Chapitre deux : Le tissu disparate du monde

Introduction

A l’opposé de ce que dit La Sieste en Flandre hollandaise l’expérience graquienne du paysage est généralement celle d’une conscience nomade qui ne tisse son lien avec le monde que de le traverser sans enracinement. Cette mobilité fondamentale ouvre sur une autre saisie de l’être qui pourrait se définir comme l’aventure d’une subjectivité lancée à la surface de la terre, et dont les stases épiphaniques se caractérisent essentiellement par une confrontation avec la diversité, la pluralité et la différence. Le monde n’est pas un tout qui se donne à travers une appréhension essentialiste, mais se révèle dans la trame d’une mise en archipel qui peut aller jusqu’à la célébration du disparate comme forme authentique, en tout cas vécue de ce que Julien Gracq nomme la ‘“’ ‘ face de la terre’ ”.

Cette dimension nouvelle de la présence au monde se manifeste déjà dans les derniers poèmes de Liberté grande, comme par exemple Aubrac. Le même sentiment de calme et d’évidence que celui de La Sieste en Flandre hollandaise s’y retrouve lorsque l’auteur écrit ‘“’ ‘ Il faut si peu pour vivre ici’ ”, et ajoute un peu plus loin, Tout commande de faire halte à ce reposoir encore tempéré où la terre penche, pour respirer l’air luxueux de parc arrosé ”879. On retrouve ici, dans un espace naturel, en tout cas un paysage partiellement humanisé qui n’a rien de commun avec le paysage artificiel des polders, l’image du ‘“’ ‘ labyrinthe impeccable et soigné, au vert profond de pelouse anglaise’ ”, dont parle Gracq dans La Sieste en Flandre hollandaise. Dans Aubrac, toutefois, le sentiment du monde s’exalte autrement, ‘“’ ‘ Là où plus haut que tous les arbres, la terre nappée de basalte hausse et déplisse dans l’air bleu une paume immensément vide ”’ 880. L’ivresse est ici dynamique et engage le déplacement du corps marchant vers les hauteurs. Toutefois, la terre ouvrant la paume porte les marcheurs et reste donc une terre protectrice en laquelle ils trouvent place. Nous sommes déjà entre l’expérience fusionnelle de “ l’être avec ” et celle, plus dynamique, plus euphorique, sans doute, de la traversée du monde. Aubrac n’est d’ailleurs pas un poème de la conscience détachée de l’humanité.

Le “ je ” y circule avec un “ tu ” féminin, porté par cette “ paume immensément vide ” qui est celle de la terre ouverte aux pas des sujets nomades. L’accord avec le monde n’est plus celui d’une fusion immobile, mais d’un parcours en communion avec l’horizon. Ce parcours d’altitude prend la forme d’une exaltation panoramique des valeurs spatiales et cénesthésiques : ‘“’ ‘ là où tes pieds nus s’enfonceront dans la fourrure respirante, où tes cheveux secoueront dans le vent criblé d’étoiles l’odeur du foin sauvage, pendant que nous marcherons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noire par la terre nue comme une jument’ ”881. L’essence du monde n’est plus dans sa réduction aux dimensions d’un voile fermé autour de l’esprit à demi absorbé dans la suffisance d’un lieu, mais au contraire, la dispersion de la conscience doublement guidée par les lointains et la présence féminine qui accompagne le poète. Cette érotisation caractérise l’expérience de la traversée et rejaillit sur sa signification en lui donnant la forme d’une échappée, qui n’est plus comme dans Un balcon en forêt ou La Route, une sortie en dehors de l’Histoire, mais une mise en apesanteur du sujet dans le pur milieu géographique du paysage dont montent les tonalités sensorielles et les suggestions dynamiques.

Cette expérience est cependant plus ambiguë qu’elle ne semble au premier abord. Au fur et à mesure que le monde se complexifie et se diversifie de l’intérieur, le contenu de la conscience qui le traverse se démultiplie et se trouve affecté d’incertitude affective et métaphysique. Le circuit accompli par Simon dans La Presqu’île en offre un exemple caractéristique. L’espace-temps cyclique de cette nouvelle présente en effet sous son unité approximative une première fragmentation de la présence au monde, qui ne cessera par la suite de se répéter pour devenir le mode privilégié de l’expérience gracquienne dans les fragments juxtaposés de Lettrines, Lettrines 2 et des Carnets du grand chemin. Si La Presqu’île enveloppe encore cette appréhension de la diversité dans un circuit, elle le doit au point focal d’une figure féminine. Mais contrairement à Aubrac, où le “ tu ” désigne un être présent aux côtés du poète, Irmgard est ici l’absente dont tout procède, vers qui tout procède et par qui tout est mis en mouvement d’incertitude. A la fragmentation de l’expérience amoureuse retardée par les circonstances, revisitée et épuisée d’avance au cours de la journée d’errance de Simon, répond en effet l’instabilité de l’espace que les mouvements subjectifs et les métamorphoses des heures finissent par faire éclater en une multiplicité de lieux que ne relient les uns aux autres que le caprice de l’itinéraire et la perspective de l’arrivée du train.

Notes
879.

Aubrac, Liberté grande, op. cit., p.323.

880.

Id., p.323.

881.

Ibid., p.323.