5) Les noces rompues de l’homme avec le monde

La modernité de La Sieste en Flandre hollandaise et des positions d’être qui s’y dévoilent consiste encore, de manière apparemment paradoxale, dans une relecture du monde à travers la référence au Romantisme allemand, et plus particulièrement à l’oeuvre de Schlegel. Bernhild Boie propose une lecture généalogique de La Sieste en Flandre Hollandaise, en se tournant vers le Romantisme allemand. Comme on le devine, ce rappel n’est pas exactement un retour, mais plutôt une manière de réinventer une origine, avec toute la distance que cela suppose envers une identification naïve. Dans sa longue notice à Liberté grande, Bernhild Boie montre le lien de la rêverie d’unité mise en oeuvre dans La Sieste en Flandre Hollandaise, avec ‘“’ ‘ le rêve romantique de l’accord avec la vie secrète de la planète’ ”850. Cette proximité s’exprime notamment dans le motif du “ relâchement de toute tension ” et de “ l’endormissement ”851. Bernhild Boie en donne un exemple en citant un passage de la Lucinde de Friedrich Schlegel, ‘“’ ‘ très proche par sa pensée et sa formulation, et auquel ’” l’auteur allemand “ donne le titre “ Idylle sur l’oisiveté ”852. Voici ce passage, tel que Bernhild Boie le retranscrit dans sa notice : ‘“’ ‘ Ce n’est que par le calme et la douceur, dans le silence sacré de la véritable passivité que l’on peut se souvenir de tout son Moi, que l’on peut contempler le monde et la vie. (...) En un mot, plus est divin un homme – l’oeuvre d’un homme – plus il ressemble à une plante ; et de toutes les formes supérieures de la nature, celle-là est la plus morale et la plus belle. Ainsi la vie supérieure ne serait rien que la pure vie végétative’ ”853.

Il faut analyser ce passage avec attention afin de mesurer ce qui le rapproche, mais aussi le sépare de La Sieste en Flandre Hollandaise. Effectivement, Schlegel affirme la valeur d’un univers de sérénité naturelle ; il montre que la vérité de la vie et du Moi n’est pas dans l’agitation mais le repos de l’âme. Il y a bien aussi pour Schlegel une plante humaine : celle-ci se définit par un principe vital qui unit l’homme au monde végétal et lui donne de l’intérieur et par essence la possibilité d’une ‘“’ ‘ pure vie végétative ’”. D’autres passages du même récit, non cités par Bernhild Boie dans sa notice, expriment des idées similaires et exemplifient l’analogie entre l’humanité et les végétaux en partant des métaphores les plus conventionnelles de la féminité, pour les élever par développements successifs, au rang d’une véritable conception poétique de l’humanité. Si la jeune fille nous semble traditionnellement être une fleur, c’est qu’elle en est effectivement une, tout comme l’être humain en général. Schlegel fait alors cette remarque, lourde de sens qui semble anticiper l’expérience de l’être-au-monde, évoquée dans La Sieste en Flandre Hollandaise : ‘“’ ‘ Si le bourgeon avait la faculté de sentir, le pressentiment de la fleur ne serait-il pas plus perceptible en lui que sa conscience de soi ?’ ”854.

Mieux encore, Schlegel médite la signification profonde du sommeil en ces termes : ‘“’ ‘ Je pensai alors avec une extrême indignation aux hommes qui veulent faire disparaître le sommeil de la vie’ ”855. Dans Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq fait écho à cette formule lorsqu’il évoque les ‘“’ ‘ noces rompues’ ” de l’homme et de la nature, et ‘“’ ‘ Ces immenses réserves de calme d’où monte le sentiment aveugle, débordant, du consentement confiant et de l’accord’ ”856. Certes, Julien Gracq ne parle pas ici du sommeil comme tel, mais se représente cependant l’accord perdu comme une réserve inépuisable dont le calme renvoie bien à l’idée d’un repos puisé dans le lien de l’homme au monde. Une des grandes toiles du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich représentant un étang reflétant un ciel circulaire qui ressemble au globe terrestre s’intitule d’ailleurs La Grande Réserve, et dans cette oeuvre encore, l’eau étendue au milieu de la campagne présente à l’oeil et à l’esprit l’image métonymique de la terre. Le paysage au centre duquel brille cet étang est quant à lui désert. Le peintre le montre dans une heure incertaine qui peut aussi bien être l’aube qu’un crépuscule, c’est-à-dire l’un de ces moments où le monde est encore plongé dans les limbes de la nuit, ou se prépare au contraire à sombrer dans le sommeil.

