Dans la notice des Lettrines, Bernhild Boie souligne combien les formes stylistiques et les sujets de ces deux volumes sont variés. L’écriture de Julien Gracq ne cesse de changer de rythme, de forme et de direction. Elle devient souvent fragmentaire, et passe d’un sujet à l’autre sans ordre thématique défini. Ainsi, les premières pages de Lettrines présentent successivement, le Musée de l’or de Bogota, le musée Dobrée de Nantes, la police de l’époque de Fouché, les mensonges de la mémoire historique française, les poètes du mouvement de la Réforme en France, et la relation générale de la littérature avec l’Histoire, dans un passage curieusement consacré à l’évolution et à la disparition de l’esclavage. Plus loin, les descriptions de paysages singuliers alternent avec les considérations sur l’Histoire, la guerre et la littérature. Ainsi, de la page 162 à la page 163, une série de fragments d’inégale longueur évoque les paysages des Hautes-Alpes aux environs de La Grave, le côté nord de Venise, la littérature pacifiste d’après-guerre, et la place tenue par le cérémonial des cadeaux dans le Journal de Jünger. Tout le volume obéit aux mêmes lois d’incertitude thématique.
Dans Lettrines 2, cette organisation singulière se rassemble cependant en une suite de parties regroupant des sujets voisins sous un même titre. Ainsi, Amérique rassemble les textes concernant le voyage accompli aux Etats-Unis pendant l’été 1970. Même si l’auteur suit l’ordre chronologique de son voyage, il ne relie les différents fragments par aucun fil continu. On est loin du voyage américain de Chateaubriand, tel qu’il est raconté dans les Mémoires d’outre-tombe. La partie intitulée Europe est tout aussi variée, dans la mesure où elle circule à travers les différents pays européens visités par l’auteur, sans nul souci de l’ordre chronologique dans lequel ont eu lieu ces voyages. L’auteur circule simplement du Portugal vers la Scandinavie et regroupe à chaque fois des descriptions et des impressions fragmentaires qui composent un archipel de petits textes.
Julien Gracq laisse délibérément subsister de nombreux vides dans la carte européenne, comme dans la chronologie de ses voyages. Il est en effet question de L’Espagne, du Portugal, de l’Angleterre, du Danemark, de la Suède et de la Norvège, mais jamais de l’Allemagne, de l’Italie, ni même, si ce n’est dans une simple allusion, de la Hollande. La séquence Chemins et rues, par laquelle commence Lettrines 2, est sans doute la plus disparate de l’ouvrage. Les premiers textes concernent sans doute Paris et ses environs, mais, très vite, l’unité relative de l’espace se relâche pour éclater définitivement à partir de la page 267. On circule alors des Landes, au plateau de Millevaches, puis dans la plaine du Roussillon, avant de rejoindre un train de banlieue en route pour Saint-Germain-en-Laye.
Le voyage fragmenté recommence page 270 et se poursuit à travers la Beauce, passe par la pointe du Raz, revient à Nantes après un détour à l’île de Ré, et saute à nouveau jusqu’à la plaine du Rhin vers Neuf-Brisach. Cet itinéraire en zigzags se poursuit encore pendant 10 pages et s’achève par une évocation des “ routes de la guerre ”. Mais il n’atteint cependant pas son terme, car il rejaillit finalement dans une méditation poétique inspirée par la fascination des lointains indéfinis et des songes suscités par l’appel d’un ailleurs introuvable et sans cesse relancé devant les pas du voyageur : ‘“’ ‘ On ne parlait guère vraiment qu’à table, où les thèmes obligés du repos du guerrier chassaient les fantômes – dès que la pensée allait son train toute seule, elle glissait hors du droit fil du temps et se jetait vers les traverses : Ailleurs, Autrement, remplaçaient Bientôt’ ”920.
Dans les Carnets du grand chemin, Julien Gracq adopte une autre forme de désorganisation structurée. Il renonce aux parties explicitement titrées et laisse flotter les textes entre quelques repères généraux qui se découvrent à la lecture. Comme le signale Claude Dourguin dans sa notice, ‘“’ ‘ Le livre ne s’organise guère en lignes de force, il dispose des masses qui se délimitent d’elles-mêmes et s’entraînent l’une l’autre par attraction. L’évocation de sites et de paysages constitue la première de ces masses, de loin la plus fréquente, au point qu’elle suffit déjà à différencier le livre des Lettrines où ces motifs se montraient plus épisodiques. Au fur et à mesure que vont s’enclencher les souvenirs personnels, les réflexions historiques, les remarques littéraires, les limites vont s’estomper, les contours des ensembles peu à peu disparaître. L’auteur, passé le magnifique repère que constituent les lieux, s’est assez vite découragé de jouer de la règle et du crayon : il a fait confiance aux ramifications de chaque fragment, qui débordaient leurs zones et allaient irriguer les voisines’ ”921.
Les premières pages des Carnets intéressent en effet des paysages français : un village de Sologne, le val jurassien qui sépare Les Rousses et Bois-d’Amont, la route qui va de Fumel à Périgueux, le village vosgien de Lapoutroie. Plus loin, de longues séquences évoqueront successivement un voyage dans ‘“’ ‘ les pays du sud de la Garonne ”’, p.959-965, les routes du Massif Central, p.970-980, et les forêts de pin des Landes, p.1002-1007, véritable équivalent gracquien du célèbre Carnet du bois de pins, de Francis Ponge. Cependant, dès la page 944, l’espace des paysages français éclate une première fois : Julien Gracq consacre successivement deux fragments à Lucerne et aux routes secondaires d’Espagne. D’autres échappées interrompent encore la trame des paysages français. Il serait fastidieux et inutile d’en donner la liste exhaustive. On peut cependant retenir quelques points de passages situés à très grande distance les uns des autres : Bruxelles, p.958, les forêts du Wisconsin, p.965 ou encore, la Slovénie, p.1000.
