Dans En lisant en écrivant, Julien Gracq consacre quelques pages importantes au problème du paysage et du roman. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, l’auteur ne limite pas ses analyses à une théorie de la représentation littéraire des paysages. Bien au contraire, cette séquence commence par une réflexion toute personnelle dans laquelle Julien Gracq interroge sa propre sensibilité aux paysages. On constate à cette occasion que la terre n’a pas seulement une face qu’on peut dévisager en la parcourant ou en la contemplant, elle est également une parole qui peut solliciter à l’improviste l’esprit du voyageur et qui vient remplir le sentiment de la présene au monde d’un véritable contenu de pensée, on pourrait même presque dire, de méditation métaphysique, si toutefois ce contenu n’était plutôt vécu que projeté dans l’horizon d’une réflexion spéculative coupée de sa source.
Cette sollicitation n’est jamais arbitraire ; elle présuppose une prédisposition qui la rend efficace. Ainsi, Julien Gracq mentionne à son propre sujet l’existence d’un ‘“’ ‘ goût, surtout des vastes panoramas’ ”952. On voit donc que la parole du paysage n’est aucunement le jaillissement spontané d’un Verbe transcendant qu’il suffirait d’entendre, dans les circonstances privilégiées d’une révélation, mais peut-être bien, une fois encore, une certaine forme d’image auratique manifestée dans le langage, une adresse de ce que la conscience contemple, un regard retourné vers elle dans le mode du verbe poétique. Quelques exemples contradictoires permettront de mieux comprendre la spécificité de cette parole.
Ainsi, le paysage gracquien n’est nullement la membrane mystique à travers laquelle vient vibrer la voix de Dieu. Dans la Bible, un lieu ou un phénomène naturel peuvent devenir les instruments d’une telle épiphanie C’est notamment le cas dans l’épisode du buisson ardent, lorsque l’Ange se manifeste à Moïse sous la forme d’une flamme de feu jaillissant d’un buisson sans le consumer : Yahvé le vit s’avancer pour mieux voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : ‘“’ ‘ Moïse ! Moïse’ ! ”953. De la même manière, le mont Sinaï est le théâtre d’une série de manifestations exceptionnelles au cours desquelles Yahvé transmet ses commandements à Moïse et se révèle indirectement à lui. Le motif de la révélation sur la montagne hante l’imaginaire de Julien Gracq et la figure de Moïse est même explicitement évoquée dans le premier texte de Paysage et roman. Cependant, Julien Gracq ne retient de Moïse que ‘“’ ‘ le don de clairvoyance’ ”954 qu’il associe ‘“’ ‘ à l’embrassement par le regard de quelque vaste panorama révélateur ’”, sans pour autant mentionner Dieu ni aucun arrière-monde mystique.
La parole du paysage n’est pas non plus une sommation ontologique. L’homme n’est pas appelé à devenir ‘“’ ‘ berger de l’Etre’ ”, selon l’expression consacrée de Heidegger. La parole du paysage gracquien demeure toujours une sollicitation concrète, elle appelle le corps et l’esprit et s’apparente davantage à quelque invitation au voyage qu’à la demande ineffable. Pour Heidegger, en effet, ‘“’ ‘ la parole elle-même n’est pas plus l’expression qu’elle n’est une activité de l’homme. La parole est parlante ’”, et ‘“’ ‘ L’homme parle pour autant qu’il répond à la parole’ ”955. Loin de ces formules obscures, ressassées par Heidegger jusqu’aux limites du non-sens, Julien Gracq entretient une relation plus mystérieuse et plus distanciée avec la voix du monde, comme en témoigne l’usage de l’italique, dans la question inaugurale de Paysage et roman : ‘“’ ‘ Qu’est-ce qui nous ’ ‘parle’ ‘ dans un paysage’ ? ”956. On pourrait penser que l’auteur est plus proche de la conception romantique. Pourtant, le paysage gracquien n’enseigne pas non plus les aphorismes énigmatiques d’une sagesse naturelle que le poète voyageur aurait à déchiffrer. Il diffère en cela du monde tel que le conçoivent et le représentent les romantiques allemands, notamment Novalis dans Les disciples à Saïs.
On ne peut non plus identifier la parole du paysage et les voix mystérieuses qui résonnent souvent dans la poésie contemporaine, comme dans l’oeuvre de Philippe Jaccottet. Ce poète se met régulièrement à l’écoute d’appels ou de chants étranges qui sont autant de pressentiments, de d’invocations ou d’interrogations indéchiffrables. Parfois, comme dans L’Effraie, l’appel inquiétant est celui d’un oiseau de nuit et renvoie le poète à la seule présence immotivée du monde : ‘“’ ‘ Vient cet appel / qui se rapproche et se retire, on jurerait / une lueur fuyant à travers bois, ou bien / les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers. / (Cet appel dans la nuit d’été, combien de choses / j’en pourrais dire, et de tes yeux...) Mais ce n’est que / l’oiseau nommé l’effraie, qui nous appelle au fond / de ces bois de banlieue’ ”957.
L’appel entendu au milieu de la nuit est certes une voix de la terre. Il redevient même à la fin le cri de l’effraie, dont le nom est ici doublement emblématique. Pour autant, le poème ne dit pas un accord mais justement un effroi métaphysique qui intéresse moins l’âme que la chair et la conscience infiltrée en elle : ‘“’ ‘ Et déjà notre odeur / est celle de la pourriture au petit jour, / déjà sous notre peau si chaude perce l’os’ ”. Le cri a circulé dans le monde comme une plainte ou un rappel ; il s’ouvre sur un abîme sans nulle commune mesure avec l’accord de l’homme et du paysage célébré par Julien Gracq.
Cependant, comme Philippe Jaccottet, Julien Gracq sait lire à même la chair du monde et découvrir dans la substance de l’expérience immédiate, quelque chose d’une signification métaphysique qui ne se coupe jamais de son substrat sensible. Le sens et les pressentiments paraissent à la surface du monde qui les suggère. Ils sont inséparables de l’ouverture des paysages et de la mesure immédiate des distances par le poète contemplatif. Mais ces valeurs s’expriment différemment chez Julien Gracq et Philippe Jaccottet.