Dans Lucinde, Schlegel poursuit de son côté sa réhabilitation du sommeil en contestant la valeur de l’action comprise comme une fin en soi et célèbre l’attitude des poètes, des sages et des saints dans les termes suivants : ‘“’ ‘ Comme ils rivalisent dans l’éloge de la solitude, des loisirs, de l’insouciance et de l’inaction libérales ! Et à juste titre : tout ce qui est bon et beau existe déjà et se conserve par sa propre force. A quoi rime alors cet effort, ce progrès sans répit ni axe ? Cette tornade, comment donnerait-elle une sève nourricière ou une belle forme à la plante infinie de l’humanité grandissante et parachevée d’elle-même dans le silence ?’ ”857.

Julien Gracq, homme du XX° siècle, ne juge pas si sévèrement l’évolution du monde, infiniment plus spectaculaire à son époque qu’à celle de Schlegel. Il dit par exemple dans Lettrines qu’il n’a guère de regret des temps anciens du bocage aujourd’hui détruit par le remembrement. Il n’éprouve par ailleurs nulle aversion entre les transformations du monde par la technique, comme le prouvent déjà les poèmes du paysage industriel et de la ville future, dans Liberté grande. En revanche, dans Pourquoi la littérature respire mal, l’auteur admet parfaitement et pose même en principe la nécessité pour la culture de s’ouvrir à nouveau et de réaccorder l’homme et le monde. D’autre part, le portrait moral des poètes, des sages et des saints capable de vivre dans la solitude et recherchant ce que Schlegel nomme ‘“’ ‘ l’insouciance du loisir libéral ’”, correspond admirablement au tempérament de Julien Gracq et à celui de ses principaux personnages. Qu’on songe par exemple à la célèbre Fiche signalétique des personnages de mes romans, placée dans Lettrines, dans laquelle il note en regard de la rubrique “ Profession : sans ”, en regard de la rubrique “ Activités : en vacances ”, et enfin en regard de la rubrique “ Sports pratiqués : rêve éveillé – noctambulisme ”858.

Cependant, la vie végétative, telle que la définit Schlegel, n’est pas dépourvue de significations annexes à l’expérience immédiate que vit le voyageur de La sieste en Flandre hollandaise, et que l’écriture de ce texte exprime poétiquement. Schlegel pose en principe une signification morale et esthétique qui assure à la vie végétative et aux oeuvres qui l’incarnent une valeur supérieure. Ces considérations sont étrangères à Julien Gracq. On voit que malgré ce qui les relie, les deux auteurs ont donc une approche fort différente de la notion de plante humaine et de vie végétative, même si, Julien Gracq reconnaît lui-même dans Préférences l’importance du Romantisme allemand. Dans le cas présent, la différence essentielle repose sur trois critères.

Chez Schlegel, l’éloge de la vie végétative a un caractère théorique : l’auteur forge un concept dont la portée est nécessairement universelle, alors que Julien Gracq écrit un poème en prose qui fait vivre dans le langage une expérience vécue. Schlegel construit une anthropologie fondée sur une hiérarchie, tandis que Julien Gracq délimite le contenu de l’expérience existentielle à laquelle il se réfère. Enfin, Schlegel assigne à la notion de vie végétative une dimension mystique en associant la part du divin dans l’homme et dans ses oeuvres, à la ressemblance avec les plantes. Julien Gracq n’envisage à aucun moment cette dimension, tout au contraire. La vie végétative de la plante humaine ne la dirige pas vers le haut, mais lui rappelle le bas dont elle est issue et auquel elle reviendra. L’homme ne s’apparente pas au ciel, mais à la terre élémentaire qui permet en l’exprimant à la manière d’une goutte d’eau de vivre une existence transitoire, et c’est ainsi que l’expérience relatée dans La Sieste en Flandre hollandaise est aussi accompagnée d’un certain effroi et d’une forme de malaise latent.

