Conclusion

La communion avec le monde suppose par conséquent une expérience privilégiée, réaccordant le désuni et libérant peu à peu l’esprit de son agitation et de ses pensées coutumières. C’est alors que le rêveur gracquien accède à un état de conscience plus large dans lequel il n’est plus seulement spectateur enthousiaste, comme Aldo dans Le rivage des Syrtes, ni même sujet d’une contemplation fascinée comme Grange dans le Balcon. La face de la terre se rapproche alors à l’infini, comme le visage d’Albertine penché sur celui du narrateur de La Prisonnière, mais, loin de se dissoudre dans une série d’aspects contradictoires que rien ne peut unir ni déchiffrer intégralement, il se mêle au regard et à l’esprit du voyageur gracquien, au point de devenir une partie de lui-même, dans le baiser métaphysique de l’indifférencié. La terre cesse d’être un visage et devient un milieu porteur, mélangé d’eau, de ciel et d’herbe, et la présence physique de la planète s’efface devant le sentiment diffus d’une sorte de cosmos indéfini au sein duquel, pensée et sensation, espace extérieur et intérieur, sol matériel et horizon sans pesanteur, finissent par se rejoindre et par coïncider.

Toutefois, l’expérience de l’unité retrouvée de l’homme et du monde, telle qu’elle s’exprime dans La Sieste en Flandre Hollandaise, ne constitue qu’une modalité particulière des expériences possibles de la terre, même si, peut-être, elle est la seule dans laquelle, corps et visage sont confondus. La communion bienheureuse du poète et du monde n’est ni un point d’aboutissement, ni un absolu indépassable que la conscience tenterait vainement de retrouver. L’Un n’est jamais un tout définitif, mais une simple figure de l’immanence, et l’univers de Julien Gracq résulte davantage du long tissage discontinu d’expériences ponctuelles de tonalités très diverses. La terre laisse affleurer parfois l’image de sa présence ou propose au rêveur un sentiment d’unité primordiale, mais c’est toujours à l’occasion d’une heure dont se suspend le cours, et plus encore d’un lieu particulier, un simple “ canton ”, selon l’expression favorite de Julien Gracq.

Cette discontinuité est également promesse d’une multiplicité inépuisable où la balance de sentiments peut vaciller entre une certaine ivresse tonique et un obscur malaise indéfini. A ce morcellement de l’immanence correspondent autant de motifs et d’images spécifiques qui caractérisent en propre l’écriture de Julien Gracq. Multiplicité des lieux, des motifs et des images, composent ensemble les figures de l’immanence.