Dans Paysage et roman, le paysage parle à celui qui aime les ‘“’ ‘ vastes panoramas ’”958, et l’expérience visuelle de ‘“’ ‘ l’étalement dans l’espace ” incarne ’ ‘“’ ‘ un ’ ‘“’ ‘ chemin de vie ” virtuel et variantable, que son étirement au long du temps ne permet d’habitude de se représenter que dans l’abstrait’ ”. Le panorama tendu vers l’infini de l’horizon ne propose pas seulement son espace, il le présente spontanément à la conscience comme espace-temps figurant l’ouverture indéfinie de l’existence. Les distances sont alors un “ chemin de vie ” qui invite doublement l’écrivain : ‘“’ ‘ Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. Cette zone d’ombre, puis cette nappe de lumière, puis ce versant à descendre, cette rivière guéable, cette maison déjà esseulée sur la colline, ce bois noir à traverser auquel elle s’adosse, et, au fond, tout au fond, cette brume ensoleillée comme une gloire qui est indissolublement le point de fuite du paysage, l’étape proposée de notre journée, et comme la perspective obscurément prophétisée de notre vie ”’ 959.
L’expérience commence par un élan physique. Le mouvement du corps est sollicité par le paysage aux lointains ouverts. L’étalement de l’espace propose immédiatement un désir de possession qui est une ivresse et fait de la marche une forme de joie érotique : ‘“’ ‘ Un chemin de la vie qui serait en même temps, parce qu’éligible, un chemin de plaisir ’”, déclare très explicitement Julien Gracq. On retrouve ici l’éloge des plaisirs de la marche, auquel se livre déjà Julien Gracq dans Lettrines 2 : ‘“’ ‘ A marcher ainsi seul sur les routes, une imprégnation se fait du pays traversé (...) on emporte avec soi comme un pollen quelque chose de sa substance qu’on incorpore’ ”. Ici la marche est participation substantielle du corps mobile du marcheur à la chair du monde. Le voyageur recueille la quintessence des paysages traversés et les assimile à sa propre chair et à son esprit.
Dans Paysage et roman, le modalité du plaisir est différente. La possession n’est pas imprégnation, mais franchissement, conquête de l’espace jalonné par des repères qui servent d’étapes au désir et le relancent sans cesse vers un nouveau repère. Chacun de ces repères est un élément saillant du paysage que vise le désir du marcheur, sur la base d’une mesure visuelle. Le démonstratif exprime sur le plan du langage cette libre volonté qui se saisit du paysage, isole successivement ‘“’ ‘ Cette zone d’ombre’ ”, “ cette nappe de lumière, etc, et court ainsi qu’un éclaireur devant le marcheur enthousiaste. Le monde ouvert s’offre sans résistance au caprice joyeux de l’écrivain, dans une succession d’étapes faciles à accomplir : le versant prochain descend en pente douce, la rivière est guéable. Comme dans les rêves ou les contes, il suffit de vouloir pour atteindre et posséder, comme l’indique la répétition de l’adverbe de temps souligné par l’italique.
Jusqu’à ce point du texte, Julien Gracq semble fort éloigné de la sensibilité et des préoccupations de Philippe Jaccottet. Chez ce poète, la relation avec le paysage et le sentiment de l’espace ouvert qui l’accompagne, sont souvent le fait d’une conscience immobile. Dans Les distances, la mesure de l’espace est perçue par une pensée et un regard contemplatifs. Les oiseaux tournent dans le ciel et le monde est tissé d’une multiplicité de mouvements qui entourent le poète immobile : ‘“’ ‘ Ainsi nous habitons un domaine de mouvements / et de distances’ ”960. Habiter est un verbe rarement employé par Julien Gracq. Il est vrai que dans Liberté grande, la terre est habitable, comme le déclare le titre de la seconde partie du recueil, mais elle ne le devient que pour un nomade qui va au fil des rues et des routes, celles de Paris à l’aube, de L’Explorateur, des Hautes terres du Sertalejo, celles de Gomorre, ou d’Aubrac. Comme l’écrit Julien Gracq au début de Paysage et roman, l’étalement de l’espace est inséparable d’une ‘“’ ‘ ivresse du parcours’ ”961. Même si l’écrivain ne fait encore que contempler les distances à partir d’un point fixe, son oeil les parcourt d’avance et prépare le trajet du piéton. A l’inverse, le poète des Distances demeure immobile au milieu du mouvement général qui signifie moins pour lui une ivresse d’être qu’une dépense trop rapide de l’énergie vitale. Le poète qui la constate avec stupeur n’en est d’ailleurs pas exclu, dans la mesure où, à son insu, il en occupe le centre.
Il arrive cependant que des piétons circulent à l’intérieur des paysages de Philippe Jaccottet, comme dans La Promenade A La Fin De L’Eté : ‘“’ ‘ Nous avançons sur des rochers de coquillage / sur des socles bâtis de libellules et de sable, / promeneurs amoureux surpris de leur propre voyage, corps provisoires, en ces rencontres périssables ’”962. La promenade n’est pas la libre randonnée à laquelle se livre le voyageur gracquien. Les personnages ne marchent qu’avec précautions. Le sol n’est pas une chair familière qui s’offre à leur pas, mais un tuf funéraire à la surface duquel ils se déplacent à leurs risques et périls, sachant déjà qu’ils y seront bientôt résorbés. Les promeneurs de Philippe Jaccottet ne possèdent pas le paysage, ils y sont inclus. Il n’y a en effet pas d’horizon, et ceux qui s’avancent amoureusement savent bien qu’ils appartiennent au sol qui semble les soutenir et se dispose à les incorporer à sa matière. On est loin du marcheur enivré de puissance qui franchit sans rencontrer nulle menace et nul obstacle, le paysage étalé devant lui.