On voit donc que Julien Gracq collectionne les paysages comme il les parcourt : avec avidité, goût de la nouveauté, souci de la singularité. Cette esthétique fragmentaire donne naissance à une écriture spécifique. Chaque lieu, qu’il se réduise à la simple vue d’un village, ou qu’il intéresse un vaste panorama ouvert à l’infini, fait l’objet d’une attention particulière à l’intérieur d’un texte achevé. La situation commande chaque fois un style propre à rendre compte du lieu et de l’élan du voyageur qui le traverse. Dans la notice des Lettrines, Bernhild Boie mentionne quelques traits caractéristiques de cette écriture : ‘“’ ‘ L’usage des deux-points – qui n’a pas ici la fonction d’articuler la logique, mais doit plutôt rendre visible un glissement, le ’ ‘“’ ‘ bougé ” d’une idée, d’une perception, et l’élision qu’ils exigent – s’observe tout au long des ’ ‘Lettrine’ ‘s ”’ 922.
Bernhild Boie prend notamment l’exemple du texte consacré à la Planèze de Salers : ‘“’ ‘ Planèze de Salers au soleil de six heures : longues pentes nues et molles montant vers les dents volcaniques : le soleil, plus que sur la planèze de Saint-Flour moins bien exposée, dore merveilleusement les couleurs du chaume sec ; le gazon est luisant et lustré comme une robe de pur-sang. Le silence de la nuit au milieu des pâturages garde quelque chose de domestique ; les clarines des vaches par moments s’éveillent et tintent faiblement : rien de plus frais et de plus naïf que ces rêves bovins carillonnés’ ”923. Bernhild Boie note à propos de ce passage que ‘“’ ‘ Les deux-points signalent une transformation et un changement de direction dans la pensée ou la vision ”’ 924.
Le paysage est donc mobile. Il n’apparaît pas dans ce que la tradition descriptive nomme un tableau. Il se constitue au contraire par une série de glissements qui sont autant ceux du regard, du corps qui se déplace, que ceux de l’heure. En effet, le texte n’épouse pas ici la lente coulée de la durée, mais il saute capricieusement d’un fragment de temps vers l’autre ; on passe ainsi subitement du ‘“’ ‘ soleil de six heures’ ” au ‘“’ ‘ silence de la nuit’. Seul un point et la coupure du texte en deux phrases matérialisent ce saut temporel, sur le plan stylistique. Le paysage se réduit finalement à une série de notes brèves qui ne prétendent pas le décrire exhaustivement, mais esquisser ses données essentielles, à la manière d’un peintre. Il en résulte une sorte de schéma vivant dont les éléments sont autant de signes emblématiques.
Parfois, le texte se concentre au contraire jusqu’à l’abstraction. C’est notamment le cas d’un fragment des Carnets du grand chemin : ‘“’ ‘ Le matin, quand je m’éveille au soleil déjà levé et que la marée est haute, il se fait sous mon balcon un remue-ménage profus de grandes eaux contre les rocs qui est le fracas même de la fraîcheur, et qui douche le réveil à pleins seaux comme l’éclaboussement de la cascade ”’ 925. Ici, la phrase d’une seule coulée suit avec souplesse le fracas et le mouvement rejaillissant des eaux agitées sous la maison de Sion. Son extrême flexibilité, sa longueur et les nombreux jeux d’allitérations et d’assonances qui la rythment d’échos variés finissent par en pulvériser le sens, à l’instar de l’écume dispersée dans l’air. Les mots et les sons s’associent et s’appellent de proche en proche, donnant ainsi le sentiment d’une écriture improvisée qui aurait la puissance et l’agilité des vagues. C’est ainsi que la ‘“’ ‘ fraîcheur qui douche le réveil à pleins seaux comme l’éclaboussement de la cascade’ ” entraîne l’évocation du ‘“’ ‘ bruit du torrent, que j’aimais tant dans les nuits des Alpes ’”, et rejaillit plus tard dans l’évocation des baignades matinales : ‘“’ ‘ c’est là que gît pour moi l’invitation profonde au bain, qui est invitation aux ébats rejaillissants des marsouins et des dauphins, à l’aspersion, au recrachement, à la rupture et à l’éclaboussement des eaux réjouies aux jeux divins des Tritons, qui n’ont d’objet que l’exaltation de l’élément immensément saccageable et violable ”’ 926. Dans la notice des Lettrines, Bernhild Boie relève cette vitesse stylistique et signale que, de l’aveu même de Julien Gracq, la plupart des textes brefs des Lettrines et des Carnets du grand chemin ont été rédigés en peu de temps, dans l’espace d’une heure ou d’une après-midi, exception étant évidemment faite des séquences plus longues, comme par exemple les récits de voyage dans le Massif Central ou le Sud-Ouest. L’auteur s’est contenté de leur apporter quelques corrections et de les épurer, mais pour aucun des fragments finalement publiés, il ne s’est autorisé de réécriture intégrale et laborieuse.
L’effacement relatif de la cohérence verbale et la succession ininterrompue des substantifs homophones, vaporisent peu à peu le sens. Le paysage liquide échappe aux lois de la notation esquissée comme à celles de la description, et donne naissance à un véritable poème en prose qui rappelle à certains égards l’évocation presque abstraite du rivage méditerranéen dans Bord de la mer et schistes à Collioure, d’André Frénaud : ‘“’ ‘ L’immobilité sans cesse renouvelée, qui tremble. / La clarté chevelue de l’éphémère dans l’épaisseur hésitante. / Petits grouillements enfouis entre les continents miniatures. / Le cheminement du sang ferrugineux dans la pierre. / Le mouvement de mon sang qui s’y reconnaît. / Tous les éléments qui s’échangent font une buée / dans l’air solennel, endorment la mer ”’ 927.
Certes, Julien Gracq n’est pas ici hanté par l’angoisse de la mort et ne lit pas dans le mouvement des eaux pulvérisées une manifestation de l’instabilité universelle des êtres et des choses ; tout au contraire, le paysage des vagues matinales enclenche une écriture de la force vitale, pour laquelle les bains de mer sont des jeux érotiques violents. Il n’en reste pas moins que les deux textes parviennent à suggérer un paysage travaillé par le puissant dynamisme des vagues qui le battent, le pulvérisent, en se brisant elles-mêmes contre la côte. D’une manière générale, les paysages marins de Julien Gracq manifestent souvent le même goût de l’énergie vitale des éléments.
