La présence au monde n’est pas tout entière donnée dans l’actualité successive des perceptions nomades, pas plus qu’elle n’épouse nécessairement le contours d’une expérience de plénitude. L’oeuvre de Julien Gracq ménage en effet des chemins de mémoire qui ont pu conduire certains auteurs comme Bernard Vouilloux à parler d’un Gracq Autographe 1020, et non pas autobiographe comme le fait remarquer l’auteur de cet essai. De la même manière, loin du pharisaïsme qu’il reprochait à Claudel, Julien Gracq n’est pas le chantre d’un unanimisme de la relation de l’homme avec le monde. Si son oeuvre célèbre souvent des fragments de monde pour en qualifier l’essence miroitante imprégnant la subjectivité, il fait aussi la place du malaise, de l’effroi et du déni, notamment dans Autour des Sept collines, livre d’autant plus singulier que, rompant avec toute une tradition du voyage littéraire en Italie, cet ouvrage se consacre tout entier à l’histoire d’un malentendu et d’un rendez-vous manqué.
Le monde comporte donc des veines secrètes, celles de la conscience réminiscente, celles de l’expérience déceptive, qui sont également surdéterminée par la subjectivité affective et imaginante de l’auteur. C’est dire que la présence au monde vit d’un battement plus mystérieux encore que celui de sa mise en fiction ou de sa projection fragmentée dans ces poèmes en prose des états d’être et des cantons de la terre que sont les Lettrines et Carnets du grand chemin.
Ce battement est celui d’un double espace-temps mémoriel et géographique où se noue et se joue à des niveaux divers l’aventure de l’être-au-monde, comme une volute d’écriture rejouant les paysages de l’enfance et de l’adolescence dans la partie de go de l’écriture, et s’efforçant de donner forme et présence aux régions du malaise. En ce sens, en effet, ni dans les textes du souvenir, ni dans ceux qui exposent et analysent les expériences suscitées par des paysages déceptifs, Julien Gracq ne se livre à ce qu’on pourrait appeler une autobiographie. Les chemins de vie ne sont pas chez lui ceux d’une exploration du point de vue de son anecdote ou de la signification de ce que le poète Salah Stétié appelle sa ‘“’ ‘ courbe de vie’ ”. Qu’il s’agisse de repasser dans les parcours anciens ou de dire pourquoi des expériences topologiques s’accompagnent de malaise, Julien Gracq renvoie toujours la consciene à ce qui pour lui la constitue véritablement : l’aventure de sa relation bonne ou mauvaise avec le monde. Le mode très singulier des parcours de la mémoire, les longues pages consacrées aux malentendus générés par de certains lieux précis, tout contribue à cet égard à faire de Julien Gracq un écrivain pleinement moderne à mille lieues des mémorialistes, des diaristes et des écrivains voyageurs habituels. Cependant, la relation du paysage et de la littérature est encore plus complexe.
Bernard Vouilloux, Gracq Autographe, José Corti, Paris, 1989.