Pourtant, la deuxième partie du parcours gracquien nuance soudain l’ivresse du parcours d’une coloration plus sombre. Bientôt, le marcheur s’approche d’une maison esseulée sur une colline, et séparée de lui par un bois noir qu’il faut à présent traverser. On songe ici aux paysages rieurs qui deviennent subitement inquiétants dans les contes de Grimm ou de Ludwig Tieck. On songe notamment aux métamorphoses qui affectent sinistrement les paysages dans Eckbert le blond ou dans Le Runenberg.963
Mais contrairement aux poètes du Romantisme allemand, Julien Gracq ne se contente pas de fixer des symboles dans les formes familières ; il précise explicitement leur signification. Le fond du paysage superpose les significations dans une vision simultanée. Les lointains sont éclairés par une ‘“’ ‘ brume ensoleillée’ ” qui est ‘“’ ‘ comme une gloire’ ”. Ils désignent ainsi ‘“’ ‘ le point de fuite du paysage’ ”, à l’heure où la lumière rasante atteint les tonalités les plus vives et les plus chaudes que Julien Gracq décrit minutieusement dans Les Eaux étroites, lorsqu’il définit les caractères sensibles de ce qu’il nomme ‘“ l’embellie tardive’ ”964. Dans le même temps, cette ouverture indéfinie figure ‘“’ ‘ l’étape proposée de notre journée, et comme la perspective obscurément prophétisée de notre vie’ ”965. Le fond du paysage prend alors une valeur existentielle et métaphysique pour le marcheur qui l’observe : il tient dans sa forme sensible une image de notre condition, et c’est en cela même qu’il parle ‘“’ ‘ confusément, mais puissamment de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin au-devant de nous’ ”966. C’est en cela que le paysage suscite pour la conscience qui le contemple attentivement, bien plus qu’un simple espace, un espace-temps avant-coureur qui répond à la sollicitaiton de notre regard.
Jamais les formulations de Julien Gracq n’avaient été si proches de celles de Georges Didi-Huberman. Dans l’expérience du paysage, ce que nous voyons nous regarde réellement, nous concerne et nous parle, autant de façons de dire la même chose : que l’épiphanie du paysage dans la erpspective de la conscience qui vise le monde est image auratique donnée dans la luxuriance de la lumière d’une ‘“’ ‘ transparence augurale où, si tout est chemin, tout est pressentiment’ ”967. Cette manifestation, qui dialectise le temps en le projetant du fond de l’espace vers celui qui s’avance propose donc un ‘“’ ‘ engouffrement de l’avenir dans la délinéation, pourtant si ferme, si stable, des traits de la Terre’ ”, devenant ‘“’ ‘ l’aiguillon d’une pensée à demi divinatoire, d’une lucidité que la Terre épure et semble tourner toute vers l’avenir ’”968. Cette faculté de projection du temps à partir de la terre, cette ouverture de la pensée à une demi divination qui la rend clairvoyante comme Moïse, sans que la suggesiton du monde s’ouvre vers le haut, constitue par excellence une expérience auratique du monde, l’une des plus pures et les plus complètes de l’oeuvre de Julien Gracq, dans la mesure où elle exclut toute anecdote au seul profit du contact intime direct avec le monde, sur le mode de la perception dévoilante.
Dans la poésie de Philippe Jaccottet, le bord de l’horizon devient à la tombée du jour un signe prophétique qu’il suffit au regard de contempler pour le comprendre : ‘“’ ‘ Je garderai dans mon regard / comme une rougeur plutôt de couchant que d’aube / qui est appel non pas au jour mais à la nuit’ ”969. Toutefois, les pressentiments sont ici plus menaçants. La fin du jour n’est pas comme pour Julien Gracq une dialectique de la gloire et du couchant, ni davantage la double image d’un terme et d’une étape. Tandis que Julien Gracq écrit, citant sans la nommer La Maison du berger d’Alfred de Vigny : ‘“’ ‘ Les grands pays muets longuement s’étendront ”, mais pourtant ils parlent ’”970, Philippe Jaccottet affirme que ‘“’ ‘ Ce monde n’est que la crête / d’un invisible incendie ’”971. La lecture que les deux écrivains font du paysage n’est donc pas exactement la même. Le monde de Philippe Jaccottet est en feu, à l’image de l’univers héraclitéen ou stoïcien. Sa présence actuelle dissimule son instabilité mortelle. L’existence humaine est précaire, vouée au très commun destin de tous les êtres : ‘“’ ‘ Oui, oui, c’est vrai, j’ai vu la mort au travail / et, ans aller chercher la mort, le temps aussi, / tout près de moi, sur moi, j’en donne acte à mes deux yeux ”’ 972.
Julien Gracq ne ferme pas inexorablement les perspectives du monde et de la vie. Sans doute l’homme est mortel, mais cette certitude n’est pas amère ni violemment angoissée. La parole des lointains demeure confuse, et sa puissance signifie autant l’appel vital que l’avertissement des fins dernières. L’impersonnel de “ ce qui vient ” et la nuance aussitôt apportée par ‘“’ ‘ et soudain semble venir de si loin au-devant de nous’ ”, brouillent l’idée de la mort au point de suggérer l’approche énigmatique de quelque prodige dont on ne sait encore s’il est fatal ou désirable. Cette indétermination majeure hante toute l’oeuvre de Julien Gracq depuis Au château d’Argol dont le premier chapitre s’achève déjà par la description prolongée d’un paysage immense à l’horizon chargé de très nombreux pressentiments contradictoires.
On peut songer ici à la fin du Roi Cophetua, récit qui présente une situation certes bien particulière, mais se rapproche en dernière insistance de la métaphysique de Paysage et roman. Après la longue journée funèbre, puis l’étrange nuit d’amour passée en compagnie de la ‘“’ ‘ servante maîtresse’ ”, le narrateur quitte La Fougeraie, dans les rues vacantes et ensoleillées de Braye-la-Forêt : ‘“’ ‘ Je me rappelai que c’était le ’ ‘Jour des morts’ ‘. Mais l’angoisse qui avait pesé sur moi toute la soirée s’était envolée’ ”973. La villa de Jacques Nueil n’est finalement qu’une étape étrange, l’un de ces ‘“’ ‘ châteaux périlleux ” qui apparaissent fréquemment dans l’oeuvre de Julien Gracq. Le temps et l’espace se renouvellent : un soleil jeune et encore mouillé entrait à flot’ ” ; le monde renaît littéralement devant les pas du marcheur qui s’éloigne, tandis que s’ouvrent à nouveau les lignes de fuite du paysage : ‘“’ ‘ les villas dans la perspective des arbres sortaient du matin une à une, au long de ma route, neuves et lavées’ ”. L’avenir redevient une réserve d’existence à l’état libre et euphorique, et permet au regard de circuler sans nulle entrave dans les profondeurs du paysage matinal : ‘“’ ‘ Je regardais à travers les vitres petites la forêt matinale : quelque chose qui n’était pas seulement la pluie l’avait rafraîchie, apprivoisée, comme si la vie pour un moment était devenue plus aérée, plus proche. Il allait faire beau ; je songeai que toute la journée ce serait encore ici dimanche ”’ 974.
