La division du monde en autant de cantons isolés les uns des autres se caractérise par une succession d’états d’être, tour à tour euphoriques, perplexes, fascinés et angoissés, qui témoignent d’une mise en inquiétude radicale. La terre est certes habitable, mais elle ne l’est pas dans l’éclosion d’une certitude signifiant l’accord indestructible. L’érotisation du parcours de Simon reflète effectivement une dimension inconnue jusqu’alors dans l’oeuvre de Julien Gracq, celle d’un être jeté dans le monde, au sens heideggerien du terme, mais qui ne parvient cependant pas à se ressaisir dans une appréhension métaphysique l’autorisant à se déclarer ‘“’ ‘ berger de l’être’ ”, selon l’expression du philosophe allemand. Berger de l’être, Simon ne saurait le devenir, dans la mesure où rien ne se dégage de sa journée qu’une succession de pressentiments où perce quelquefois la fascination de l’être-là énigmatique, sans qu’une hypostase consolante n’en surgisse et ne livre la formule définitive d’une plénitude mystique. Tout au plus peut-on vivre des instants d’accord qui se donne comme l’approche d’une lisière où les choses ne se dévoilent que pour se dérober aussitôt, à l’image d’Irmgard, donnant ainsi raison à Ariel Denis pour lequel la modernité et la spécificité de l’expérience gracquienne du monde est précisément dans cette poétique de la révélation sans cesse au bord d’elle-même, sans cesse reportée dans l’au-delà de sa manifestation, de sorte que l’immanence se creuse de l’intérieur et se fond de nouveau à elle-même, chaque fois qu’elle semble s’ouvrir et se fixer dans une lumière absolue.
La Presqu’île est le seul récit de Julien Gracq qui donne à son lecteur la possibilité de suivre le héros dans un espace réel, soit en lisant la même carte routière que lui, soit en refaisant son parcours le long des routes, comme l’indique Bernhild Boie dans sa notice de La Presqu’île : ‘“’ ‘ Le pays que Simon va parcourir, les chemins qui vont meubler son attente forcée sont ceux de la presqu’île de Guérande. L’itinéraire qu’il suit et qui le mène sur des routes nationales d’abord, départementales ensuite, de Brévenay-Savenay à Kergrit-Piriac et Coatliguen-Guérande, peut aisément se reconstituer sur une carte. Parfois, la description prend une précision quasi photographique. (...) Le récit ne s’oppose pas à une telle reconstitution des lieux et du parcours ; il lui offre même des repères solides’ ”882. Le tome deux de l’édition de la Pléiade, dans lequel figure La Presqu’île, offre d’ailleurs à ses lecteurs, une carte de la vraie presqu’île de Guérande sur laquelle ils peuvent retrouvre le circuit de Simon.
Toutefois, la fidélité de Julien Gracq à l’espace réel et à sa représentation ne va pas jusqu’à sacrifier les droits de la fiction, comme le note encore Bernhild Boie : ‘“’ ‘ Ailleurs im agination ou souvenir brouillent les lignes : la route qu’emprunte Simon pour visiter le ’ ‘“’ ‘ marais mouillé ” est imaginaire, comme l’est tout l’itinéraire qui le ramène à Brévenay’ ”. Ce choix peut s’expliquer par le changment de signification du voyage de Simon autour de la presqu’île : ‘“’ ‘ La route, au départ fortement orientée par l’appel de la mer, a perdu sa dynamique, et le retour au soir vers la gare ressemblera de plus en plus à un voyage qui n’est plus sûr de son but. C’est l’imagination pure qui trace alors les chemins’ ”883. Il ne s’agit plus désormais de lire dans les cartes la promesse d’un ailleurs déterminé comme un tout donné d’avance, auquel il suffit de faire face au terme d’un voyage de traversée initiatique. Dans La Presqu’île, l’itinéraire n’épouse vraiment les routes terrestres qu’en construisant lui-même sa forme, au gré de ses élans, si bien que la cartographie n’est jamais purement objective mais se redouble d’une expérience intime, aléatoire et tâtonnante qui met en jeu l’existence même et ses incertitudes.
Parcourir le tracé d’une carte ou d’un chemin n’est plus seulement un exercice de repérage à l’intérieur d’un espace immuable, mais la projection dans l’espace complexe du monde et de ses représentations géographiques, d’une subjectivité et de ses relations, logiques, imaginaires, sensorielles et érotiques, avec ces mêmes espaces auxquels elle participe. Il s’en dégage une figure singulière de l’immanence qui marque une inflexion fondamentale et déjà prévisible longtemps auparavant, de l’écriture de Julien Gracq : à la vision panoramique abstraite s’oppose dorénavant le double espace multiple de la carte et de son paysage, selon des modalités d’enroulement, de déroulement et de métamorphose constante.