S’il origine l’expérience de ce poème dans le souvenir du Romantisme allemand, Julien Gracq ne se livre donc pas ici à un pur rabattement, mais produit une véritable image dialectique de l’être en fusion hyperbolique avec le monde, montrant poétiquement en quoi la position romantique est encore et n’est plus possible, ne se peut désormais concevoir et vivre que sur le mode d’un dessaisissement de soi qui ne franchit cependant pas la frontière au-delà de laquelle se perdrait la capacité à porter un jugement. C’est pourquoi la fin du poème oscille ainsi entre fascination et inquiétude sous-jacente. L’image du “ voile de tulle ” absorbant celui qui le contemple, produit une sorte de présence auratique au monde, qui est moins image aperçue à l’extérieur de soi qu’atmosphère et tentation de s’abandonner à un état presque purifié de tout cogito. Le voile n’apporte en effet aucune vision susceptible de captiver et bouleverser le regard ; il se contente d’emprisonner la conscience dans sa “ fine bulle de transparence ” et de l’identifier presque complètement à la nature. Cette nature “ suffisante ”, qui n’est d’ailleurs qu’un morceau, ne permet donc pas à l’esprit d’accéder à quelque révélation transcendante. Elle se contente de le renvoyer au délice vaguement mêlé de nausée métaphysique du sol élastique, en associant la terre à une éponge molle, c’est-à-dire à une sorte de crâne mou et d’organisme intermédiaire, dans lequel le crâne et le corps finiront par être absorbés.

L’enracinement de l’écriture gracquienne dans le Romantisme n’a donc pas de portée spéculative et mystique, elle est avant tout de nature poétique, et existentielle, comme le laissent clairement entendre les passages consacrés à ce problème dans la dernière section de Préférences, consacrée à Novalis et au Romantisme allemand. Selon Julien Gracq, ce qui fascine durablement dans ce mouvement tient au fait que chacun de ses membres ‘“’ ‘ pour nous porte encore au front le signe d’une promesse ’”859, ou encore à ce que ‘“’ ‘ D’un esprit à l’autre, on le sent, non seulement les idées s’échangent, mais la sève circule. C’est un printemps sacré’ ”860. On remarquera qu’une fois encore, Julien Gracq emploie une métaphore végétale, afin de définir l’esprit du groupe Romantique. Il ajoute même quelques lignes plus loin que ‘“’ ‘ l’esprit, ici, semble-t-il, a soufflé fort, car pendant plusieurs années, c’est comme un tourbillon de feuilles dans le grand vent’ ”.

Le Romantisme allemand s’affirme bien d’emblée comme l’expression culturelle d’une puissance vitale issue du lien renouvelé avec la nature. Comme l’écrit Novalis dans une formule visionnaire citée par Julien Gracq, ‘“’ ‘ nous ne sommes nous-mêmes qu’un germe devenu apparent de l’amour entre la nature et l’esprit’. Aussi, le Romantisme n’est pas ‘“’ ‘ un rêve consolant, fait pour bercer l’imagination du pressentiment d’une autre vie à venir’ ”, mais ‘“’ ‘ l’avertissement électrisant que les champs étaient déjà blancs pour la moisson, que les temps étaient proches, qu’il n’y avait pas une minute à perdre ’”861. L’analyse de Julien Gracq se poursuit en ces termes : ‘“’ ‘ Rien ne peut nous aider mieux à définir l’originalité du Romantisme allemand que cette seconde ’ ‘“’ ‘ vague de rêve ” qui s’enfle et déferle à plus d’un siècle de la première’ ”862.

Cette “ seconde vague de rêve ” est bien évidemment le Surréalisme. Julien Gracq mesure avec clarté la relation tout à la fois intime et distante qui le lie au Romantisme allemand : ‘“’ ‘ la différence fondamentale entre le mouvement d’Iéna et le Surréalisme tient pour une part dans la reconnaissance angoissée que fait celui-ci – sans pour autant abandonner tout espoir – de certaines structures dures que le monde oppose à la volonté de libération de l’homme : la sexualité, la fatalité de l’histoire, de la ’ ‘“’ ‘ bataille d’hommes ”, le destin et la mort’ ”863. En somme, le Surréalisme a le sens du tragique et de la contradiction que le Romantisme allemand contourne avec la superbe indifférence de sa propre certitude. On retrouve ici la position inverse de celle qui s’exprimait dans Pourquoi la littérature respire mal. Il ne s’agit cependant pas d’un reniement ou d’un paradoxe mal assumé. Lorsque Julien Gracq fait l’éloge du monde romantique où ‘“’ ‘ l’homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain’ ”864, il rappelle avant tout, comme on sait, la nécessité de repenser les ‘“’ ‘ noces rompues de l’homme et du monde’ ”, à l’époque du désenchantement généralisé.