Telle est aussi la leçon de Paysage et roman. Les paysages font jouer les catégories de la liberté et du destin à travers leur espace et ‘“’ ‘ la distribution des couleurs, des ombres et des lumières ”’ 975, qui tissent leur substance temporelle et la présentent au regard du marcheur. La fin du Roi Cophetua incarne justement cette ‘“’ ‘ transparence augurale’ ” du matin. La vie s’y offre simultanément comme présence immédiate entièrement accessible, et comme un devenir horizontal éternisée par l’étirement indéfini de l’espace-temps local. La pensée de la mort et de la guerre s’efface pendant l’espace d’une seule journée d’existence rajeunie. Le jour des morts cède ainsi la place au dimanche, même si la formule employée par le narrateur sous-entend bien qu’il s’agit seulement là d’une trève. Si la vie devient proche, et avec elle la perspective de sa propre fin, c’est que l’ouverture de l’espace laisse affluer l’avenir à la manière d’un fleuve taillant sa route dans les échancrures du relief. Alors que la physionomie du monde, les ‘“’ ‘ traits de la Terre’ ”, suggèrent un sentiment de pérennité, le surgissement du futur éveille la conscience à l’idée de mouvement vital.
La ‘“’ ‘ Terre’ ”, (à laquelle l’auteur accorde ici une majuscule significative), participe elle-même à cet éveil de la pensée, puisqu’elle épure et oriente vers l’avenir la pensée. Ainsi, la “ Terre ” et l’avenir conspirent dans un élan réciproque, en faveur de cette révélation poétique et existentielle. La notion de figure peut ici s’entendre au double sens du terme. On passe ainsi des traits fermes et stables de la “ Terre ” au visage du sujet clairvoyant, du ‘“’ ‘ panorama révélateur’ ” au regard divinatoire du prophète biblique. Alors se réalise un véritable ‘“’ ‘ embrassement par le regard’ ” de la face de la “ Terre ” et du visage de l’homme. L’accord est bien à la mesure du sentiment lucide de l’existence.
Voir l’avenir, doublement prometteur et prédestiné, dans l’ouverture étirée de l’espace, c’est accomplir notre être-au-monde à son plus haut degré, sur le mode immédiat de la présence concrète. Le paysage n’est plus alors simple étendue particulière ; il est la “ Terre ” se révélant avec ce qu’elle révèle. Cette réciprocité cesse d’étonner quand on lit sur un second plan la phrase qui la formule. Ce n’est en effet pas seulement la lucidité du voyageur que ‘“’ ‘ la Terre épure et semble tourner vers l’avenir ’”. La “ Terre ” tourne aussi sur elle-même et parcourt le temps selon le cycle alterné des jours et des nuits. L’ouverture de l’horizon montrant les paysages du lendemain dans la lumière du couchant, coïncide avec le mouvement fondamental du globe. On serait presque tenté de dire que “ la terre est pure et semble tourner toute vers l’avenir ”, de même qu’elle est déjà ‘“’ ‘ bleue comme une orange’ ” selon Breton. Si l’on songe que son mouvement et celui des jours et des nuits qui se succèdent signifient pour l’homme un cheminement vers la mort, on peut encore lire autrement ce même fragment : ‘“’ ‘ la Terre épure et semble tourner toute vers l’avenir ”’. Ainsi, la “ Terre ” ne se contenterait pas d’épurer la pensée ; elle ferait de la vie elle-même une simple épure tendue vers l’horizon du temps, du renouveau et de la mort. On comprendrait mieux alors la référence à Moïse. Yahvé lui accorde en effet de contempler la Terre Promise, depuis la cime du mont Nebo, mais ne lui permet pas d’y pénétrer. Toutefois, le voyageur gracquien ne se heurte pas au même interdit : s’il se sait mortel, il ne se voit cependant pas refuser l’entrée de la Terre Promise.
Sa Terre Promise n’est nullement un pays sacré dans lequel on ne peut entrer, mais elle est toute la terre, offerte à ses parcours et ses regards. Plutôt que de terre Promise, il faudrait plutôt parler de ‘“’ ‘ pays où l’on arrive toujours et l’on arrive jamais’ ”. En effet, le marcheur ne cesse de franchir les étapes et conquiert peu à peu le paysage ; simultanément, la ligne de fuite de l’horizon, la tombée radieuse du jour, et l’étendue infinie du monde, proposent toujours à son désir de nouveaux territoires et de nouveaux ‘“’ ‘ chemins de vie et de plaisir’ ”.
En ce sens, Julien Gracq ne considère pas les grands panoramas, ni les chemins qui s’enfoncent vers l’horizon de la même manière qu’Yves Bonnefoy. La croisée des chemins et l’ouverture de l’horizon n’invitent pas tant le poète à posséder le paysage, qu’à rejoindre, ou s’efforcer de découvrir le mythique pays de la vérité : ‘“’ ‘ J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque ; là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu ’”976. Tout paysage propose donc à Yves Bonnefoy ce sentiment mêlé d’incertitude et d’espérance. L’arrière-pays n’est pas seulement le territoire qui fait signe au-delà d’une route, d’une crête, d’un rideau d’arbres, et se livre d’avance au pas du voyageur. Il n’est pas davantage promesse révélatrice des journées à venir, ni de la vie ouverte à l’infini. L’arrière-pays, tel que le conçoit Yves Bonnefoy, est le séjour de l’absolu, ‘“’ ‘ le pays de l’intemporel’ ”, un pays ‘“’ ‘ où la chair, comme a dit Rimbaud, est encore un fruit pendu dans l’arbre’ ”, où la conscience peut ‘“’ ‘ appréhender l’univers (...) non dans le heurt déjà des existences, mais dans la musique des essences ”’ 977.