Contrairement à Aldo, Simon ne vise pas à travers la carte le corps d’un paysage absent et interdit qu’il chercherait à conquérir au prix d’une transgression fatale. Bien au contraire, la carte routière consultée à table projette immédiatement l’esprit sur les lieux du voyage en train de commencer, si bien que par la suite, le mouvement du parcours définit par lui-même le tracé de l’espace au fur et à mesure qu’il le traverse. Plus de distance entre la représentation cartographique et son modèle réel, mais bien plutôt leur juxtaposition parfaite, en une vraie carte-paysage, sans cesse redessinée, trouée, et complétée d’unités disparates, selon les aléas d’un nomadisme non euclidien. L’activité cartographique - qu’elle soit lecture au restaurant de la carte routière ou déplacement dans un espace réel à l’intérieur duquel la subjectivité s’oriente et se désoriente constamment - n’exprime en rien une volonté de totalisation abstraite. Elle ne reflète donc pas le point de vue de ce Christine Bucci-Gluksmann apelle “ l’oeil descriptif ”884. Il ne s’agit pas de donner une vision exhaustive de l’infini, en cheminant de détail en détail, selon la vision pascalienne de la diversité : ‘“’ ‘ Une ville, une campagne de loin est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne’ ”885.
Tout autre est la diversité gracquienne dans La Presqu’île. Subjectiviste, fluctante, divisée en monades inachevées, elle forme la série sensible d’un espace-temps non euclidien, an-euclidien devrait-on même dire, dans la mesure où nulle logique ne peut en rendre compte. Dans ce contexte, l’usage de la carte routière prend une valeur particulière. Il sert à frayer le chemin d’une pérégrination sur ‘“’ ‘ la face de la terre ’”. La carte n’est donc plus le support d’une mémoire immémoriale tendant ses pièges au fond d’une crypte, ni davantage la manifestation à fleur de paysage d’une vocation catastrophique, mais le guide familier du voyageur que l’on consulte à table. ‘“’ ‘ Avenir clair et lisible qui pourtant restait battant’ ”886, elle est comme une porte entrouverte sur la journée terrestre qui commence. Elle offre au regardeur la possibilité de déployer d’avance tout un itinéraire célibataire, tendu vers la perspective indécise de la rencontre avec Irmgard. Simon sait qu’elle viendra le soir et cherche à meubler son attente, mais il devient aussi rapidement clair que son parcours cherche à retarder le moment de la rencontre tout en le célébrant et en le consommant d’avance. La lecture de la carte pendant le déjeuner est certainement l’emblème par excellence du plaisir solitaire très singulier auquel Simon se livre pendant tout le récit. Effectivement, dès la sortie du Relais de Pen-Bé, alors que Simon roule sans aucun enthousiaste au milieu du traffic de la route de Bretagne, la carte ouvre pour lui la voie secrète conduisant vers la mer.
Un peu plus loin encore, en voulant la saisir pour s’orienter une nouvelle fois, il trouve à ses côtés un étonnant fantôme : ‘“’ ‘ l allongea le bras pour atteindre sur la tablette de bord la carte routière, l’arrêta un moment désorienté, explorant machinalement du bout des doigts, au long du bourrelet de caoutchouc, un vide inattendu ; et à ce rapide et agile toucher d’aveugle, en un éclair il sentit à la fois auprès de lui la place vide, et Irmgard y bondir soudain à son côté comme s’il l’avait touchée d’une baguette, dans la posture même, tout-à-fait désinvolte et garçonnière, qu’il aimait et qui le scandalisait un peu, et où elle se laissait toujours glisser dès qu’ils roulaient au soleil dans la pleine campagne ; les reins ramenés vers l’avant de la banquette, la tête un peu renversée secouant l’averse des cheveux clairs par-dessus le dossier du siège, ainsi qu’une draperie qu’on pend à un balcon, les genoux pliés retroussant sur les cuisses la robe de toile, les pieds nus posés très haut sur la tablette de bord - il entendit le bruit de la claque rieuse que sans cesser de regarder la route il donnait du bout des doigts sur la cuisse nue’ ”887.
La longueur de la phrase, tout en inflexions souples, est très exactement à la mesure de ce qu’elle dit : le déployement d’une image désirante dans l’espace enlacé de la voiture et du fantasme. La présence hallucinatoire de la jeune femme s’échange avec la carte momentanément introuvable, sans doute en raison d’une solidarité très secrète entre la représentation géographique de la presqu’île et le corps désiré de l’amoureuse absente, associant ainsi l’idée de morcellement géographique à celle de fragmentation fantasmatique de la présence amoureuse. Il est en effet singulier que tout au long de ce parcours, l’émoi provoqué par les retrouvailles avec la mer se mêle inextricablement à l’imagnination charnelle la plus intime, la possession d’Irmgard ayant en quelque sorte lieu en son absence, dans le royaume privé de son amant.
