4) Trouver le monde au fil des routes

De la même manière qu’à travers la diversité des lieux monte une parole du monde, les territoires du multiple sont reliés et traversés par des routes, véritables vecteurs de pénétration et de glissement de la conscience à l’intérieur des paysages. Julien Gracq établit d’emblée une sorte de loi générale de sa relation avec les routes : ‘“’ ‘ Presque aucune des routes où j’ai aimé m’engager, et qu’aujourd’hui encore j’aime reprendre, qui ne m’ait été, qui ne demeure, comme une ouverture musicale, qui n’ait remué devant moi, au bout de sa perspective les plis et les lumières d’un rideau tout prêt à se lever’ ”1003. La bonne route n’est donc pas simplement un moyen de circulation. Elle est vécue comme une promesse et fait l’objet d’un engagement, au sens où le voyageur l’emprunte, mais également pour ce qu’elle présuppose tout à la fois un risque, (principalement celui d’être déçu par son parcours), une confiance accordée, ainsi qu’une participation active de la subjectivité au surgissement et aux métamorphoses des paysages. La route est ouverture, élan en direction de l’horizon, comme l’indiquait déjà la méditation poétique de Paysage et roman.

La route est musicale et théâtrale. Elle est par conséquent l’objet d’une expérience singulière qui tient à la fois de l’émotion esthétique, du plaisir sensoriel et du trouble métaphysique. Elle agit sur la conscience du voyageur comme une invitation et une promesse : un rideau s’agite devant lui, capte son désir et l’oriente vers une perspective d’autant plus émouvante qu’elle est indéfinie. La route gracquienne est par nature l’occasion d’un commencement grâce auquel se rejoue et se recrée chaque fois, de façon spécifique, un pacte provisoire avec la terre. Elle est toujours la route d’une nouvelle origine dans l’immémorial.La logique de la route tient aussi au désancrage qu’elle rend possible. L’un des traits essentiels de la route est justement qu’elle libère le voyageur des conventions ordinaires et lui fait vivre une expérience paradoxale, en ce qu’elle se situe sur les lisières du rêve et de la réalité : ‘“’ ‘ Mais pour la plupart, la promesse dont elles sont inséparables ne tient ni au but où elles conduisent, ni à aucune circonstance remémorée de ma vie – pas plus que la coloration de tel passage d’un rêve ne se relie à la réalisation proche ou lointaine d’un projet que le rêveur n’ébauche à aucun moment : en fait, au fil de la route, quand on y roule un peu à l’aventure, la succession brusquée des ombres et des lumières intérieures semble tenir du rêve non seulement sa toute puissance sur l’esprit, mais aussi sa soudaineté sans cause, et son éclairage sans foyer lumineux. (...) Le grand chemin, à partir d’un certain seuil, d’étendue et de durée, ne nous déconnecte guère moins que le rêve de l’univers trivial de la causalité’ ”1004.

L’insistance avec laquelle Julien Gracq associe le rêve au seul fait de rouler montre à quel point la route est l’occasion de mettre en relation intime et spontanée l’espace du dehors et l’espace du dedans. Cette connexion du rêve et du voyage signifie également que Julien Gracq reste, à sa manière très personnelle fondamentalement marqué par le Surréalisme. Fidèle à la certitude de Breton selon laquelle ‘“’ ‘ il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement’ ”1005 , Julien Gracq voit dans le voyage en voiture, lorsqu’il obéit à certaines règles, un moyen d’échapper à la causalité logique de la raison pure et de retrouver à l’état de veille ‘“’ ‘ la plus grande liberté d’esprit’ ” qui caractérise les songes, comme l’affirme Breton1006.