L’arrière-pays est donc le domaine de l’éternité où la forme parfaite des êtres et des choses coïncide exactement avec leur vérité idéale, et se révèle comme telle à l’esprit. Ce n’est donc pas l’horizon déployé de la terre, qui incarne instantanément la réalité enivrante et vaguement inquiétante du devenir. Le pays des essences d’Yves Bonnefoy est plus élevé que les autres, au double sens ontologique et géographique, tandis que le grand paysage panoramique de Julien Gracq est plutôt le lieu d’un ravissement visuel, existentiel et érotique. C’est ainsi que le Massif Central joue un rôle fort différent dans l’oeuvre de Julien Gracq et dans celle d’Yves Bonnefoy. Pour le poète de L’Arrière-Pays, cette région est d’abord le lieu d’un enracinement privilégié qui date de l’enfance et des vacances scolaires : ‘“’ ‘ Oui, je trouvais beau ce pays, il m’a formé197800, dans mes choix profonds, avec ses grands causses déserts, où affleure la pierre grise, et ses orages de plusieurs jours, quelquefois, au-dessus des châteaux fermés ’”979.`
Cependant, le pays des vacances ne se distingue pas seulement par son âpreté saisissante. L’espace élu est identifié avec la saison de l’abondance et de la plénitude : ‘“’ ‘ Quand nous repartions en septembre, à peine si se formaient les premiers brouillards, nous laissions le raisin, souvent, à mûrir encore et c’était donc un été sans fin qui nous accueillerait l’an d’après’ ”980. Le territoire des vacances accède ainsi au rang d’archétype. Le Massif Central n’est plus un simple élément de la géographie française, mais le foyer d’un univers intérieur : ‘“’ ‘ En vérité, ce ’ ‘“’ ‘ massif central ”, coloré ainsi d’absolu, ressemble beaucoup à l’arrière-pays de mes rêveries ultérieures ’”981.
Il en va autrement dans le cas de Julien Gracq. Le “ massif ”, comme le nomme familièrement l’écrivain, n’est pas un lieu d’enfance, mais un territoire de longs parcours en voiture, où se révèle à nu la face de la terre, en ce qu’elle a de plus violemment tellurique. En outre, les paysages du Massif Central éveillent chaque fois le même sentiment et le même désir : ‘“’ ‘ sur ces hauts plateaux déployés où la pesanteur semble se réduire comme sur une mer de la lune, un vertige horizontal se déclenche en moi, qui, comme l’autre à tomber, m’incite à y courir, à m’y rouler, à perdre de vue, à perdre haleine ”’ 982. Le vertige horizontal de Julien Gracq s’oppose ainsi à la hantise des carrefours d’Yves Bonnefoy. L’ivresse intéresse le déroulement infini de l’espace qui est simultanément lieu une étendue océanique et son propre arrière-pays, sans nulle césure et nulle hiérarchie ontologique. Il s’agit davantage de faire corps avec le paysage, de s’y ébattre à la manière d’un cheval sauvage, et de s’y plonger à perte de vue, au double sens du terme.
Les grands panoramas ne sont donc pas les hauts-lieux de la vérité, l’authentique pays intemporel des essences, mais les immenses pays de la libre errance, entièrement livrés à la possession euphorique du voyageur. Intemporels, au sens où ils ne relèvent pas de la logique culturelle et historique, ils ne sont cependant pas un royaume d’existences idéales, délivrés de la mort, mais parlent sans cesse à l’esprit comme au corps, du devenir ouvert et des confins de l’existence.
Mais la parole du paysage ne s’adresse pas seulement à la conscience métaphysique de l’homme qui le contemple et le traverse. Elle intéresse également l’écrivain qui trouve en elle un aliment poétique fondamental. Il ne s’agit pas simplement de l’influence qu’un lieu réel peut exercer sur un auteur, mais davantage d’une forme de fascination qui donne à l’écriture son impulsion vitale. Ainsi, des noces secrètes unissent le monde et l’écriture, bien au-delà du simple jeu des très traditionnels souvenirs des paysages d’enfance dont nous parlerons dans notre torisième chapitre. Un balcon en forêt en offre un exemple significatif de la manière dont un paysage peut excercer une influence fondamentale sur l’écriture d’un livre, bien au-delà du simple éblouissement personnel du voyageur subjectif célébrant les noces de sa conscience avec le monde.
Le projet du Balcon en forêt s’enracine en effet dans le désir ancien d’évoquer le climat de la Drôle de guerre , ainsi que le précise Julien Gracq en 1968, dans un entretien radiophonique avec Jean Paget. Quelques épisodes de guerre vécus par Julien Gracq sont déjà transposés dans Un beau ténébreux, sans subir nulle altération. Comme le note Bernhild Boie, le titre du roman futur ‘“’ ‘ se trouve comme secrètement pressenti’ ”983 dans l’un des poèmes de Liberté grande : ‘“’ ‘(...) je redescendais chaque soir aux champs calmes, les mains pleines comme celui qui touche une femme, appuyant le front encore, les yeux fermés, ainsi que le coeur manque et qu’on marche en dormant, au songe odorant et au vide sous le soleil de ce village accoudé à la forêt comme un après-midi d’été au balcon de sa nuit sauvage’ ”984.
L’intérêt de cette référence est notamment de révéler à l’état pur l’un des motifs essentiels de l’imaginaire gracquien. Il s’agit moins en l’occurrence d’un paysage précis que d’un type de paysage constitué par la relation entre deux pôles antagonistes et cependant étroitement liés l’un à l’autre. C’est ici le village et de la forêt985. Cette dernière devient même le balcon du village, par l’intermédiaire du couple de comparatifs ‘“’ ‘ après-midi d’été’ ” et ‘“’ ‘ nuit sauvage’ ”. L’île forestière isolée, réunissant et protégeant une minuscule communauté humaine reparaît en effet souvent dans l’oeuvre de Julien Gracq. Un balcon en forêt en donne évidemment la version la plus développée, mais on la retrouve aussi dans Le roi Cophetua. Comme son nom l’indique à lui seul, le village de Braye-la-Forêt est bâti en lisière d’un vaste forêt, et les villas nichées dans leurs parcs se confondent avec la masse des arbres. La Fougeraie, puis les rues dominicales du village deviennent un asile sylvestre au milieu de la guerre. Lorsque le narrateur s’éveille, la basse continue de la canonnade s’est miraculeusement éteinte : ‘“’ ‘ La vie s’était remise en ordre ; une charrette invisible cahotait dans le chemin feuillu qui longeait le parc ; le bruit clair de la vaisselle heurtée montait à travers la cour de l’arrière de la maison’ ”986.