Initialement, le sensuel fantôme se déplie dans la phrase, précisément à la manière de la carte routière dont il a pris la place. Il règnera désormais sans partage jusqu’à la brusque réapparition de la carte routière au moment où Simon rentre à Brévenay : ‘“’ ‘ Il arrêta une fois encore la voiture et alluma la lampe de bord pour consulter la carte ; il s’ennuyait de retrouver, les feux, les signaux et les aiguillages de la grand’route. Il avait passé sans le voir l’embranchement du chemin rural qui ramenait à Brévenay’ ”888. A l’instant même où la journée se prépare donc à tenir sa promesse en faisant apparaître la jeune femme sur le quai de la gare, son double imaginaire s’évanouit, laissant finalement à la carte le soin de fournir une dernière dérivation retardant fictivement le rendez-vous : ‘“’ ‘ J’ai tout mon temps, pensa-t’il après un coup d’oeil à sa montre ’”889.
Malgré toute la distance qui les sépare, Le Rivage des Syrtes et La Presqu’île ont en commun une érotique cartographique qui fait des représentations géographiques l’instrument d’un désir, le substitut d’un corps absent, celui du Farghestan, celui d’Irmgard - mais également celui de la mémoire intime. Comme Vanessa, Irmgard est en effet la fille des cartes, de même que sur un autre mode Rhages et Kergrit font également l’objet d’une fascination sensuelle dont la satisfaction est indirectement médiatisée par la lecture des cartes. C’est dire comme on le pressentait initialement, que le rêveur géographique veut épouser le monde dans le jeu d’un désir qui construit ses figures, inscrit ses hiéroglyples et définit ses possessions sur l’espace-plan cartographique. Dès lors, la représentation n’exprime plus simplement les valeurs froides de l’objectivité ; elle articule surtout les données subjective pour dessiner l’image de territoires élus qui ne sont jamais tout à fait fictifs ni tout à fait réels. Ainsi, dans Le Rivage des Syrtes, les très nombreuses réminiscences de paysages archétypiques - marais évoquant la Bretagne, lagunes et villes rappellant bien évidemment Venise, déserts et steppes du sud, finissent par dessiner les formes et la matière de deux pays purement imaginaire. De même encore, dans le Balcon en forêt, l’auteur déplace, et modifie les toponymes à l’intérieur d’un site qui doit autant à la réalité qu’à la liberté créatrice.
Dans La Presqu’île enfin, toutes les localités reçoivent un autre nom qui se contente de respecter les formes linguistiques de la Bretagne méridionnale, tandis que la physionomie de la presqu’île de Guérande subit une série de métamorphoses plus ou moins repérables selon qu’elles se limitent à un détail - invention d’un château en ruines sur la route d’Herbignac à Asséac, apparition d’une longue bâtisse imaginaire parmi les maisons de Guérande et des lacets d’une côte à pic au sortir de la petite ville - où qu’elles affectent une vaste zone comme dans tout la section consacrée au retour à travers les marais. Cette délocalisation et cette métémorphose des toponymes, déjà familière au lecteur d’Un balcon en forêt, ne sert cependant pas seulement à investir les lieux d’une personnalité poétique, en les retirant du monde des références objectives. Elle contribue à sa manière au processus e fragmentation géographique et subjectif qui affecte l’univers de La Presqu’île. Par-dessus l’épaule de Simon, c’est l’auteur lui-même qui trace l’itinéraire et crée au fur et à mesure la carte-paysage de ce vagabondage où le plaisir de glisser en roue libre se mêle aux fantaisies très ouvertement sensuelles, si bien que La confère à la consultation des cartes et aux parcours qui en dérivent une tonalité générale de nature érotique.