Toutefois, il ne s’agit pas pour Julien Gracq de convoquer les mirages de l’inconscient ni d’en épouser la substance afin d’agir sur le réel. C’est au contraire de ce dernier que vient le sentiment de liberté expérimenté par le voyageur. Le mouvement du voyage, les inflexions des paysages traversés, les changements d’états affectifs qui leur correspondent ou les accompagnent, induisent un certain sentiment général de vacance psychique et sensorielle. Julien Gracq évoque notamment ‘“’ ‘ l’allure de ce diorama incohérent et syncopé, de ces coq-à-l’âne affectifs continuels ”’ 1007, qui constitue le véritable rythme et la substance élémentaire de cette aperception nomade. L’analogie avec le rêve n’intéresse pas des états visionnaires, mais l’être-au-monde du voyageur. Julien Gracq l’indique d’ailleurs clairement en prenant l’exemple d’un itinéraire particulier : ‘“’ ‘ De toutes ces routes, une des plus proches, dans mon souvenir, du climat du songe est sans doute celle que j’ai suivie de Bouillon à La Roche-en-Ardenne – avec un crochet vers Neufchâteau – par une glorieuse soirée de fin de septembre 1966 ”’ 1008.

Comme on le voit, il s’agit bien ici de ‘“’ ‘ climat du songe’ ” et non de visions oniriques. Ce climat émane, non d’un lieu donné et fixé comme tel, mais du parcours du voyageur solitaire à travers les paysages que traverse la route suivie. Celle-ci est identifiée par les toponymes de son point de départ et de son point d’arrivée. Le lecteur peut donc la localiser et la reparcourir lui-même s’il le désire. Pour autant, cette route demeure à jamais inaccessible : elle est celle d’une soirée de septembre 1966, c’est-à-dire un fragment d’espace-temps mobile appartenant au passé subjectif de l’auteur qui en retranscrit les données essentielles grâce à l’écriture. Le caractère emblématique de cette route provient d’un libre accord des propriétés singulières des paysages traversés avec les émotions et les pensées éveillées par ces paysages, dans la conscience du voyageur. Un certain nombre de données concrètes émanent du monde réel et viennent à la rencontre des préférences et des rêveries les plus intimes de ce même voyageur. Le hasard de l’itinéraire, dans un moment donné du temps concret, forme donc un accord électif avec l’esprit qu’il ébranle : ‘“’ ‘ Derrière moi descendait le soleil bas dans un ciel épuré de toute trace de brume ; jamais l’éclairage de six heures ne m’avait paru atteindre à une pareille luminosité dans le jaune, si intense ce jour-là qu’il en paraissait orageux ”’ 1009.

La première note de cet accord complexe est donc fournie par la lumière dans une heure très précise. Celle-ci se dégage d’un espace épuré, élargi et rendu transparent au regard. L’heure de fin de journée et la lumière rasante qui se répand sur le paysage, participent également à cet accord. La densité de la couleur lui donne une compacité presque matérielle immédiatement associée à l’orageux. Dans cette lumière étrange se manifeste secrètement le motif entre tous privilégié de l’embellie. C’est dans Les Eaux étroites que Julien Gracq donne l’analyse la plus complète de ce motif : ‘“’ ‘ S’il y a une constante dans la manière que j’ai de réagir aux accidents de l’ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l’écoulement d’une journée, c’est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être, de promesse confuse d’une autre joie encore à venir, qui ne se sépare jamais pour moi de ce que j’appelle, ne trouvant pas d’expression meilleure, l’embellie tardive – l’embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité’ ”1010.