On retrouve encore le même dispositif dans les Carnets du grand chemin, par exemple à propos de ces villages de Sologne ‘“’ ‘ où on circule si peu dans les rues’ ”, et qui ‘“’ ‘ ne parlent pas d’abandon ou de délaissement (...), mais plutôt d’une activité cachée et à demi clandestine, qui fuirait le jour les lieux bâtis et coulerait silencieusement de l’aube à la nuit dans les bois, les landes, et les friches des alentours qui l’absorbent’ ”987. Quelques pages plus loin, le bien nommé Lapoutroie, village du versant alsacien des Vosges que nous avons déjà traversé présente les mêmes caractéristiques : La route plonge et zigzague dans le pli creusé de la forêt et soudain se transforme en une rue de village pavée en lit de torrent. (...) le village allongé de tout son long dans le thalweg du val boisé semble fait de la débâcle tirée et industrieusement utilisée d’une coupe forestière ”988.
L’écriture d’Un balcon en forêt s’alimente cependant à d’autres sources. Dans son entretien avec Jean-Louis de Rambures, Julien Gracq mentionne le contact direct avec le paysage des Ardennes et la lecture des Communistes d’Aragon, qui lui révèle l’existence des maisons fortes des Ardennes : ‘“’ ‘ Puis, j’ai été faire, un jour, une longue promenade à pied en Ardenne : cela m’a frappé. Mais le déclic, je crois, a été quelques lignes d’Aragon dans Les Communistes, où il parle des maisons fortes de l’Ardenne, dont je ne connaissais pas l’existence. Alors, le livre s’est enclenché, probablement, j’y repense, parce qu’il y avait pour moi dans cette image un symbole très simple, un condensé significatif qui me parlait beaucoup : la guerre au sous-sol, la paix au premier étage. Tout cela d’ailleurs est on ne peut plus capricieux et sans règle ”’ 989.
Julien Gracq souligne à juste titre cette absence de règles. En effet, à la question : ‘“’ ‘ Comment est né Un balcon en forêt ?’ ” il répond en 1958 : ‘“’ ‘ De l’image des Ardennes’ ”, ou encore ‘“’ ‘ de l’idée de la solitude’ ”990. Ce n’est que douze ans plus tard qu’il signale l’influence des quelques lignes consacrées par Aragon aux maisons fortes. Comme le note Bernhild Boie, ‘“’ ‘ Il n’y a ici nulle contradiction, le regard seulement se déplace et saisit chaque fois une autre région de cet arrière-pays ou se prépare l’écriture ”’ 991. En l’occurrence, le Balcon doit autant au voyage d’une journée accompli en octobre 1955, qu’à la lecture d’Aragon, ce qui prouve assez que si ce roman a en effet pour objet la Drôle de guerre, il ne s’enracine pas moins dans une relation pure de présence au monde entre l’écrivain et le paysage des Ardennes, en dehors de la matière historique et temporelle où sera inscrit le récit. Au cours du voyage de 1955, Julien Gracq va à pied de la gare de Revin aux Hauts-Buttés, puis à Monthermé où il reprend le train. L’auteur reconnaît volontiers que cette marche de 25 kilomètres, par une très belle journée d’automne, sur des chemins solitaires, lui donne le paysage dont, selon l’heureuse expression de Bernhild Boie ‘“’ ‘ vit ’ ‘Un balcon en forêt’ ‘ ’”992.
Une incertitude demeure pourtant. L’entretien de 1970 pourrait laisser croire que le voyage dans les Ardennes a précédé la lecture du passage des Communistes dans lequel Aragon évoque les maisons fortes. L’ordre de ces évènements est cependant inverse. L’image de la maison forte offre à l’imaginaire le point d’ancrage qui manquait jusqu’alors à son désir et le transforme en véritable projet d’écriture ancré dans le réel. De l’aveu même de Julien Gracq, la maison forte des Communistes donne en effet naissance à l’idée séduisante d’un ‘“’ ‘ farniente de neuf mois au-dessus d’une soute à munitions ’”993. C’est ainsi que Julien Gracq trouve le sujet de son livre, grâce à une combinaison favorable de la lecture et de l’imaginaire. Le sujet est donc bien ce ‘“’ ‘ miracle surgi du hasard – quand il surgit – d’une sorte de modèle réduit, à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main, et pourtant prometteur d’une infinie capacité d’expansion, pareil au cristal ténu qui, par son simple contact, fait cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée’ ”994.
Le livre futur commence à rassembler ses éléments fondamentaux. C’est alors que Julien Gracq entreprend le voyage dans les Ardennes. Dans un entretien accordé en 1971 à Gilbert Ernst, Gracq donne une étonnante version schématique de ce parcours : ‘“’ ‘ Je me souviens très bien, il faisait une belle journée d’octobre. J’étais à Paris et j’ai eu envie d’aller voir l’Ardenne. J’ai pris le train, j’ai débarqué et j’ai marché’ ”995. Le ton et la formulation quelque peu militaire rappellent le célèbre ‘“’ ‘ Veni, Vidi, Vici’ ” de Jules César. On y retrouve en filigrane la volonté de prendre possession géographique exprimée dans Paysage et roman.
D’une manière générale, cet élan subit de l’auteur vers les lieux futurs de son roman consiste bien en une appropriation par fascination et imprégnation réciproque, comme en témoigne un autre passage de Paysage et roman : ‘“’ ‘ dans le bois des Manises, où un sentier s’ouvre à moi au fond d’une coupe, la promenade dans le taillis mouillé arrosé de soleil est si riante à dix heures du matin que l’envie me vient presque de m’ébrouer dans le feuillage humide aux senteurs d’automne à la fois terreuses et ailées. Tout ce petit canton sauvage est devenu mien, et les changements que j’y trouve en viennent à se confondre avec ceux d’un canton natal ; les témoins naïfs qui le jalonnent çà et là deviennent presque pour moi ceux d’une histoire qui se serait réellement passée ’”996.