Cette écriture si particulière porte en effet, plus que tout autre la marque personnelle de Julien Gracq. Il s’agit sans doute d’une nouvelle, mais, comme le note Jean-Louis Leutrat, dans ce texte, (et tout le recueil portant ce titre), Julien Gracq “ a le sentiment que, désormais, il a “ presque ” rejoint la forme idéale, les textes précédents représentant autant d’approximations. Dans ce livre “ il est presque lui. C’est aussi le livre où le romanesque et l’autobiographique se recouvrent “ presque ” 890 . La Presqu’île s’organise en effet autour d’une matière directement issue de la vie, et recompose librement des sentiments, des impressions et des pensées qui appartiennent dans une large mesure à l’auteur. La situation elle-même semble provenir de faits réellement vécus par Julien Gracq, sans que le texte ne livre la moindre clef au lecteur perspicace. En ce sens, La Presqu’îl e est écrite dans un registre très voisin de celui des Lettrines et correspond, dans le registre de la fiction à un processus généralisé de mise en archipel du monde. Jean-Louis Leutrat en fait lui-même la remarque : ‘“’ ‘ Ainsi se présente La Presqu’île , une juxtaposition de sensations du ’ ‘“’ ‘ présent ”, de un ou plusieurs souvenirs, de possibles envisagés, de ’ ‘“’ ‘ présent ” de nouveau, et. D’une certaine manière, c’est la composition des Lettrines et de la plupart des textes récents de Gracq’ ” 891 .
Cette écriture s’incarne donc bien dans une attente qui meuble son désoeuvrement par un parcours. Dès lors, en l’absence de tout autre moteur, le récit accorde aux paysages successifs une place fondamentale. Ce sont eux qui guident et rythment tous les mouvements intérieurs de Simon. Le rôle des paysages se manifeste explicitement dès les premières pages du périple en voiture, lorsque Simon quitte le Relais de Pen-Bé. La route de Bretagne ne présente alors que ‘“’ ‘ des lignes droites uniformes bordées de chênes et de marronniers déjà jaunis par septembre’ ”892, et communique à Simon une sourde impression de malaise : ‘“’ ‘les feuilles sèches pleuvaient sur l’asphalte, une à une, lentes d’abord et songeuses comme le pleur d’une voûte, puis emportées dans le cyclone des voitures rapides ; le tunnel des branches que creusait la perspective de la route s’embrumait dans le fond de leurs volées jaunes ”’ 893.
Tout l’itinéraire de Simon est contenu dans ces quelques lignes. C’est d’abord le parcours incertain qui le conduit graduellement à Kergrit, alors que le rendez-vous du soir est encore assez loin pour qu’il semble irréel, et peut-être même impossible. C’est ensuite le retour précipité à la gare de Brévenay, alors que la nuit est déjà tombée, et que Simon risque de manquer l’arrivée du rapide de 19h53.Après avoir traversé la morne ville de Pont-Réau, Simon prend la décision de rouler jusqu’à Kergrit. Ce changement de direction mobilise aussitôt sa volonté et ranime sa vitalité : ‘“’ ‘ Dès qu’il commença à rouler sur la route de Kergrit, il se sentit inclus et presque baigné dans l’espace frais et ouvert’ ”894. Ce sentiment d’unité retrouvée se prolonge jusqu’à Kergrit. Il s’exprime sur trois plans presque simultanés. Le plaisir du paysage traversé réveille en Simon des souvenirs d’autant plus vifs, qu’il chemine vers le pays de ses vacances d’enfant. C’est au cours de cette portion d’itinéraire que Simon mesure véritablement le vide creusé par l’absence d’Irmgard, pour le combler presque aussitôt par une série de représentations imaginaires de la jeune femme. Enfin, Simon retrouve le sentiment perdu de la présence au monde. C’est dans ce passage que Julien Gracq mentionne explicitement ‘“’ ‘ la face de la terre’ ”. L’expression révèle implicitement, sinon le sujet principal du récit, du moins le milieu essentiel qui l’organise et le conduit vers son terme. Dans ce passage, Simon oublie à nouveau Irmgard et vit à nouveau au seul rythme de la terre : ‘“’ ‘ Quand il roulait beaucoup, et dévisageait un peu longtemps la face de la terre, il y avait toujours quelque chose en lui qui chantait toujours un ton au-dessus de l’accompagnement’ ”895.
Parallèlement à la lecture en variation de la carte, et à l’évocation de l’absente selon des perspectives temporelles variables, le voyage se creuse d’un autre espace-temps qui est celui de la mémoire de Simon, et qui préfigure sur le mode fictif et éclaté les textes de rémoration personnelle que seront plus tard Les Eaux étroites et La Forme d’une ville. Ces multiples stratifications laissent elles aussi apparaître la trame déchirée du monde et le caractère fantasmatique de sa saisie par la subjectivité. La présence fictive d’Irmgard, vue de profil, à la place du passager, cède effectivement la place au visage de la terre, la position du conducteur assis à la gauche de la passagère, séparant autant Simon de la jeune femme que le simple jeu de la représentation fantasmée. Même réellement assise auprès de lui, Irmgard aurait en effet conservé une autonomie irréductible, comme le révèle implicitement le souvenir de parcours précédents : ‘“’ ‘ il entendit le bruit de la claque rieuse que sans cesser de regarder la route il donnait du bout des doigts sur la cuisse nue, et qui accompagnait le Pas sortable ! rituel – la réplique, rituelle aussi, qui glissait avec une moue sentencieuse d’écolière, de derrière la guérite des cheveux blonds embroussaillés où pointait seulement le bout du très petit nez’ ”896.
