ‘ devient cette conscience éveillée, cet être lumineux ouvert à tous les phénomènes de la nature qui dans un échange silencieux entame avec elle un dialogue serein’ ”840.

Jusque dans les différences qui les opposent ou les apparentent ces attitudes artistiques et la rêverie gracquienne du devenir végétal de la conscience définissent un espace commun, celui d’une culture qui ne pense plus sa relation au monde sur le mode de l’utilité, de la séparation, de l’indifférence, ou même du lyrisme traditionnel mais vient chercher en lui une autre vie, celle des “ grands végétatifs ” célébrés par Julien Gracq. Qu’on songe encore sur ce point à Francis Ponge – dont l’oeuvre de Giuseppe Penone est peut-être plus proche à certains égards, et dont Julien Gracq admire la poésie jusqu’à donner sa propre version du Carnet de bois de pins dans Les Carnets du grand chemin. Et lui consacrer en 1986 un article significativement intitulé: Francis Ponge. Une oeuvre amicale. Dans le célèbre poème du bois de pins, Francis Ponge écrit notamment : ‘“’ ‘ Une infinité de cloisonnements et de chicanes fait du bois de pins l’une des pièces de la nature les mieux combinées pour l’aise et la méditation des hommes’ ”841.

Comme le paysage des polders divisé en chambres, le bois de pin présente un espace compartimenté, bien qu’ouvert, et s’il résulte d’une action spontanée de la nature, il n’en présente pas moins une régularité géométrique qui séduit le regard et l’esprit. C’est pourquoi il est voué ‘“’ ‘ à l’aise et à la méditation de l’homme’ ”. Certes, cette méditation est moins suggérée par le mystérieux reflux du monde sur la conscience épurée, qu’elle ne vient occuper un lieu qui semble disposé à son intention, selon le principe heureux d’un véritable finalisme poétique. La méditation trouve donc dans le bois de pin une chambre où déployer son élan autonome, elle n’est pas une osmose avec la nature. En outre, le bois de pin n’est pas seulement propice à la pensée, il convient aussi aux “ aises ”, c’est-à-dire au confort du promeneur qui vient s’y détendre, alors que la Flandre hollandaise propose en son dédale une véritable expérience métaphysique qui dépasse le simple désir de quiétude.

En effet, Le reflux du monde sur la conscience élargie s’accompagne d’une sensibilité nouvelle. Le corps ‘“’ ‘ ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le sentiment d’une liberté fonctionnelle encore inconnue’ ”842 et accède ainsi à une véritable respiration cosmique : ‘“’ ‘ on dirait que les pores de la terre sont ici plus ouverts qu’ailleurs ”’ 843. Souffle humain et souffle terrestre coïncident et développent ensemble cette libre respiration. Mieux encore, ils font naître une véritable atmosphère : Plus d’horizon, mais plutôt l’opacité immatérielle d’un voile de tulle qu’approche de ce sommeil éveillé comme une moustiquaire une débauche sans mesure d’inattention : la contraction de cette fine bulle de transparence emprisonne autour de nous un morceau indifférencié de nature suffisante ”844. Ce n’est alors plus la face de la terre qui se révèle à la conscience, mais son corps exalté par l’ouverture de ses pores.

Notes
833.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ? , Minuit, Paris 1991, p.159.

834.

Id., p.163-164. L’ouvrage d’André Dhôtel mentionné par Gilles Deleuze n’est autre que Terre de mémoire.

835.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.319.

836.

Ibid., p.319.

837.

Citation de Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, op. cit., p.167.

838.

Id., p.168.

839.

Giuseppe Penone, Liturgie du bois, in cat. Giuseppe Penone. Creuser la mémoire de la boue, palais des Beaux-Arts de Charleroi, 1986, p.21.

840.

L’offrande éblouie, catalogue Wolfgang Laib, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1986, p.6.

841.

Francis Ponge, Carnet de bois de pins, La rage de l’expression, Collection Poésie Gallimard, Paris, 1976, p.108.

842.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.319-320.

843.

Id., p.320.

844.

Ibid., p.320.