Si l’homme doit renouer les ‘“’ ‘ noces rompues’ ” avec la terre, il semble qu’il n’ait jamais brisé le pacte érotique qui l’unit aux vagues et à la mer, et retrouve toujours à sa disposition la même complicité fougueuse avec les eaux marines. On le constate déjà dans les premières pages d’Un beau ténébreux, lorsque Gérard se laisse fasciner à vide par la violence inextinguible des vagues. Le même sentiment d’enthousiasme sensuel reparaît dans Lettrines 2, à l’occasion de la séquence intitulée Marines : ‘“’ ‘ tout est mouvement, animation, alacrité joyeuse et joueuse. Il est dix heures : à côté de la jeunesse, de la lumière de la mer, la lumière sur les arbres et les maisons de la côte semble déjà mûre et vieillie ; les royaumes du matin se rafraîchissent et se prolongent sur les vagues ; on est presque surpris de ne pas voir marsouins et dauphins s’ébattre et matérialiser une si exaltante jubilation’ ”928. Ce passage est d’autant plus intéressant qu’il oppose la vitalité marine et l’immobilité presque funèbre de la côte, par l’intermédiaire des états de la lumière et des mouvements des vagues. La mer est donc à cet égard une anti-terre que n’affecte pas la pesanteur des heures déjà écoulées. Comme dans le fragment des Carnets consacré aux jeux des eaux pulvérisées, la mer est une invitation à la jouissance et se peuple, sinon de créatures mythologiques ou semi fabuleuses, du moins de leur présence imaginaire.
Dans d’autres textes de Marines, la mer présente une face plus étrange, mais elle reste toujours chargée d’une sensualité ardente qui ne demande qu’à éclater : ‘“’ ‘ sous ce rideau coule une mer huileuse et alourdie qui en approchant du rivage se plisse comme un brocart en longues et lisses ondulations soyeuses. Le vent de terre les écrête à l’instant de déferler et leur arrache comme à une dune une crinière crissante’ ”929. Les associations tissent un réseau d’images et de sonorités qui préparent graduellement l’image finale. La mer coule en effet sous un rideau de brume nimbée de ‘“’ ‘ soleil japonais, rouge et rétréci’ ”. Elle est d’abord ”huileuse et alourdie ”, mais manifeste bientôt les qualités d’une étoffe. Elle se plisse à l’approche du rivage et devient soudain semblable à un brocart tissé de longues vagues soyeuses. La métamorphose s’achève alors grâce à la brusque irruption du vent de terre qui arrache à cette matière sensuelle une sorte de crinière de Méduse. Ainsi, par une succession de glissements insidieux, suivis d’une attaque presque amoureuse, la mer traverse une série d’états qui la féminisent et l’érotisent, sans jamais l’incarner dans une figure définitive. On ne s’étonne donc pas, quand quelques pages après surgit une femme solitaire sur le bord d’une plage. Il faut transcrire intégralement ce texte pour mieux en mesurer la saveur singulière : ‘“’ ‘ La plage entièrement déserte de l’heure du dîner, au moment où le crépuscule s’assombrit. Très grande, élancée, très bien faite, les cheveux dénoués, les bras nus, la taille serrée dans une de ces longues jupes de gitane aux bandes biaises qui sont à la mode cette année et qui traînent fastueusement sur le sable, une femme toute seule, faisant jouer avec ostentation ses hanches l’une après l’autre et renversant parfois le visage d’un mouvement voluptueux du cou, s’avance vers la mer à pas très lents, avec la démarche théâtralissime d’une cantatrice qui marche vers la rampe dans l’aria du troisième acte. Il y avait dans ce jeu du seul mimé devant l’étendue vide une impudeur tellement déployée qu’elle en devenait envoûtante ; aucun miroir au monde, on le sentait, aucun amant n’eût pu suffire à une telle gloutonnerie narcissique : elle marchait pour la mer ”’ 930.
Bien que ce court passage semble faire exception dans la vaste collection des paysages gracquiens, il révèle beaucoup plus que ce que montre sa surface. Outre l’allusion évidente à Patrice de La Tour du Pin931, ce texte éveille d’autres échos, qui ne doivent pas tous à la volonté de l’auteur. Il y a en.effet dans cette scène quelque chose d’inconsciemment durassien. La situation de la promeneuse anonyme, le style des premières lignes et de la conclusion semblent en effet appartenir, dans une certaine mesure, à l’univers de Marguerite Duras. On pense aussi à l’écrivain japonais Kawabata Yasunari, particulièrement pour cette raison que le texte se constitue en une sorte de minuscule récit dans lequel rien de décisif ni de clairement interprétable ne se produise. Kawabata est en effet le créateur d’un genre littéraire inédit. Il s’agit du “ roman miniature ”, ou, selon la traduction littérale du terme japonais, des “ romans qui se tiennent dans le creux de la main ”.
Selon Fujimori Bunkichi, le ‘“’ ‘ roman miniature’ ” consiste souvent en un simple ‘“’ ‘ épisode qui suggère un arrière-plan beaucoup plus vaste et complexe. Parfois, c’est l’esquisse rapide de toute une intrigue, sous l’apparence d’un plan de roman. Quelquefois, ce n’est qu’un refrain développé autour d’une idée, d’un thème, d’une image, ou même à partir d’un simple mot’ ”932.
Cette dernière définition convient davantage que les précédentes à l’atmosphère et la substance du texte de Gracq. L’auteur des Lettrines ignore peut-être tout de l’oeuvre de Kawabata, et même s’il la connaît, il est douteux qu’elle lui ait inspiré une manière de voir et d’écrire. La ressemblance à distance entre la marine à la promeneuse de Lettrines 2 et les “ romans miniatures ” de Kawabata est sans doute fortuite ; elle n’éclaire pas moins certains aspects insoupçonnés des fragments gracquiens. Julien Gracq a déclaré à plusieurs reprises combien l’écriture romanesque peut devenir pesante, en raison e la longue durée qu’elle implique. Il s’en explique notamment dans En lisant en écrivant : ‘“’ ‘ C’est la lenteur de l’art d’écrire, dans son exécution mécanique, sui depuis des années déjà me rebute parfois et me décourage. (...) Ce que j’envie aux peintres et aux sculpteurs, ce qui rend (du moins je l’imagine tel) leur travail si sensuellement jubilant et régulier, c’est l’absence complète de ces temps morts – si minimes soient-ils - c’est le miracle d’économie, le feed-back de la touche ou du coup de ciseau, qui dans un seul mouvement à la fois crée, fixe et corrige ”’ 933.