Un échange complet s’est donc accompli entre le paysage, l’oeuvre et l’auteur. Le petit ‘“’ ‘ canton sauvage’ ” qui a fourni le paysage dont vit le livre reçoit à son tour du roman un supplément d’être qui l’isole et le distingue pour son auteur. Il est à la fois une possession subjective du marcheur qui a su découvrir en lui un territoire d’élection, et le témoin réel d’une aventure imaginaire. En ce sens, le paysage des Ardennes est bien plus qu’une simple source d’inspiration, un véritable point de rencontre et de coïncidence entre le monde, l’homme et l’écriture. C’est à ce titre que les senteurs ‘“’ ‘ terreuses et ailée’ ” sont l’objet d’une joie animale, et que les éléments du paysage deviennent des témoins. Le souvenir du passage d’Aragon se dilue alors, absorbé qu’il est dans cette terre doublement réelle et fictive. La place du paysage est d’autant plus essentielle que Julien Gracq ne le considère jamais comme un simple décor.
Dans un entretien accordé en 1978 à Jean-Louis Tissier, Gracq déclare en effet : ‘“’ ‘ Les paysages sont ’ ‘“’ ‘ dans le roman ” comme les personnages, et au même titre. Dire quel est celui qui joue le rôle passif, le décor, et celui qui joue le rôle actif, n’a pas de sens pour moi. Tout cela va ensemble. Je dis souvent, et j’ai même dû l’écrire, dans un roman, ce peut être le propos d’un personnage qui fait lever le soleil, ou inversement, c’est un changement de temps qui, tout d’un coup, change la conduite des personnages’ ”997. On le constate effectivement souvent dans les romans de Julien Gracq, et particulièrement dans le Balcon. C’est ainsi que l’état d’esprit de Grange ne cesse de se modifier au gré des modifications du paysage, dès le premier chapitre qui raconte son voyage en train et la nuit passée à Moriarmé. De même, le personnage de Mona semble être une pure émanation de la forêt pluvieuse et brumeuse.
Le paysage réel devient donc bien matière vivante du livre jusque dans ses moindres détails. C’est aussi pour cette raison que l’auteur modifie systématiquement les noms de lieux, non seulement dans le Balcon en forêt, mais également dans La Presqu’île. Il s’en explique ainsi au cours du même entretien : ‘“’ ‘ Dans les romans, j’ai une idée directrice, que je peux exprimer de manière assez naïve : ’ ‘“’ ‘ Dans une fiction, tout doit être fictif ”. C’est-à-dire que les noms de lieux même ne doivent pas se présenter d’une manière reconnaissable. Je suis frappé par le fait que tout ce qui est introduction dans une fiction, d’un élément réel, est introduction d’un élément étranger, disparate. Si on me dit ’ ‘“’ ‘ quelqu’un joue du piano ” dans un roman je ne suis pas gêné, mais si on me dit ’ ‘“’ ‘ c’est la sonate n° untel de Brahms ou de Beethoven ”, c’est le monde du catalogue qui apparaît et cela crée une discordance brusque. Pour ce qui est des paysages, il n’y a pas de noms de lieux exacts dans mes romans. (...) Apporter à la fiction des éléments de réalité non transformés doit se faire le moins possible. Tous ces paysages des romans sont des paysages synthétiques. Evidemment, ils se souviennent des paysages réels mais ils sont recomposés, souvent fondus l’un dans l’autre’ ”998.
Le paysage des romans emprunte au paysage réel, mais il le porte sur le plan de la fiction, c’est-à-dire celui d’un imaginaire en acte qui recompose, distribue, associe et mélange, selon ses propres lois ce que lui présente le réel. En ce sens, le romancier possède doublement le monde. Il le parcourt et le fait sien du point de vue subjectif des émotions, des sensations et des pensées ; il le recrée par l’écriture et le transforme en un monde de signes et d’images vivantes qui n’ont plus besoin de se vérifier dans le réel pour exister à part entière. Le Rivage des Syrtes en est un exemple particulièrement original, puisque le roman réalise une synthèse complète à partir de sources très diverses : fragments de lande bretonne, lagunes vénitiennes, mais aussi, à la différence du Balcon, images simultanément irréelles et précises de paysages orientaux empruntés à l’Histoire antique ou des contrées que Julien Gracq n’a jamais visitées. Même lorsqu’ils sont exclusivement issus de lieux réels, comme c’est le cas dans le Balcon, les paysages romanesques de Julien Gracq lui appartiennent donc de plein droit, car ils sont des paysages d’écriture. Comme le dit Gilles Deleuze, ‘“’ ‘ On peint, on sculpte, on compose, on écrit des sensations. Les sensations comme percepts ne sont pas des perceptions qui renverraient à un objet (référence) : si elles ressemblent à quelque chose, c’est d’une ressemblance produite par leurs propres moyens’ ”999.
Gilles Deleuze distingue effectivement les sensations et les affections qui caractérisent la relation vécue avec le monde, des percepts et des affects qui sont les sensations et les affections créées sur le plan de l’art. La relation de la vie et de l’art s’effectue dans un changement de plan qui n’est pas sans évoquer la conception gracquienne du paysage romanesque. Gilles Deleuze n’est jamais si proche de cette conception que lorsqu’il définit la relation du roman avec le monde : ‘“’ ‘ Le roman s’est souvent élevé au percept : non pas la perception de la lande, mais la lande comme percept chez Hardy ; les percepts océaniques de Melville ; les percepts urbains ou ceux du miroir chez Virginia Woolf. Le paysage voit. En général, quel grand écrivain n’a su créer ces êtres de sensation qui conservent en soi l’heure d’une journée, le degré de chaleur d’un moment,(les collines de Faulkner, la steppe de Tolstoï ou celle de Tchekhov ? ’”1000. Pour y parvenir, l’auteur doit bien puiser dans un ensemble de paysages, de sensations et d’émotions réelles, mais il les transfigure par l’écriture et les fixe dans cet organisme poétique qu’est le roman. C’est bien en ce sens que dans En lisant en écrivant, Julien Gracq parle de ‘“ l’être ensemble-le roman’ ”, constituant une ‘“ matière romanesque’ ”1001, dont tous les éléments humains et naturels ont la même valeur.