La sieste en Flandre hollandaise exprime poétiquement cette volonté qui situe Julien Gracq aux antipodes de la littérature en vogue dans les années cinquante et soixante, beaucoup plus qu’elle n’affirme une quelconque mystique, de sorte que même ce poème où semble évacuée la dimension historique, dialogue indirectement avec l’époque. Il ne faut pas oublier que la région dans laquelle a lieu cette expérience est aussi celle que Julien Gracq a parcourue avec ses soldats au moment de l’attaque allemande, dans la nuit de fantasmagorie angoissée que rapporte La nuit des ivrognes. Cependant, Bernhild Boie établit en un rapprochement entre ce long poème et l’enseignement du bouddhisme. Une citation tirée de la Lucinde de Schlegel souligne la relation du Romantisme allemand avec le Bouddhisme : ‘“’ ‘ Comme un sage de l’Orient, j’étais plongé tout entier dans une sainte apathie et une sereine contemplation des substances éternelles ’”865. Bernhild Boie compare ensuite La Sieste en Flandre Hollandaise avec un extrait du texte bouddhiste Sutta-Nipâta : ‘“’ ‘ Ce qui est devant toi, pose-le de côté, / et que rien ne subsiste après, derrière toi. / Ce qui reste au milieu, refuse de l’étreindre ; / C’est dans le calme, alors que tu progresseras’ ”866. La proximité du texte bouddhiste et du poème de Julien Gracq est en effet surprenante, particulièrement dans ses dernières lignes : Ce moment, et ce lieu exigu de la terre, tient en nous sa totalité et sa suffisance – il n’y a plus d’ailleurs – il n’y a jamais eu d’ailleurs – toutes choses communient parfaitement dans le perméable ”867. Elle l’est moins si l’on sait que Julien Gracq a précisément lu l’ouvrage de D.T. Susuki.

Encouragée par cette parenté à distance, Bernhild Boie interroge Julien Gracq sur ce sujet en 1964, et obtient une réponse très précise et très longue. L’auteur rappelle dans un premier temps l’analogie entrevue par les surréalistes entre le point sublime de non contradiction défini par Breton et le satori du Zen ‘“’ ‘ sorte d’illumination subite ou de saut brusque où les notions de sujet et d’objet s’annulent et où toute contradiction disparaît ”’ 868. Il est caractéristique que Julien Gracq rapporte cette expérience au Surréalisme et non à une mystique, comme d’autres l’auraient fait à sa place, pour sans doute commettre une erreur sur le sens effectif du Bouddhisme. Julien Gracq replace ensuite cette rêverie passive, engourdie, dans le cadre d’une expérience plus vaste de l’homme dont est née la notion de “ la plante humaine ”. La réponse se poursuit alors de la façon suivante: ‘“’ ‘ Cette réalisation, capable de faire disparaître l’opposition entre le sentiment du moi et l’existence du monde sensible, me paraît toujours la seule chose qui vaille d’être recherchée – c’est en cela que le bouddhisme Zen m’intéresse. Je suis porté à croire aussi à la justesse de la direction dans laquelle il cherche : c’est-à-dire à la non-valeur de l’action, aux vertus de la passivité, de la détente mentale complète, de l’absorption’ ”869.

