L’espace et la terre sont donc si constamment associés qu’ils ne peuvent accomplir leur être séparément, de sorte que le parcours idéal est toujours celui qui permet de faire monter du plan local que traverse le voyageur, une image métonymique du globe terrestre. Ainsi, dès les premières pages des Carnets du grand chemin, l’auteur évoque au sujet d’un voyage en Espagne ‘“’ ‘ les grands chemins des hauts plateaux, panoramiques de bout en bout et lunaires, moins encore parce qu’on y roule à même le sol nu que par ce que le rayon de notre sphère semble s’y raccourcir, et qu’un simple dos de plateau y domine les lointains autant que le ferait une montagne ”’ 1016.
Toutes les valeurs terrestres et spatiales coïncident dans ce passage. C’est en effet la terre qui crée le sentiment de l’étendue illimitée. L’infini n’est nullement abstrait, puisque ce sont les hauts plateaux eux-mêmes qui sont panoramiques. Leur morphologie singulière est même l’occasion de cette étrange image métonymique où la terre livre en quelque sorte sa propre aura morphologique : non seulement ils autorisent la même vision élargie des lointains qu’une véritable montagne, mais ils réveillent aussi le sentiment de la courbure terrestre et projettent le voyageur sur le double plan de l’infini horizontal et sphérique du globe. En se déplaçant sur la terre nue, par les chemins non goudronnés des hauts plateaux dépouillés, le voyageur retrouve le sens à l’état brut du monde. Le sol élémentaire ravive ainsi la conscience perdue de la planète, dans une sorte d’épiphanie cosmique qui associe en quelques lignes l’image de la surface lunaire et celle de la terre, image pourtant d’autant plus justifiée, que la courbure du globe paraissant réduite en raison de la structure particulière du paysage, la terre est comme réduite aux dimensions de son satellite.
La variété des routes révèle donc chaque fois un élément du monde, dans ce qu’il a d’unique et d’universel. Dans Lettrines 2, dix-huit ans avant les Carnets du grand chemin, Julien Gracq évoque déjà ce qu’il nomme des ‘“’ ‘ carnets de routes’ ”1017. Comme l’écrit l’auteur dans le même ouvrage, à propos des routes de Basse-Normandie parcourues à pied pendant la guerre : ‘“’ ‘ A marcher ainsi seul sur les routes, une imprégnation se fait du pays traversé – mieux même que de ses bruits et de ses odeurs : de sa respiration, de sa sonorité’ ”1018. La route conduit vers l’être du paysage qui se livre dans une expérience sensible, celle d’une présence vivante, et dont le piéton peut retenir et emporter ‘“’ ‘ comme un pollen quelque chose de sa substance’ ” qu’il ‘“’ ‘ s’incorpore’ ”1019. C’est dire que la route est toujours l’accès privilégié du voyageur vers la face et la chair du monde dont elle relie les uns aux autres, sans jamais les confondre, les territoires en archipel.
Ibid, p.945-946.
Lettrines 2, op. cit., p.281.
Id., p.280.
Ibid., p.280.