4) Le voile de tulle de Julien Gracq et le napperon étoilé de Francis Ponge

Le morceau de nature ainsi isolé est une sorte de petite terre enveloppée dans la bulle à demi transparente de son atmosphère, et les comparaisons tissées peu à peu avec le voile de tulle et la moustiquaire, ne se dessaisissent pas d’un certain humour discret et légèrement distancié qui a quelque chose de Pongien. Même la formule finale qui resitue ‘“’ ‘ autour de nous’ ” l’ensemble de ce ‘“’ ‘ morceau de nature indifférenciée ”’ 845 évoque l’univers de Francis Ponge. On pense par exemple à La fin de la Maison Paysanne : ‘“’ ‘ La fenêtre est ouverte, le ciel tout à fait net. L’ornant, des points et des broderies, comme un napperon étoilé. / Ni la musique de Pythagore, ni le silence effrayant de Pascal : quelques choses très proches et très précises, comme une araignée doit apercevoir de l’intérieur sa toile quand il a plu et que des gouttelettes à chaque croisillon brillent’ ”846.

Certes le regard du poète se porte vers les étoiles et non vers un horizon ‘“’ ‘ d’opacité immatérielle’ ”, comme celui de Julien Gracq, mais les étoiles se sont elles-mêmes rapprochées et ont perdu leur mystère sublime en devenant des ponts de napperon brodé. L’univers se réduit aux dimensions d’une toile d’araignée, un voile le limite et le réunit pour les yeux qui l’observent. De même que Julien Gracq écrit : ‘“’ ‘ Plus d’horizon, mais plutôt l’opacité matérielle d’un voile de tulle’ ”, Francis Ponge pourrait dire : ‘“’ ‘ Plus d’infini sidéral, mais plutôt l’étoilé immatériel d’un napperon brodé ’”. La disparition de l’infini pascalien et de la musique des sphères n’introduit pas une véritable différence entre la sensibilité des deux auteurs, car ‘“’ ‘ le bruissement doux et perpétuel des peupliers ’”, n’a rien d’une musique des sphères. Plus modeste, plus familier, il est seulement le chant monodique du ‘“’ ‘ morceau de nature indifférenciée’ ” où se couche le corps. Tout cela n’est finalement “ rien de plus que ce froissement d’herbe frais sous les paumes, le scintillement sur le ciel des feuilles de tremble qui semble aiguiser l’immobilité ”. C’est un moment, un “ lieu exigu de la terre ” qui est “ sans ailleurs ” et l’homme redevient un pur sentir impersonnel : ‘“’ ‘ on se sent là, aux lisières attirantes de l’absorption, une goutte entre les gouttes, exprimées un moment avant d’y rentrer de l’éponge molle de la terre ”’ 847.

Comme dans le poème de Francis Ponge, la fin de La Sieste en Flandre hollandaise fait donc apparaître l’image des gouttes, mais ici, elles désignent l’homme et non les étoiles. En revanche, la conception matérielle et modeste de l’homme comme simple expression momentanée de la terre rejoint étrangement la métaphysique et la physique poétiques de Francis Ponge, jusque dans l’involontaire quasi jeu de mot de la dernière ligne, comme si le texte voulait ici, comme à l’insu de son auteur, signaler une proximité poétique dans une signature secrète, (on pourrait aussi mettre en relation plus indirecte cette dernière phrase de La Sieste en Flandre hollandaise avec une autre formule de l’artiste italien Giuseppe Penone, déjà mentionné précédemment : ‘“’ ‘ Pour réaliser la sculpture, il faut que le sculpteur se couche, s’étende par terre en se laissant lentement, doucement et sans hâte glisser ; enfin parvenu à l’horizontalité, il faut qu’il concentre son attention sur son corps qui, pressé au sol, lui permet de voir et de sentir contre soi les choses de la terre ’”848.

En dépit de leur troublante proximité métaphysique, La Sieste en Flandre hollandaise diffère de La Maison Paysanne. Julien Gracq pense en termes de communion possible entre le monde et l’homme : toutes choses communient parfaitement dans le perméable ”, alors que dans La Maison Paysanne ou dans d’autres poèmes, Francis Ponge n’évoque qu’un rapprochement favorable au sentiment d’intimité familière. Le voyageur couché de La Sieste en Flandre hollandaise vit quant à lui une situation d’osmose éveillée, le ‘“’ ‘ sommeil éveillé’ ” dont parle le texte, et demeure ‘“’ ‘ aux lisières attirantes de l’absorption’ ” sans pour autant basculer. Il est bien dans la posture de passage à la limite dans la ‘“’ ‘ zone d’indétermination’ ” dont parle Gilles Deleuze, sans cependant franchir cette limite, et il se pense explicitement dans un devenir à la fois végétal, humain, moléculaire et terrestre, au double sens de ce terme.

On remarquera que la limite évoquée n’a rien d’une ligne rouge abstraite et conventionnelle, mais qu’elle prend la forme concrète de ‘“’ ‘ lisières attirantes’ ”, traçant ainsi une zone incertaine de passage gradué à l’image des bordures forestières qui sont autant des tracés séparateurs que des frontières ouvertes entre intérieur et extérieur. Ainsi se tisse et se dessine un monde immédiat ‘“’ ‘ où toutes les pressions s’annulent et s’équilibrent ”’, même si la communion parfaite entre les choses qu’il révèle à l’auteur n’est pas dépourvue non plus d’une certaine inquiétude diffuse, car l’être-au-monde devient aussi ‘“’ ‘ un ludion désancré qui flotte jusqu’à la nausée entre l’herbe et les nuages’ ”849. Il n’en reste pas moins que La sieste en Flandre hollandaise désigne une expérience de rassemblement de l’homme et du monde, et que, malgré le très léger malaise sous-jacent qui l’accompagne, elle exprime essentiellement un calme sentiment de totalité suffisante incantée par la rumeur apaisante de la terre.

L’ensemble de ces expériences définit bien une sensibilité nouvelle de l’homme envers le monde, et de l’écriture qui l’exprime. Toutefois, cette manière d’être, existentielle et poétique, n’a pas fait table rase de tout passé. Bien au contraire, elle s’enracine et s’alimente de ce passé littéraire, spéculatif et artistique, selon le principe électif des préférences. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, une telle disposition ne s’inscrit pas en faux contre l’idée d’un Julien Gracq résolument moderne. Elle la justifie en aval, en ce sens que, comme le rappelle Michel Butor dans Répertoire, la relecture et l’écoute attentive du passé par des yeux et une oreille modernes réveille l’inactualité indestructible des oeuvres du passé, pour mieux nourrir et féconder les oeuvres d’aujourd’hui. Les univers auxquels la poétique gracquienne de l’être-au-monde est attachée, ne peut que servir à mettre en relief la singularité de Julien Gracq.

Notes
845.

Ibid., p.320.

846.

Francis Ponge, La Maison paysanne, Pièces, Collection Poésie Gallimard, Paris 1962, p.37.

847.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.320.

848.

Giuseppe Penone, Catalogue d’exposition, p.16.

849.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.320.