C’est donc en des termes schlegeliens que Julien Gracq reconnaît son vif intérêt envers le bouddhisme, sans pour autant franchir le seuil qui sépare le sentiment d’une communauté de vue, de l’engagement spirituel et mystique. Il évoque notamment ‘“’ ‘ la justesse de la direction’ ” dans laquelle le bouddhisme Zen cherche, mais se garde bien de d’ériger celui-ci en modèle absolu. L’expérience de La Sieste en Flandre Hollandaise n’est d’ailleurs pas dépourvue d’équivocité. Le sentiment de liberté et de vacuité bienheureuse laisse parfois affleurer une sorte d’inquiétude, comme par exemple page 320, lorsque Julien Gracq écrit  que la conscience de soi n’est plus désormais qu’un ‘“’ ‘ ludion désancré qui flotte jusqu’à la nausée entre l’herbe et les nuages’ ”. De même, lorsqu’il se rappelle les polders de la Flandre hollandaise, dans La Forme d’une ville, l’auteur évoque cette ‘“’ ‘ sensation de passivité enivrée et comblée’ ”, qu’il qualifie avec une pointe d’ironie ‘“’ ‘ une bizarre illumination quiétiste’ ”. Les “ noces rompues ” sont renouées, mais elles ne donnent pas lieu à une fusion totale.

On retrouve l’image d’un monde végétatif offrant un refuge méditatif dans Les Eaux étroites , même si la tentation de franchir les “ lisères attirantes de l’absorption ” y est plus grande que dans La Sieste en Flandre Hollandaise et déplace le vertige de la conscience un degré au-delà de l’osmose éveillée. Des traits distinctifs apparentent en effet le paysage des bords de l’Evre à celui des campagnes hollandaises : ‘“’ ‘ Ce sont presque, sur les deux rives, les gazons, les nymphées, les roselières décoratives et plumeuses d’un parc spacieux ’”870. D’autres traits remarquables apparaissent bientôt dans la description : ‘“’ ‘ Le silence pourtant déjà se déchire malaisément ; il n’accueille plus que les échos espacés d’une vie distraite, que le rideau des peupliers commence à masquer ”’ 871. Il en résulte un sentiment étrange que l’auteur analyse longuement sous le nom de ‘“’ ‘ rêverie fascinée’ ”, et qui, selon lui, est ‘“’ ‘ la plus exclusive, la plus obsédante de toutes ’”872.

Le texte discute alors la psychanalyse de l’imagination matérielle de Gaston Bachelard, pour en reconnaître la valeur et la portée, mais aussi pour montrer qu’elle ne suffit pas à définir les agents essentiels de toute rêverie. Selon lui l’essence de la rêverie intéresse d’autres critères que la seule dynamique des éléments. Ainsi, la rêverie fascinée ‘“’ ‘ conduit sans doute par un chemin descendant, selon une pesanteur spécifique, vers ces régions frontalières où l’esprit se laisse engluer par le monde, et presque intégrer dans un de ses règnes’ ”873. Dans une telle rêverie se retrouvent de manière presque identique les images fondamentales de La Sieste en Flandre Hollandaise. On y retrouve en effet l’image des lisières et celle d’une intégration de l’esprit par le monde. Ici, cette intégration se penche de l’autre côté de la frontière, car la conscience se laisse engluer, et semble donc davantage prisonnière du monde que le ‘“’ ‘ sommeil éveillé’ ” de La Sieste en Flandre Hollandaise. Cependant, une fois encore, l’esprit est associé à l’un des règnes du monde. Il ne s’agit plus seulement du règne végétal, mais aussi du règne des eaux à demi endormies de la rivière que le promeneur parcourt en barque.

A cette forme descendante de la rêverie, l’auteur oppose une forme ascendante, faîte d’une ‘“’ ‘ légèreté irréelle, un certain sentiment de bonheur aussi dans la légèreté auquel rien ne ressemble dès qu’on s’y engage’ ”874. Cette seconde rêverie concerne évidemment moins la communion de la conscience avec les ‘“’ ‘ esprits profonds de l’Indifférence’ ”, dont il est question dans La Sieste en Flandre Hollandaise, encore que les deux états puissent éventuellement coïncider, lorsque le voyageur couché dans l’herbe de la campagne hollandaise, éprouve un sentiment de respiration plus libre, se sent flotter entre terre et ciel et perçoit l’horizon comme un voile de tulle immatériel ou une bulle transparente. La spécificité du voyage sur l’eau réside sans doute dans son mouvement, aussi lent soit-il, qui oriente la rêverie et le sentiment de participation au monde : ‘“’ ‘ On s’abandonne les yeux fermés à l’eau qui, inépuisablement ouvre les chemins ; nulle excursion n’est plus envoûtante que celle où le bien-être inhérent à tout voyage au fil de l’eau se double de la sécurité magique qui s’attache au fil d’Ariane’ ”875.