Irmgard ne peut être dévisagée, elle demeure hors d’atteinte, malgré le geste de familiarité sensuelle de Simon. En revanche, le contact avec le visage de la terre est un véritable face-à-face qui éveille aussitôt en Simon un sentiment de communion profonde. Quelque chose chante en lui et compose avec la musique du monde une étrange modulation polyphonique. C’est d’ailleurs un véritable ‘“’ ‘ chant de la terre’ ” qui célèbre les noces enfin réaccordées de l’homme et de la nature. Simon entonne en effet mentalement le ‘“’ ‘ cantique du Bocage’ ”897, et renoue ainsi avec les paysages élus de son enfance : ‘“’ ‘ Chaque tournant du chemin pousse une porte précautionneuse, et derrière vous une autre se referme. Paysage traversé comme une maison compliquée, une chambre après une chambre. (...) L’absence complète de repères. (...) Un labyrinthe vert ”’ 898. Comme on le constate, le paysage de l’ancien bocage n’est pas seulement un territoire de la mémoire originaire ; il intéresse aussi d’autres zones de la conscience, celles de l’unité retrouvée qui se manifeste dans La Sieste en Flandre Hollandaise. Mais cette unité n’est-elle même qu’un moment de l’espace-temps de ce circuit, tout comme l’évocation de la jeune femme est une bouffée de rêverie plutôt que la pormesse solide d’un accomplissement.
La relation avec le paysage se caractérise en effet par d’incessantes flexions, qui sont, selon les cas, simple survol de la diversité ou au contraire, de véritables ruptures. Lorsque ces changements s’effectuent sans heurt, ils s’accompagnent d’un sentiment de dérive heureuse : ‘“’ ‘ Les tournants égrenaient un chapelet de mues fêtes solitaires ; il roulait sous l’éclairage changeant d’un ciel de nuages, passant en un instant, ans résistance du soleil à l’ombre’ ”899. Lorsque ces modifications interviennent brutalement ou présentent un paysage sans attrait, l’humeur de Simon en subit aussitôt l’effet négatif : ‘“’ ‘ Il reprit la route de Blossac de médiocre humeur. ’ ‘“’ ‘ On ferme ! ” songeait-il, le front plissé, la bouche soucieuse’ ”900. Le texte marque subtilement cette secrète correspondance de l’espace et des sentiments : ainsi, les syllabes de “ Blossac ” trouvent un écho immédiat dans la “ médiocre ” humeur de Simon, par un jeu d’inversion presque anagrammatique.
Un peu plus loin, les perspectives de l’humeur, de la route et de la saison déclinante se fondent encore plus intimement : ‘“’ ‘ Il regardait sans joie cette débâcle précoce de l’automne qui cognait à la vitre. La terre semblait se vider de sa chaleur. La route tournait sous cette jonchée pâle à un violet froid ; il y lisait on ne sait quel présage triste et frileux ”’ 901. Le lecteur devine que ce présage intéresse directement la relation de Simon et d’Irmgard. Le paysage prophétise en quelque sorte l’impossibilité, sinon du rendez-vous lui-même, du moins de l’accord intérieur des deux amants. Mais le texte va plus loin, en suggérant que la responsabilité de cet éventuel échec incombe aussi au paysage, trop frileux, trop funèbre, pour favoriser l’union heureuse de Simon et Irmgard. Nous sommes alors très loin de la fusion avec l’essence révélée d’un monde portecteur vaguement angoissant, comme dans La Sieste en flandre hollandaise, ou de l’élan euphorique d’Aubrac, à l’intérieur d’une diversité unifiée par l’accord amoureux et le jeu des cénesthésies assimilant la terre et la féminité.