Dans l’entretien filmé réalisé en 1995 avec Michel Mitrani, il revient sur cette lenteur de l’écriture romanesque, et justifie par elle le choix des textes fragmentaires qui jalonnent son oeuvre à partir des Lettrines et conduisent à l’abandon de la fiction après les nouvelles de La Presqu’île. Il n’en reste pas moins que les textes brefs ne sont jamais de simples séries de descriptions. Un suspens d’écriture les anime toujours, ne serait-ce qu’à travers une certaine manière de faire jouer l’écriture, dans des séries d’élans rapides vers un but retardé, comme dans le texte consacré à la planèze de Salers, ou dans les systèmes de rejets successifs qui emportent le lecteur dans leur sillage, comme dans l’évocation des vagues matinales à Sion.
Rares sont les fragments qui font apparaître une figure humaine et la mettent en scène dans une situation précise, quoique suspendue par une contemplation à distance. La marine à la promeneuse solitaire est un exemple très singulier de cette manière. Les linéaments d’un récit latent y apparaissent sans se développer, et c’est précisément de cette indétermination active que naît tout le mystère de cette scène. On n’en saura pas plus, ni de la promeneuse anonyme, ni finalement du regard qui l’observe, mais si l’on songe aux promeneurs rencontrés par Gérard sur la grève de Kérantec, dès la première page d’Un beau ténébreux 934, et si l’on se souvient aussi de leur rôle annonciateur, on est en droit d’imaginer le parti narratif que Julien Gracq aurait pu tirer de la promeneuse anonyme de Lettrines 2.
Le mystère de la promeneuse rappelle aussi l’univers de Kawabata pour d’autres raisons. A l’instar des narrateurs masculins des romans de l’écrivain japonais, le narrateur de cette marine observe secrètement la solitude d’une femme ; la promenade de l’inconnue devient alors une mystérieuse épiphanie de sensualité et de beauté. On ne saura rien de cette femme, sinon l’apparition théâtrale qui fait songer à la démarche des geishas et des actrices qui peuplent justement les romans de Kawabata. C’est aussi en cela que ce texte de quelques lignes devient l’équivalent d’un récit suspendu.
Dans la plupart des textes des Lettrines ou des Carnets, la situation est encore plus épurée : elle se réduit à la circulation du voyageur qu’est Julien Gracq. Le paysage est révélé selon le point de vue exclusif de l’écrivain qui en habite l’espace et s’y déplace. Il ne s’agit presque jamais de récits au sens propre du terme, sauf dans le cas où Julien Gracq revisite ses souvenirs de combattant et raconte l’étrange épopée de la drôle de guerre et de l’invasion de mai juin 40. Beaucoup de ces textes sont en fait de véritables poèmes en prose. Toutefois, l’écriture de Julien Gracq leur donne une vitesse intérieure que Bernhild Boie a très finement analysée dans sa notice des Lettrines. Elle remarque notamment que le travail sur la syntaxe crée un élan singulier ‘“’ ‘ qui donne au lecteur l’impression d’être chaque fois précipité dans le texte plutôt que de l’approcher’ ”935. Le texte donne parfois le sentiment d’être déjà en mouvement, lorsqu’il se fixe sur la page, si bien que le lecteur est aussitôt saisi dans le sillage d’une pensée qui l’emporte : ‘“’ ‘ La route plonge et zigzague dans le pli creusé de la forêt et soudain se transforme en une rue de village pavée en lit de torrent’ ”936.
La description jaillit dès les premiers mots et fait circuler ses images avec une rare énergie. L’évocation de ce fragment de montagne vosgienne dévale littéralement la rue pavée du village et répète toutes les métamorphoses du paysage, dans l’espace accéléré de deux phrases. L’article défini par lequel s’ouvre ce passage prend le lecteur au dépourvu en le plaçant sans nulle préparation, au beau milieu d’une route inconnue de lui, que l’auteur lui fait dévaler à tombeau ouvert. L’écrivain joue ici le rôle d’Allan qui conduit à très vive allure dans les lacets de Kérantec, dévoilant et animant pour ses passagers, le paysage vertigineux des falaises surplombant le ‘“’ ‘ miroir plan de la mer’ ”937. La phrase entre en effet dans le village avec la souplesse violente de la voiture de sport argentée du beau ténébreux. Le nom du village n’apparaît d’ailleurs qu’à la fin de cette description torrentielle, moins comme la définition d’un lieu par son toponyme, que sous la forme d’un élément synthétique surgissant finalement du texte, comme une pierre violemment roulée et sculptée par une cascade qui la projette en avant : ‘“’ ‘ c’est Lapoutroie, sur le versant alsacien des Vosges ’”938.
Ailleurs, cette précipitation du paysage s’adosse au rebord d’un simple nom de lieu, à la manière d’un nageur plongeant dans l’eau et propulsant d’emblée son corps tendu, le plus loin possible du bord : ‘“’ ‘ Ajaccio : plage de l’Adriane. Nous quittions la ville le matin par le car ; nous établissions nos quartiers dans un petit bar de la plage. On y bourdonnait à midi sur le sable, à l’ombre d’un grêle parasol, mais excellemment, de poisson grillé et de fruits, dans le bourdonnement des guêpes de la canicule’ ”939. Le pronom personnel joue ici le même rôle que l’article défini du fragment précédent. Nous sommes d’emblée jetés dans les habitudes quelque peu frénétiques d’un petit groupe de vacanciers. On ignore d’ailleurs leur nombre, pas plus qu’on ne sait de qui il s’agit : sans doute s’agit-il d’un couple formé par l’auteur et une femme non identifiée, peut-être d’une petite société d’amis. L’absence de tout repère temporel précis, l’usage immédiat du passé simple, le choix même du verbe “ quitter ” qui semble dire : “ au commencement était le départ ” ; tous les éléments syntaxiques et lexicaux de cette phrase contribuent à créer un sentiment d’existence sans attaches à laquelle seul importe son élan.