La conscience se trouve alors dans une situation paradoxale qui conditionne son état : le promeneur en barque est en effet immobile dans son embarcation, mais il est entraîné par le courant qui ouvre pour lui des chemins inépuisables. Statisme et mouvement s’allient dans cet abandon confiant de soi-même au fil d’Ariane des eaux et conduisent le promeneur dans un monde étrange : ‘“’ ‘ (...) ce silence, un doigt sur les lèvres, debout et immobile, et matérialisé à demi au creux de ces étroits pleins de présences païennes, c’est vraiment le génie du lieu qui l’impose’ ”876.

On reviendra par la suite plus longuement sur la notion gracquienne de génie du lieu. Il faut déjà noter ici la manière dont le texte personnifie le silence et l’associe aux ‘“’ ‘ présences païennes’ ” qui subsistent ‘“’ ‘ au creux de ces étroits’ ”. Le promeneur est envoûté au double sens du terme, dans la mesure où il subit le charme un peu inquiétant des lieux qu’il traverse et subit l’attraction du courant sous ‘“’ ‘ la fuite attirante des voûtes d’arbres qui couvrent en berceau le canal courant droit jusqu’à l’horizon ’”877. La forme employée rappelle ‘“’ ‘ les lisières attirantes de l’absorption’ ” dont il est question à la fin de La Sieste en Flandre Hollandaise. Comme le voyageur séduit par la campagne des polders, le promeneur aux yeux fermés des Eaux étroites glisse aux limites du sommeil et se laisse imposer un certain sentiment de lui-même et du monde, par ce qu’il nomme ici le ‘“’ ‘ génie du lieu’ ”. L’excursion au fil de l’Evre relève finalement de ce que Julien Gracq nomme des ‘“’ ‘ chemins de vie’ ”878 au double sens biographique et existentiel du terme. Le voyage de la conscience élargie, dans La Sieste en Flandre Hollandaise, livre quant à lui des secrets de vie. Dans les deux cas, c’est une certaine communion avec le monde à demi végétatif qui crée la valeur intime et poétique de l’expérience et lui donne sa place dans l’oeuvre.

Notes
850.

Notice de Liberté grande, p.1220-1221.

851.

Id., p.1220.

852.

Ibid., p.1221.

853.

Friedrich Schlegel, Lucinde, Romantiques allemands, Bibiothèque de la Pléiade, t.I, Paris, 1963, p.548-549.

854.

Id., p.542.

855.

Friedrich Schlegel, Ibid, p.547.

856.

Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., p.879.

857.

Friedrich Schlegel, Lucinde, op. cit., p.547-548.

858.

Lettrines, op. cit., PII, p.153.

859.

Novalis et Henri d’Ofterdingen, Préférences, op, cit., PI, p.984.

860.

Id., p.984.

861.

Ibid., p.987.

862.

Ibid., p.994-995.

863.

Ibid., p.996.

864.

Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., p.879.

865.

Friedrich Schlegel, Lucinde, op. cit., p.547.

866.

Cité dans D.T. Susuki, Essais sur le Bouddhisme Zen, Albin Michel, Paris, 1940-1943 (3° ed.), p.183.

867.

La Sieste en Flandre hollandaise, op. cit., p.320.

868.

Bernhild Boie, Hauptmotive im Werke Julien Gracqs, op. cit., p.197.

869.

Id., p.197.

870.

Les Eaux étroites, op. cit., pII, p.531.

871.

Id., p.531-532.

872.

Ibid., p.540.

873.

Ibid., p.531. Michel Guiomar a consacré des pages remarquables au dialogue complexe de la pensée de Julien Gracq avec celle de Gaston Bachelard. Michel Guiomar, Rêverie et Imagination : J. Gracq et G. Bachelard : éléments d’un parallèle, d’une convergence ou d’une opposition, Julien Gracq, actes du colloque international Angers, 21-24 mai 1981, op. cit., p.52-68.

874.

Les Eaux étroites, op. cit., p.532.

875.

Id., p.544.

876.

Ibid., p.544.

877.

Ibid., p.544.

878.

Ibid., p.550.