Cette prophétie équivoque en forme d’interdit manquera d’ailleurs de se réaliser par deux fois à la fin du récit. La tentation d’oublier le rendez-vous se manifeste une première fois, lorsque Simon arrête sa voiture et respire l’air pénétrant des jardins nocturnes, au bas de la côte de Brévenay : ‘“’ ‘ On n’attend personne, songea-t-il de nouveau. Le monde n’attend rien. ” Il se fit en lui une espèce de non-espoir paisible. La terre restait opaque ”’ 902. Le “ non-espoir paisible ” est à l’image de l’expérience très particulière que Simon fait alors du monde. Certes, il vit un instant de stase, mais celui-ci ne débouche ni sur un ailleurs, ni sur une essence définitive de l’immanence seulement manifestée dans l’un de ses modes, ce qu’illustre la correspondance entre le suspens de l’inquiétude, la contempaltion des lieux et la certitude qu’Irmgard ne viendra pas. Une seconde fois, Simon manque de céder à l’appel de la terre, lorsqu’il s’engage dans le sentier qui borde la voie ferrée et s’éloigne progressivement de la gare : ‘“’ ‘ Sitôt la voie franchie, les bruits espacés de la gare s’étouffèrent, et la nuit de la campagne se referma sur lui ”’ 903. Bientôt, dénaturant le sentiment de complétude, l’angoisse de l’attente cède la place à un souvenir où s’abolit presque complètement l’idée du rendez-vous avec Irmgard : ‘“’ ‘ (...) tout à coup surgit l’image d’un petit hôtel des Landes, dans une nuit claire de cet été qui finissait...). Le dîner expédié, avant de regagner sa chambre, il était sorti pour une courte promenade (...) dès que la porte refermée eut soufflé la lumière violente, (...) son pas s’étouffa net dans le sable et il s’arrêta saisi (...). La marche sur le sable fin était parfaitement silencieuse, le monde sans craquement et sans écho, comme s’il eût été tapissé de neige (...). Un monde non pas mort, non pas même sommeillant, mais secoué, ressuyé de l’homme, balayant ses traces, étouffant ses bruits ”’ 904.
Ce passage montre à quel point deux tensions majeures orientent le parcours de Simon. L’attente du train du soir qui doit conduire Irmgard à Brévenay magnétise la surface du texte en lui communiquant une pulsation dramatique. L’appel de la terre travaille cependant le récit de l’intérieur, à la manière d’une basse profonde, et superpose sans cesse sa propre logique à celle de l’attente. Parfois, elle semble offrir un aliment à la rêverie amoureuse de Simon qui projette sur le paysage la soirée qu’il se dispose à vivre avec Irmgard ; parfois la tristesse précocement automnale ou la laideur ordinaire de certains paysages semblent invalider la possibilité de la rencontre, parfois enfin, la toute puissance sereine du monde menace le désir de Simon, au point de lui faire oublier Irmgard, notamment pendant les dernières minutes qui le séparent de l’arrivée du train. Dans tous les cas, la terre occupe la place centrale dans ce récit. C’est elle qui prend presque littéralement en charge la longue demi-journée d’attente, en proposant ses paysages, ses routes, ses heures et son mystère, quant elle ne les impose pas subitement au voyageur surpris. En ce sens La Presqu’île est bien le récit de la face mobile de la terre, se révélant en sa diversité. La discontinuité des paysages répond à l’instabilité d’humeur du voyageur, et semble même la commander, comme si l’incertitude de Simon n’était que le reflet existentiel du morcellement du monde.Le voyageur gracquien ne prétend pas unir la diversité du monde dans une totalité supérieure, même si l’émergence de la terre à la surface de certains paysages peut le laisser croire.
Tout au contraire, chaque paysage vaut pour lui-même. Il est un monde irréductible, et c’est chaque fois dans un lieu et une expérience nouvelle que la terre se dévoile et se laisse dévisager. Les paysages sont à eux-mêmes leur propre essence, et ne relèvent jamais d’une totalité supérieure qui les engloberait et les justifierait a priori. Des paysages peuvent présenter des similitudes ou faire vibrer les mêmes fibres dans la conscience du voyageur ou de l’écrivain, ils ne constituent pas moins des îlots distincts, si bien qu’il faudrait plutôt parler à leur sujet d’une mise en archipel des paysages, plutôt que d’une identification par types. Un même paysage peut d’ailleurs révéler une trame discontinue et se diviser en autant de fragments solitaires qui s’opposent les uns aux autres, ou se contentent de signaler leur singularité à la conscience qui les traverse et les contemple, notamment dans La Presqu’île.