La suite du texte accumule les formules brèves, les changements d’heure et de jour, les indices de mouvement fiévreux et la notation de nombreuses sensations intenses : ‘“’ ‘ Dès sept heures du matin, quand nous sortions de la maison, la chaleur sèche faisait vibrer les rues : ce furent huit journées tout entières d’un bleu d’argent, cousues l’une à l’autre plutôt que séparées par le bref entracte de la nuit de velours. A peine arrivés, nous nous dévêtions et nous plongions, explorant avec une curiosité inépuisable la faune et la flore de ces fonds transparents : les masques sous-marins étaient alors dans leur nouveauté ; à peine séchés sur la rôtissoire du sable, nous replongions ; quand nous émergions, et que nos oreilles se débouchaient, une voix de ténorino fluette buccinait obstinément sur les eaux, dans la distance, comme une revanche de Trafalgar’ ”940.
On retrouve l’usage des deux points, et l’effet d’enchaînement rapide, produit par cette syntaxe heurtée. Cependant, la discontinuité n’est qu’apparente : de vide en vide, se développe un véritable tissu verbal, semblable à la coulée des jours successifs évoquée par le texte. Nous retrouvons ici les qualités mentionnées par Jean-Louis Leutrat : ‘“’ ‘ Le texte est un tissu sans couture, une sorte de patchwork, à l’intérieur duquel béances, déchirures et ruptures sont comme survolées par la vitesse de l’écriture : ’ ‘“’ ‘ L’utilisation des deux points, qui ’ ‘“’ ‘ marquent la place d’un mini effondrement dans le discours ” et qui sont ’ ‘“’ ‘ la trace d’un menu court-circuit ”, est comme l’équivalent des ’ ‘“’ ‘ petits précipices intimes ” : les uns et les autres s’enjambent très vite et ne rompent pas un continuum débarrassé de l’obsession de la suture’”941. Ainsi, L’écriture de Julien Gracq réussit à fixer un paysage spatio-temporel en franchissant sans cesse les vides qu’elle instaure comme autant de points de passage, projetant et déployant ainsi un tissu continu de phrases et d’images. Tissu dépourvu de toute suture et sauts de vides en vides, ne sont finalement que l’avers et le revers d’un même élan paradoxal d’où surgissent les images mobiles du monde.
Toutes ces figures de la vitesse et du saut, participent d’une véritable conscience mobile où le monde n’est plus un spectacle, un tableau à contempler et à décrire, mais la résultante d’une dynamique de la perception et de la pensée. Patrick Née voit dans cette double vitesse du vécu et de sa transcription écrite l’une des clés permettant de relier l’imaginaire et la poétique de Julien Gracq à l’expérience phénoménologique : ‘“’ ‘ Ce qui compte en effet, c’est moins la production de belles images que l’immersion du corps du sujet dans le flux de l’objectal. Un texte quasi introducteur de En lisant en écrivant en livre étonnement témoignage : Gracq y envie la main du peintre, directement engagée par son acte dans la matière même de la peinture – elle-même, implicitement, partie prenante de la matière en général du monde. Là où l’écrivain, dans sa hâte à jeter les mots sur la page, tente en permanence de prendre de vitesse le divorce toujours imminent entre ’ ‘“’ ‘ l’agitation chaleureuse de l’esprit ”, et ’ ‘“’ ‘ la fixation matérielle de l’oeuvre ” - le peintre, lui, ouvre un dialogue ’ ‘“’ ‘ qui semble véhiculer à chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main ”. On croirait presque lire Merleau-Ponty ”’ 942 ! C’est bien en effet d’immersion qu’il s’agit ici. L’expérience de la présence au monde est une trajectoire, une pulvérisation dynamique de perceptions, qui épouse chaque fois de l’intérieur un vecteur d’être, bien plutôt qu’elle ne cherche à dépeindre une scène. On comprend dès lors que Julien Gracq multiplie les textes en forme de notes fragmentaires. Ce choix n’est pas seulement dû, comme certaines pages d’En lisant en écrivant pourraient le laisser croire à la seule ‘“’ ‘ ’ ‘lenteur’ ‘ de l’art d’écrire, dans son excécution mécanique ’”943, mais à la nécessité de saisir la multiplicité du monde dans son instantanéité sans cesse renouvellée.
Parfois, cette écriture emprunte d’autres voies et fait surgir tout un monde à demi imaginaire à la surface d’un paysage réel. L’évocation du lac de Lucerne par temps d’orage offre un tel point de départ : ‘“’ ‘ ’ ‘Lucerne’ ‘ sous une noire pluie d’orage : noires sont les montagnes, noir est le lac d’encre ; longtemps encore après l’averse, dans le crépuscule, les allées d’arbres qui bordent le quai, plus touffus sous la lueur des arcs électriques, dégouttent pesamment’ ”944. On retrouve dans cette ouverture l’écriture par séries de notations rapides, caractéristique des textes brefs. Un paysage est fixé dans ses éléments essentiels. Cependant, l’usage insistant des valeurs sombres, le noir et l’encre, lui confère le double statut d’image gravée et de décor énigmatique. On retrouve notamment le goût des contrastes violents et du noir d’encre chers à Julien Gracq. Jean-Louis Leutrat par le à ce sujet de ‘“’ ‘ manière noire’ ”945 et signale les décors à demi noyés d’ombres noires d’Au château d’Argol, d’Un beau ténébreux et du Roi Cophetua.