Cette solidarité intime des personnages et des lieux, qui n’est pas sans rappeler la définition de la plante humaine dans Les Yeux bien ouverts, permet de mieux comprendre ce qui se produit dans la condensation progressive du désir d’écriture. Un paysage surgissant de la diversité des territoires possibles, vient à la recontre de l’écrivain, éveille en lui une fascination qui se confirme au cours d’un itinéraire et parle soudain à la conscience imaginante qui trouve en lui l’aliment de ce qui n’était encore qu’un vague projet. De la même manière, les paysages traversés ans projet spécifique par le voyageur sollicitent une saisie par l’écriture qui tente de retrouver l’élément vivant d’un instant de rencontre avec le monde, renouvelant ainsi l’expérience vécue sur le plan poétique afin de dégager son essence. C’est en effet de cette manière que Julien Gracq dit avoir travaillé à l’écriture des fragments qui devaient plus tard donner naissance aux textes des Lettrines puis à ceux des Carnets du grand chemin.
L’auteur explique en effet que dans la plupart des cas, ces textes ont été ecrits en une seule coulée destinée à rendre l’émotion perceptive vécue sans la figer dans une description qui objectiverait de manière impersonnelle ce qui est avant tout une expérience subjective. Comme le note justement Bernhid Boie : ‘“’ ‘ (...) Gracq ne cherche pas à faire le récit de ce qu’il a vu, pensé, ressenti, donc à reconstruire à rebours une expérience passée, mais bien à saisir, par le rythme même des mots, la résonnance essentielle d’une rencontre, celle-là même par laquelle l’imaginaire s’est trouvé mobilisé. ’ ‘“’ ‘ L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ”, disait Klee’ ”1002. On ne saurait mieux dire en effet que le phrasé de l’écriture n’est que le flux résultant du parcours en accord avec un paysage, selon les tracés même de la vision et du corps en mouvement. Les noces de la conscience et de la nature n’étaient finalement pas autre chose que la matière dynamique de cette écriture, on peut donc en conclure que ce qui parle à l’écrivain dans un paysage c’est d’abord sa manifestation en lui, le halo projeté de sa fulgurance, ce que Michel Murat nomme avec raison ‘“’ ‘ l’écriture auratique ’” de Julien Gracq.
En lisant en écrivant, op. cit., p.616.
Exode, 3 4.
En lisant en écrivant, op. cit., p.617.
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Collection Tel Gallimard, Paris 1976, p.21.
En lisant en écrivant, op. cit., p.616.
Philippe Jaccottet, L’Effraie, in Poésie, 1946-1967, Collection Poésie, Gallimard, Paris, 1977, p.25.
En lisant en écrivant, op. cit., p.616.
Id., p.616.
Philippe Jaccottet, L’Ignorant, Poésie, 1946-1967, op. cit., p.84.
En lisant en écrivant, op. cit., p.616.
Philippe Jaccottet, La Promenade A La Fin De L’Eté, Poésie, 1946-1967, op. cit., p.85.
Voir Romantiques allemands, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1973.
Les Eaux étroites, op. cit., p.544.
En lisant en écrivant, op. cit., p.616.
Id., p.616.
Ibid., p.616.
Ibid., p.616.
Philippe Jaccottet, Champ D’Octobre, Poésie, 1946-1967, op. cit., p.141.
En lisant en écrivant, op. cit., p.616.
Philippe Jaccottet, Oiseaux, Fleurs et Fruits, Poésie, 1946-1967, op. cit., p.108.
Philippe Jaccottet, A la lumière d’Hiver, Collection Poésie, Gallimard, Paris 1977, p.79.
Le Roi Cophetua, op. cit., PI, p.522.
Id., p.523.
En lisant en écrivant, op. cit., PII, p.616.
Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Collection Poésie, Gallimard, 1992, p.9.
Id, p.104.
Le pays natal de Julien Gracq a également joué un rôle formateur, comme on le constate à la lecture des Eaux étroites et de La forme d’une ville. Mais, comme on le verra bientôt, il n’est pas pour autant l’archétype d’un “ arrière-pays ” idéal dont l’écrivain chercherait vainement à découvrir l’incarnation terrestre, pour y puiser le sentiment de la vérité et de l’être total. La promenade le long de l’Evre, les parcours effectués par le collégien, puis le lycéen, au cours des années nantaises, déterminent plutôt des affects et des pentes de l’imagination qui nourrissent l’oeuvre et la vie, de manière non exclusive. Ils obéissent essentiellement à la logique de ce que Julien Gracq nomme les “ préférences ”, plutôt qu’ils ne donnent naissance à une quelconque nostalgie ontologique.
Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, op. cit., p.103.
Id., p.104.
Ibid, p.104.
Carnets du grand chemin, op. cit., PII, p.973.
Voir la notice d’Un balcon en forêt, PII, p.1278.
L’Eplorateur, Liberté grande, op. cit., PI, p.309.
Marc Eigeldinger consacre des pages remarquables à cet imaginaire de la forêt dans La mythologie de la forêt dans l’imaginaire romanesque de Julien Gracq, Cahier de L’Herne Julien Gracq, op. cit., p.236-245.
Le Roi Cophetua, op. cit., PII, p.522.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.941.
Id., p.944.
Entretien avec Jean Louis de Rambures, p.1191.
Arts, 17-23 septembre 1958.
Notice du Balcon en forêt, op. cit., PII, p.1282.
Id., p.1282.
Givre, n°1, p.26.
En lisant en écrivant, op. cit., p.649.
Sur Un Balcon en forêt, entretien avec Gilbert Ernst, Cahier de L’Herne Julien Gracq, op. cit., p.215.
En lisant en écrivant, op. cit., p.620.
Entretien avec Jean-Louis Tissier, op. cit., p.1207.
Id., p.1207.
Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p.156.
Id., p.159.
En lisant en écrivant, op. cit., PII, p.558 et 559.
Notice des Lettrines, p.1339.