La face de la terre naît justement de ce tissu disparate et ne cesse de se transformer selon les heures et les lieux qui l’incarnent. La passion cartographique des personnages et de leur auteur en offre une preuve très singulière, dans la mesure où lire une carte, que celle-ci monte à la surface du paysage, comme dans le Balcon en forêt, ou soit la projection de l’espace dans le plan d’une représentation tracée par l’homme, revient toujours à dessiner un réseau de figures essentielles qui sont autant de visages schématiques. Enfin, le monde n’est pas seulement une extériorité neutre où l’esprit et le corps circuleraient comme de simples visiteurs indifférents Si Julien Gracq parle de restaurer les ‘“’ ‘ noces rompues’ ” de l’homme avec la terre, c’est bien que le désir se projette et s’incarne dans le monde. Or, comme l’indique Jean-Louis Leutrat, ce désir et son incarnation nomade tissent un paysage en patchwork, où abondent les figures du manque qui soulignent encore s’il le fallait le caractère fragmenté du monde. Les dérivations du parcours sont autant de signes de cet état de fait. De même, Simon subit en lui-même l’ouverture de ‘“’ ‘ petits précipices intimes’ ”905. A ces effondrements subjectifs qui rompent le tissu psychique de sa journée correspondent des signes du paysage, à l’image de ‘“’ ‘ l’église sans clocher de Malassac ’”906. Mais la plus étrange de ces figures de vide et de coupure est encore celle de la gentilhommière arasée que Simon découvre à l’occasion d’un de ses nombreux arrêts dans la campagne, et dont les murs ont été ‘“’ ‘ soigneusement, impeccablement rasés jusqu’au sol’ ”907.
Cette ruine surprenante circonscrite par un ‘“’ ‘ cordon de belles de jour encore intact’ ” frissonnant ‘“’ ‘ dans le vent de mer, nu et fragile, au pied du fantôme de mur qui ne l’abritait plus’ ”908, et qui donne à la clairière quelque chose de sinistre, renvoie non seulement au spectre du ‘“ Château Périlleux’ ”, Montsalvage de la Table Ronde, dont la réminiscence s’éveille quelques pages plus loin909, mais tisse un lien occulte avec la figure d’Irmgard dont Simon se complaît à soulever ‘“’ ‘ les cheveux lourds pour découvrir la nacrure de la fraîche lisière rasée, promener sur le chaume dru qui gardait encore le luisant de l’acier un doigt qu’aiguisaient brusquement, en faisant passer en lui une petite vague sensuelle, les deux mots de coupe au rasoir ; il ne pouvait se retenir de mordiller cette peau, plus nue d’avoir été sous la lame, avec une faim très trouble ; Anne Boleyn et Marie Stuart, la chair blanche des belles aristocrates de la guillotine, s’éveillaient vaguement sous ce doigt envoûté’ ”910. Jean-Louis Leutrat a admirablement commenté ces images du ‘“’ ‘ cou coupé’ ” et les a mises en relation avec d’autres figures similaires dans l’oeuvre de Julien Gracq911.
Le jeu d’écho qui se tisse ainsi autour des figures du coupé et de la déchirure correspond à l’évidence à une fantasmatique sadienne qui participe elle aussi du processus de morcellement du paysage. Mais ce n’est pas tout. Jean-Louis Leutrat a également montré que le prologue de La Presqu’île se livre à une ‘“’ ‘ tranquille subversion de certaines procédures romanesques de ce siècle ”’ 912, et plus particulièrement de l’écriture d’Alain Robbe-Grillet. Or, Jean-Louis Leutrat précise que ‘“’ ‘ Simon entreprend un périple circulaire’ ”913, qui n’est pas sans rappeler le parcours en forme de huit, accompli par le héros du Voyeur, roman dont Jean-Louis Leutrat rappelle que ‘“’ ‘ Gracq (avait) dit à Jean-René Huguenin (en avoir apprécié) l’érotisme glacé ”’ 914, même s’il devait plus tard rejeter l’écriture néo romanesque.
Quelque chose de cette fascination passe en effet dans La Presqu’île, plus qu’à l’état de simple parodie exprimée dans les pages liminaires. L’analogie entre les prénoms de Simon et de Mathias, le mode de parcours semé de vides, la focalisation sadienne de la conscience sur les figures féminines, le rappel de ces figures dans de véritables instants de manifestation fantasmagorique, le voyeursime de Simon qui se complait à observer ‘“’ ‘ par une fenêtre ouverte ; dans la pénombre fraîche et encombrée, (...) une fille jolie et jeune – cambrée dans son bikini devant la glace de l’armoire Lévitan – qui chantonne en soulevant ses cheveux sur la nuque de ses deux bras levés’ ”915, la représentaiton d’Irmgard en amoureuse, qui lui fait songer : ‘“’ ‘ Elle ne se donne pas vraiment ; elle se livre’ ”916 ; tout indique que l’écriture de La Presqu’île résonne avec Le Voyeur et déploie pour son propre compte, de façon certes fort différente, une version personnelle du roman de Robbe-Grillet réduit à l’état de nouvelle.