Le règne du noir dans l’évocation de Lucerne ne sert donc pas seulement une intention picturale ; il crée un climat propice aux songes éveillés et aux représentations fantastiques. Bientôt en effet, des édifices à demi réels apparaissent : ‘“’ ‘ à gauche, les hautes baies en plein cintre, illuminées du casino et de la haie des grands hôtels battus par les feuillages – plus béantes que les arcades suspendues de Saint-Sulpice qui servent de porche à l’air bleu – donnent sur des escaliers de marbre, des torchères de bronze, des lustres de Venise, des tentures de velours rouge drapées comme des rideaux de scène. Degrés de marbre, torchères, lustres, tentures, tout frappe par une démesure massive et désertique ; on ne voit presque personne’ ”946. Graduellement, le paysage se métamorphose au point que l’évocation ressemble de plus en plus à un récit de rêve. On songe aussi à l’atmosphère de certains poèmes de Liberté grande, notamment Venise, Grand Hôtel, ou Scandales mondains. L’absence de promeneurs, de clients ou du personnel habituel des casinos et des hôtels de luxe, contribue à cette impression de voir selon la logique du songe. Le paysage onirique achève de se cristalliser lorsque l’auteur le compare explicitement au décor étrange ‘“’ ‘ que saisit, dans le prologue du film L’année dernière à Marienbad, la caméra coulissant dans l’enfilade des salons évacués’ ”.
Cette comparaison ne désigne pas seulement l’irréalité du paysage mondain, elle communique à l’écriture le mouvement en travelling de la caméra, si bien que l’évocation de la ville déserte après, devient elle-même une sorte de prologue et donne au texte une sourde tension dramatique. La référence au cinéma appelle bientôt l’image de l’opéra et de sa théâtralité fastueuse. Dès lors, le mouvement glissant du texte trouve le point magnétique qu’il recherchait aveuglément : ‘“’ ‘ Ce qui s’avance pour l’imagination, avec une pâleur et une démarche de théâtre, sur ces parvis retentissants et le long de la muraille tuyautée des velours rouges, n’a et ne saurait avoir avec le monde de 1980 nul commerce : c’est le profil du ténor De Reszké, tel qu’il blasonne encore les paquets de cigarette, c’est une diva du temps de Caruso ou de Chaliapine au bras d’un archiduc inconnu, (...) c’est le dolman bleu du Roi vierge ou (...) assassinée non loin d’ici sur l’embarcadère d’un lac suisse – l’impératrice de la solitude’ ”. Dans ce passage, digne à certains égards d’Alain Robbe-Grillet, que Julien Gracq n’aime pourtant guère947, un cortège de fantômes célèbres se lève soudain et vient hanter le paysage irréel des casinos et des hôtels de Lucerne.
Le monde est également cette réserve imprévue de présences fantasmagoriques, que la conspiration d’une atmosphère et de l’imaginaire d’un voyageur suffit à éveiller et faire surgir quelques instants. La face de la terre ainsi offerte à la conscience n’est alors plus seulement l’espace d’un paysage tendu vers l’horizon, mais devient une sorte d’hologramme peuplé de figures mythiques et solitaires, à l’instar de l’impératrice d’Autriche avec laquelle s’achève le texte. La visite de Lucerne après la pluie prend ainsi la forme d’une sorte de récit latent qui emprunte son modèle au mouvements abstrait de la caméra dans le prologue de L’année dernière à Marienbad, pour mieux figurer son propre suspens entre évocation et narration onirique. Une fois encore, la représentation d’un paysage déborde insidieusement le cadre traditionnel de la description pour atteindre, par d’autres voies que celles de la vitesse syntaxique, une forme de narrativité paradoxale qui se rassemble sans jamais s’avouer directement ni se déployer dans une “ histoire ” clairement identifiée comme telle.
Il semble donc que les textes brefs des Lettrines et des Carnets du grand chemin, mais aussi, sans doute, dans une large mesure, ceux des Eaux étroites, de La forme d’une ville, ou d’Autour des sept collines,948 se souviennent à leur manière de l’écriture de fiction, pour en conserver une certaine trame à peine visible qui donne toute sa secrète puissance d’évocation à ces fragments de la présence au monde. Ce souvenir qui continue durablement d’irradier l’écriture de Julien Gracq donne naissance à des textes étranges qui échappent à toute classification conventionnelle. Ils sont comme des récits spectraux qui continuent de diffuser une sorte de phosphorescence narrative à l’intérieur de textes qui ne relèvent cependant plus, ni du genre romanesque, ni davantage de l’écriture de nouvelles. L’expérience de la présence au monde n’est pas étrangère à cette manière si singulière. Elle en est justement l’objet fondamental. L’écriture de Julien Gracq devient alors récit de ce qui par nature n’a pas d’histoire, et l’accueille dans une substance textuelle qui lui permet d’apparaître comme telle.
C’est ainsi que traverser un grand paysage, dévaler une route, épouser les inflexions d’un lieu, hanter une ville étrange et invoquer les présences invisibles qui continuent de l’habiter, sont autant de manières de raconter la fiction vraie du monde. Julien Gracq n’a certes pas écrit de roman miniature, au même sens que Kawabata, mais il a inventé, sans le théoriser ni même sans doute, clairement l’apercevoir, sous l’effet d’une simple nécessité intérieure, la forme vacillante du récit spectral.