Le soir, la lumière rasante et la densité orageuse, les composants sont donc les mêmes que dans le texte consacré à la route emblématique des Carnets du grand chemin. La joie spéciale qui en résulte est ensuite précisée minutieusement : ‘“’ ‘ Une impression si distincte de réchauffement (...) n’est pas sans lien avec une image motrice très anciennement empreinte en nous et sans doute de nature religieuse : l’image d’une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain ’ ‘“’ ‘ passage obscur ”, lieu d’exil ou vallée de ténèbres. Peut-être aussi (...) la suggestion optimiste d’une halte possible dans le déclin, et même d’une inversion du cours du temps, est-elle faite à notre sens intime par ce ressourcement, ce rajeunissement du soleil de l’après-midi ”’ 1011. Ainsi, la face de la terre métamorphosée par le rayon lumineux de l’embellie devient-elle promesse, ou plus exactement pressentiment métaphysique immédiatement reçu au plan émotionnel. L’embellie, comme nous avions déjà pu le constater dans La Presqu’île, est signe d’un acquiescement du monde, renouvelant l’accord avec l’homme. Le voyage terrestre atteint alors une portée symbolique qui donne au phénomène une valeur presque spirituelle, bien que la joie ressentie ne soit pas de nature religieuse.

Julien Gracq précise en effet : ‘“’ ‘ Je ne doute guère en tout cas qu’une mémoire en nous plus haute, sensibilisée de nature à d’autres signaux que ceux du code de la route, se porte garante de la réalité de ces promesses vagues et en même temps véhémentes que nous font à chaque instant l’heure, le temps, et la saison’ ”1012. Tout comme l’espace lagrement ouvert au regard dans Paysage et roman, ette métaphysique du lieu rénové par l’embellie ouvre donc à d’autres perspectives que celles du seul horizon sensible, bien que l’expérience tienne d’abord à un état particulier du monde qui entre en résonance avec l’esprit du voyageur. Associée au mouvement du voyageur emporté le long de la route, l’embellie devient donc le signe électif d’un trajet, le liant d’une diversité dynamique qu’elle contribue à exalter : ‘“’ ‘ Tantôt elle s’engouffrait par une fente verticale dans des futaies de sapins d’une majesté de cathédrale – on voyait alors les seules pointes des arbres flamber très haut dans le soleil au-dessus de la tranchée sombre -, tantôt elle en jaillissait d’un coup pour courir sur une échine de plateau nu, dont la lumière flambante roussissait les herbes ”’ 1013.

La bonne route est une route de lumière, de mise en gloire, mais aussi de jaillissement qui érotise le paysage en ses modulations successives. Le voyage devient ainsi, plus qu’un simple accord entre la conscience et le monde, une possession non dénuée d’un certaine violence dont témoignent les herbes roussies par la lumière flambante. C’est une autre version de l’érotisme d’Aubrac. Au cheminement nocturne, tendre et velouté aux côtés d’une figure féminine aux pieds nus dans l’herbe, succède un parcours ardent, solitaire et violent, dans la vitesse automobile. Mais dans les deux cas, le plaisir d’aller s’accompagne du sentiment de marcher comme au-dessus du monde, comme en lévitation à la surface la plus légère de ce que Gilles Deleuze appelle un ‘“’ ‘ plan d’immanence’ ”1014 : ‘“’ ‘ On se sentait soudain sur un des toits du monde, abaissant ses regards ainsi que d’une ligne de faîte sur les royaumes de la terre comme sur de longs glacis illuminés ”’ 1015.

On retrouve ici le regard panoramique mentionné dans Paysage et roman. La bonne route est donc inséparable de l’espace et des variations matérielles du paysage telles qu’elles peuvent se contempler du point de vue d’un plan d’altitude qui permet de tenir sous ses yeux la variété des paysages et de l’unifier dans la tombée d’un même regard, même si les territoires composant le monde forment un archipel infini de lieux qui proposent chacun leur singularité au voyageur qui les traverse.

Notes
1003.

Id., p.970.

1004.

Ibid., p.970-971.

1005.

André Breton, Manifeste du Surréalisme, op. cit., p;

1006.

Id., p.

1007.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.971.

1008.

Id., p.971.

1009.

Ibid., p.971.

1010.

Les Eaux étroites, op. cit., p.544-545.

1011.

Id., p.545.

1012.

Ibid., p.545.

1013.

Ibid., p.971.

1014.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., Chapitre II, p.

1015.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.971.