Mais que tirer d’une telle similitude ? Elle indique bien évidemment que l’oeuvre de Julien Gracq n’est pas figée dans l’en-deçà du temps littéraire, mais participe pleinement, à sa manière, de l’aventure de l’écriture dans la seconde moitié du vingtième siècle. Elle indique surtout que le paysage gracquien subit ici les mêmes opérations de déchirure et d’arrachement, certes de façon plus ténue, moins ouvertement sexuelle, que celui du Voyeur ouvert de l’intérieur par la subjectivité inquiétante, et peut-être criminelle de Mathias. Les deux parcours scandent et découpent le monde selon la logique d’un horaire. Ils conduisent, l’un autour d’un île, l’autre d’une presqu’île, oeuvrant l’espace à partir de la subjectivité désirante. Cependant, outre que leur sujet n’est évidemment pas le même, les deux textes ne proposent pas la même expérience du monde. Celle de Matthias demeure à distance et n’envisage le réel fantasmatique qu’elle traverse que de manière abstraite, dans une perspective qui est celle de L’Etranger de Camus, comme Alain Robbe-Grillet ne cessera de le répéter par la suite, aussi bien dans Pour un nouveau roman, que dans les sections théoriques des Romanesques. L’incertitude de la présence au monde s’y révèle comme inhumanité fondamentale des lieux et des choses, à l’image des longues descriptions marquant l’approche du bateau dans les premières pages du Voyeur. Cet objectivisme glacé n’autorise pas la conscience à habiter le monde autrement qu’en le décrivant et en projetant sur lui à vide les figures de son imaginaire pulsionnel – l’image du graffiti en forme de huit sur le quai de débarquement – ou en le redoublant d’une copie parodique et cruelle – les dessins de mouettes auquel se livrait Matthias dans son enfance.
A l’opposé, la relation de la conscience avec le monde est, dans La Presquîle, tissée sur le mode du pacte précaire. Il arrive en effet que les choses prennent une soudaine figure d’étrangeté distante, comme pendant la traversée du Marais Gât, il arrive aussi que se renoue le lien, par exemple à l’occasion d ‘une embellie : (...) le soleil avait reparu ; il regardait la route s’allonger dans la lumière déjà presque jaune, dentelée de l’autre par les ombres nettes et aiguës de quatre heures, soudain invitantes comme une femme à l’ombre, étendue de tout son long au travers de la terre offerte. “ La bonne route... ” songea-t-il – et il se fit en lui une embellie qui le décida ”917.
Le monde, même troué et parfois traversé d’angoissante vacance, demeure amical et ouvert au voyageur qui s’y aventure. Il est d’ailleurs significatif que dans Pour un nouveau roman, Robbe-Grillet dénonce ce qu’il considère l’anthropomorphisme trompeur de la poésie de Francis Ponge, quand de son côté, Julien Gracq célèbre chez cet auteur “ une oeuvre amicale ”918. Déchirures et béances ne sont donc pas seulement des signes du manque, mais des figures de la possibilité qui permettent à l’esprit de s’engouffrer dans l’espace du monde et d’y circuler, à l’image du parcours de Simon qui ne se tisse et ne devient possible qu’autour de ce manque qu’est l’arrivée différée d’Irmgard. En ce sens, on peut dire comme Jean-Louis Leutrat, que ”Simon (...) tisse à sa façon dans sa tête la robe d’Irmgard, “ dansante et légère sous la buée des lampes ”. Quand à Gracq, il tresse un texte avec des mots parmi lesquels, en premier, ceux de la couture et, plus largement, du domaine des tissus ”919.
Notice de La Presqu’île, p.1416.
Id., p.1417.
Christine Bucci-Gluksmann, L’oeil cartographique de l’art, op. cit., p.49.
Id., p.53. Pour la citation de Pascal, OEuvres complètes, Le Seuil, Paris, 1980, p.508.
La Presqu’île, op. cit., p.425.
Id., p.429.
Ibid., p.478.
Ibid., p.478.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.143.
Id., p.143.
La Presqu’île , op. cit., p.426.
Id., p.426.
Ibid., p.429.
Ibid., p.431.
Ibid., p.429.
Ibid., p.431.
Ibid., p.431.
Ibid., p.428-429.
Ibid., p.438.
Ibid., p.438-439.
Ibid., p.484.
Ibid., p.486.
Ibid., p.487-488.
Ibid., p.465.
Ibid., p.437.
Ibid., p.440.
Ibid., p.440.
Ibid., p.442.
Ibid., p.433.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.46-47.
Id., p.136.
Ibid., p.142.
Ibid., p.135.
La Presqu’île, op. cit., p.455.
Id., p.461.
Ibid, op. cit., p.447.
Francis Ponge. Une oeuvre amicale, op. cit., PI, p.1180.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.142.