Cependant, Les lieux, même diversifiés à l’extrême, ne sont jamais de simples espaces dépareillés. Chaque paysage exprime spontanément sa propre essence pour celui qui le contemple ou le traverse. Dans Les Eaux étroites, Julien Gracq parle à ce propos de génie des lieux : ‘“’ ‘ Ainsi, pendant de longues minutes, la barque progresse dans le silence glauque ; en même temps que le soleil, les falaises arrêtent jusqu’au moindre souffle d’air. Au milieu de l’excursion de l’Evre, ces moments de silence, dans ma mémoire, viennent se poser comme un long point d’orgue ; ce silence, un doigt sur les lèvres, debout et immobile, et matérialisé à demi au creux de ces étroits pleins de présences païennes, c’est vraiment le génie du lieu qui l’impose’ ”949. Le génie du lieu, au sens gracquien, n’intéresse que les pouvoirs immédiats du lieu sur celui qui le contemple ou le traverse. C’est en quelque sorte l’esprit de la terre qui se révèle quelques instants, dans un espace donné replié sur lui-même. Sur ce point, Julien Gracq diffère profondément de Michel Butor. Pour ce dernier, le génie du lieu signifie essentiellement ‘“’ ‘ le singulier pouvoir qu’exerce une ville ou un site sur l’esprit de ses habitants ou de ses visiteurs’ ”950
Dans Le Génie du lieu, Michel Butor s’applique initialement à rendre compte de quatre villes, (respectivement, Cordoue, Istanbul, Salonique et Delphes), et de restituer leur relation à l’histoire culturelle de la Méditerranée. Les quatre villes représentées dans le premier volume du Génie du lieu, sont envisagées du point de vue de leur rôle emblématique et de leur apport à la civilisation Méditerranéenne, ainsi qu’à la culture de l’Occident. La seconde partie de l’ouvrage tente de percer le mystère de l’Egypte et d’expliquer l’étonnement de ses habitants devant leur propre passé. A travers cette étude poétique, Michel Butor propose des modèles de référence pour la culture du présent qui est invitée à cheminer vers le futur à partir d’un enracinement lointain dans l’Histoire. Par la suite, la série des volumes intitulés Le Génie du lieu, élargit progressivement son champ d’investigation poétique, trouve un écho dans Mobile, Description de San Marco, 6.810.000 litres d’eau par seconde, et s’achève avec Transit A Transit B, et Gyroscope.
L’extension des territoires parcourus est telle qu’on peut presque parler d’une mondialisation et d’une déterritorialisation du génie des lieux. En même temps qu’il cherche à représenter la terre, grâce à divers moyens poétiques, narratifs, et même typographiques, Michel Butor fait dialoguer les textes indigènes avec sa propre écriture et les voix multiples des hommes, qu’ils soient des touristes, comme dans Description de San Marco, ou les habitants d’un lieu donné. Le projet encyclopédique de Michel Butor ne se départit jamais d’un certain volontarisme universaliste et assume très clairement sa dimension utopique. La terre n’est pas pour lui tissée d’une multiplicité d’espaces irréductibles, mais se présente plutôt comme un immense polyèdre dont les faces éloignées sont mises en coïncidence par différents dispositifs textuels.
Telle n’est pas l’intention de Julien Gracq. Ce dernier n’envisage pas la notion de génie du lieu comme un programme littéraire, géographique et pédagogique, mais à partir de l’expérience intime que la subjectivité nomade peut vivre en traversant un paysage donné, ou les fragments d’espaces qui scandent et démultiplient de l’intérieur ce paysage. Même Autour des sept collines se tient à distance de la tentation universaliste et pédagogique de Michel Butor. La Rome de Julien Gracq n’est pas celle de La Modification. Le titre même du livre de Julien Gracq sonne comme un manifeste. Rome en est en effet l’absente. Les ‘“’ ‘ sept collines’ ” se contentent d’une allusion purement géographique au site de Rome. La locution “ Autour des ” avoue implicitement une indécision dédaigneuse dont nous reparlerons, mais qui montre à elle seule que Julien Gracq ne cherche jamais à établir un atlas des lieux et de leur esprit.
Dès les premières pages, Julien Gracq se démarque fermement de tous les écrivains fascinés par Rome ; il exprime ses vives réticences dans une formule qui pourrait notamment s’appliquer à l’engouement de Michel Butor pour cette ville : ‘“’ ‘ A Rome, tout est alluvion, et tout est allusion’ ”951. C’est la raison pour laquelle, Autour des sept collines présente un parcours volontairement arbitraire et décousu alors que les livres de lieux de Michel Butor cherchent toujours à composer des système de cohérence dont le célèbre Mobile témoigne admirablement. A cette structuration cartographique, historique, botanique et livresque, Julien Gracq oppose toujours la seule logique d’une subjectivité nomade qui ne se souvie pas d’établir une encyclopédie poétique du globe ou de telle de ses vastes régions géographiques ou culturelles.
A la différence de Michel Butor, Julien Gracq ne cherche donc pas à épuiser le lieu. Ainsi, dans Lettrines 2, l’organisation des parties propose un cheminement plutôt quu’ne restitution à vocation hypothétiquement – utopique – exhaustive. Les titres de ces parties le montrent à eux seuls : Chemins et rues, qui peuvent intéresser aussi bien le Paris contemporain, (p.250), la planèze de Salers, (p.257), les retours en train dans le Quimper d’avant guerre ; Distances, Marines, Amérique, Europe. Ici encore domine la logique du patchwork intime qui fait toute la poésie des Lettrines ou plus tard, des Carnets du grand chemin.
Le génie du lieu tel que Julien Gracq le conçoit n’est donc pas l’expression d’une totalité naturelle et culturelle par une poésie encyclopédiste ; il ne signifie pas davantage la quête ontologique et esthétique d’un pays de la vérité. Il s’agit bien plutôt de l’incertaine intimité de l’homme et de la terre, tels que le modèle du Romantisme allemand et le goût du nomadisme solitaire peuvent l’inspirer et la susciter dans des expériences d’autant plus émouvantes qu’elles intéressent d’abord le voyageur, ensuite seulement, l’écrivain. A bien des égards, Julien Gracq serait à cet égard beaucoup plus proche d’écrivains venus après lui, et qu’il dit apprécier, comme par exemple le Pierre Bergounioux des Chevrons, ou le Pierre Michon de La Grande Beune.
Le monde ne se dévoile donc jamais dans une vision panoramique qui permettrait au voyageur ou à l’observateur de le tenir intégralement sous son regard. Lorsque sa rude matérialité ou sa forme sphérique se manifestent subitement, comme par exemple dans Les carnets du grand chemin, Liberté grande ou Au château d’Argol, la terre surgit toujours pour la conscience d’un paysage singulier dont les qualités spécifiques, alliées au regard ou à l’état d’esprit particulier dans lequel se trouvent les personnages ou leur auteur, suscitent cette épiphanie insolite. Le monde se donne d’abord dans ses paysages ; il est tout entier paysage livré à l’oeil et au pas du marcheur. On ne peut dévisager la face de la terre comme le fait Simon dans La Presqu’île, que de l’intérieur d’un espace où l’on circule, s’arrête, observe, attend, pour repartir ensuite. La conscience nomade rencontre alors un paysage, qui tient autant à sa présence vigilante, qu’aux données morphologiques de l’espace visité et observé.
Cependant ces paysages aux multiples éléments indépendants, cette paradoxale face de la terre qui se montre tout entière en chacune de ses manifestations, à travers la série infinie de ses aspects ne suggère pas moins une signification à la conscience attentive. Cette extrême diversité risque d’égarer le lecteur et de lui laisser croire que pour Julien Gracq, tous les lieux sont égaux, sans que jamais puisse être identifié, délimité ni défini un type de paysage élu. Il est certain, en dépit des préférences accordées par exemple à la Bretagne ou au Massif Central, que les paysages élus ne correspondent jamais à un terroir délimité que l’écrivain ne cesserait d’explorer et de chanter, à la manière de Giono ou de Ramuz.
Le paysage gracquien ne s’enracine nullement dans un “ pays ”, au sens proustien du terme. Le paysage est plutôt le produit d’une rencontre entre l’écrivain voyageur et rêveur et tel ou tel haut lieu privilégié dont la morphologie et le rapport concret avec ce qui l’entoure sollicite aussitôt l’imaginaire. Le premier texte de la séquence intitulée Paysage et roman, dans En lisant en écrivant, définit les données fondamentales du haut-lieu par excellence, et permet de comprendre davantage le système des préférences gracquiennes en matière de paysage. Il montre que de la diversité des paysages en archipel, se dégage une poétique d’ensemble, c’est-à-dire une forme de vérité d’inclination et de pressentiment subjectif. Comme le laisse très clairement entendre le titre Paysage et roman, les paysages gracquiens ne dérivent pas seulement des noces secrètes entre le monde et l’imaginaire de l’auteur : ils puisent aussi leur sens et leur valeur dans le très riche terreau de la littérature, qu’il s’agisse de reconnaître un paysage poétique dans un lieu réel, comme le fait Grange en identifiant le val de Meuse au domaine d’Arnheim, ou au contraire d’analyser la configuration et la texture particulières des paysages créés et évoqués par les grands écrivains, comme par exemple, dans En lisant en écrivant.
Id., p.285.
Notice des Carnets du grand chemin, p.1623.
Notice des Lettrines, p.1338.
Lettrines 2, op. cit., p.257-258.
Notice des Lettrines, op. cit., p.1338.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.1007.
Id., p.1007-1008.
André Frénaud, Lieux d’approche, in Il n’y a pas de Paradis, Collection Poésie, Gallimard, Paris, 1967, p.91-92.
Lettrines 2, op. cit., p.366-367.
Id., p.364-365.
Ibid., p.366-368.
Le Jeu du seul est en effet le titre d’un recueil poétique de Patrice de La Tour du Pin, paru en 1946
Yasunari Kawabata, Romans et Nouvelles, Collection Classiques modernes, Le livre de Poche, Paris, 1999, p.14.
En lisant en écrivant, op. cit., PII, p.556.
“ Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève, à contresens du courant de la fourmilière. Très désoeuvrée, lente et nonchalante – se baissant parfois pour ramasser un coquillage, une épave – ou bien regardant vaguement vers le large, et à ce moment toujours ses mains venaient se poser bêtement sur ses hanches – quelle pensée bien à soi dans cette tête rustique ? ”, Un beau ténébreux, op. cit., PI, p.104. La promeneuse de Lettrines 2 semble être une version moderne et plus captivante de la jeune fille de Kérantec. Le lecteur se pose à son sujet les mêmes questions que Gérard, même si l’interprétation du narrateur anonyme leur fournit des éléments de réponses. Loin de répondre, l’interprétation du narrateur relance d’ailleurs les questions et leur donne la forme du rêve.
Notice des Lettrines, op. cit., p.1337.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.943.
Un beau ténébreux, op. cit., PI, p.153.
Carnets du grand chemin, op. cit., pII, p.944.
Id., p.946.
Ibid., p.946-947.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.145.
Patrick Née, Julien Gracq phénoménologue ? in Julie Gracq 2 un écrivain moderne, op. cit., p.173.
En lisant en écrivant, op. cit., PII, p.556.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.944.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.81.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.944.
On pense notamment aux scènes mondaines de la dernière partie de Souvenirs du triangle d’or. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Julien Gracq se soit plu à mêler à ce texte une subtile allusion parodique suggérée par la référence initiale au prologue de L’année dernière à Marienbad. Le profil du ténor “ tel qu’il blasonne encore les paquets de cigarette ”, constitue un indice en faveur de cette hypothèse. Le jeu de miroir entre le souvenir du visage archétypique d’un artiste autrefois célèbre et désormais oublié, et sa représentation stylisée évoque en effet de façon troublante systèmes de mise en abyme robbe-grilletiens.
Ces ouvrages se divisent en effet systématiquement en de nombreux fragments que ne relie qu’un fil conducteur général : celui de la promenade en barque dans Les Eaux étroites, celui des parcours nantais dans La forme d’une ville, ou celui du voyage romain dans Autour des sept collines. Chaque fragment constitue donc un tout unifié qui peut se lire pour lui-même et possède son propre horizon intérieur. Dans sa notice des Lettrines, Bernhild Boie compare avec raison les séries de textes brefs de Julien Gracq à la définition que Friedrich Schlegel donne de l’écriture fragmentaire. Selon cet auteur, le fragment est “ une petite oeuvre d’art ” et doit être “ totalement détaché du monde environnant et clos sur lui-même comme un hérisson ”, Figures et paraboles, Bibliothèque de la Pléiade, p.959. Il faut cependant ajouter, que le fragment gracquien diffère du “ hérisson ” de Schlegel, en ce qu’il est animé de l’intérieur par un élan et une ligne de fuite plus ou moins distincte. En ce sens, le fragment gracquien est un monde mobile organisé par le vecteur des phrases et de réseaux d’images que celles-ci engendrent.
Les Eaux étroites, op. cit., p.544.
Michel Butor, Le Génie du lieu, introduction, Les Cahiers Rouges, Grasset, Paris 1958.
Autour des sept collines, op. cit., p.882.