1) Itinéraires de la mémoire

A) Les espaces-temps de l’Evre

Les Eaux étroites et La Forme d’une ville forment les deux principaux ensembles consacrés par Julien Gracq à ce qu’on pourrait appeler les territoires de la mémoire. Certes, de nombreux passages des Lettrines et des Carnets du grand chemin revisitent birèvement des séquences de son existence, qu’il s’agisse de l’enfance ou de l’âge adulte de l’auteur, notamment ses expériences de soldat jeté dans la tourmente de la Débâcle. Il n’entre pas dans notre projet d’analyser ces fragments et ces deux livres, de manière exhaustive afin de démêler la part du déni autobiographique et de la construction de divers dispositifs destinés à contourner l’obstacle que représente pour Julien Gracq la créaton d’une écriture de soi. L’ouvrage de Bernard Vouilloux répond admirablement à cette exigence et propose une analyse subtile de ces divers problèmes. Il s’agit plutôt ici d’examiner la manière dont se tisse le lien d’une conscience avec le monde, à partir des sources principales de sa formation subjective la plus intime.

Bernard Vouilloux le fait lui-même remarquer : le titre de l’essai André Breton, quelques aspects de l’écrivain, dit à lui seul que l’entreprise de Julien Gracq n’est jamais animée par une utopique pulsion d’exhaustivité. Qu’il s’agisse de dire le flux d’un moment du monde, de proposer un portrait poétique et réflexif de l’oeuvre d’André Breton en tant que personnalité poétique incarnée, ou de resaisir un certain nombre d’expériences formatrices, à travers la texture des lieux, Julien Gracq n’entend pas donner à voir autre chose qu’un ensemble non euclidien d’éléments isolés, rassemblés et mis en système par l’écriture, mais inévitablement et irrémédiablement affecté de manque. Or, ce vide qui travaille l’oeuvre, qu’il concerne le portrait intérieur de l’oeuvre de Breton, la réfraction d’un paysage traversé par l’auteur dans le bref objet littéraire de notes, ou les deux livres consacrés de manière spécifique aux parcours de la mémoire, ce vide est encore un trait de modernité, de la part d’un auteur qui sait fort bien qu’il en va du jugement de goût, de l’aperception du réel et de la rétrospection intime comme en physique : les relations d’incertitudes et l’influence exercée par l’observateur sont telles qu’aucune connaissance objective intégrale ne peut être construite1021.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle Les Eaux étroites et La forme d’une ville proposent des parcours à travers des espaces-temps, l’un selon le principe du déroulement linéaire jouant le rôle de ruban magnétique aimantant les souvenirs et les associations, l’autre selon celui de l’étoilement multiple et de la mise en fragmentation de Nantes. Bien loin de former un seul tissu conjonctif de mémoire, ou de se succéder dans l’ordre d’une logique de la croissance, les deux textes flottent chacun en son espace et ne se complètent pas. Ils forment deux pans, deux côtés indépendants, le côté rural de la rivière, celui urbain du Nantes de l’entre-deux-guerres, qui, contrairement aux deux côtés des promenades proustiennes d’A la recherche du temps perdu, ne communiquent pas et ne se joignent pas dans une synthèse et dans une assomption.

Il suffit de confronter les seuils des deux livres pour voir qu’ils sont plutôt deux tentatives distinctes et parallèles de répondre à des questions voisines. ‘“’ ‘ Pourquoi le sentiment s’est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul – le voyage sans idée de retour – ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière’ ”1022 ? écrit Julien Gracq dans Les Eaux étroites.

On devine ici d’emblée que l’évocation ne visera pas la restitution d’une mémoire autobiographique. Elle cherchera plutôt à explorer les bases d’une inclination intérieure, née à l’occasion des promenades sur l ‘Evre, promenades nombreuses que cet incipit va permettre de faire surgir et de suturer en une seule remontée poétique  Chaque coude de l’Evre ouvre en effet sur une double vue qui relève autant de l’imaginaire et de son objectivation littéraire, que du simple souvenir d’expériences vécues dans l’enfance. On peut évidemment comparer ce passage avec l’éloge du grand panorama de Paysage et roman et remarquer comment le voyage relève d’une toute puissante autonomie solitaire qui se lance sur un ‘“’ ‘ chemin de vie’ ” pour en faire un ‘“’ ‘ chemin de plaisir’ ”, tandis que la promenade exalte les valeurs plus sécurisantes et plus archaïques du simple aller-retour entre le dehors et la maison-refuge. L’ouverture des Eaux étroites suggère également d’autres commentaires. Elle prépare en effet l’évocation des promenades sur l’Evre, sans pour cependant les mentionner aussitôt, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, car il ne s’agit pas de raconter avec nostalgie quelques épisodes d’enfance, mais bien de circonscrire les strates fondamentales d’une sensibilité. Le projet des Eaux étroites annonce à cet égard celui de La Forme d’une ville.

Dans ce dernier ouvrage, Julien Gracq se fixe deux règles que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner, mais qu’il importe ici de rappeler. La première intéresse le problème de la description d’un lieu donné : ‘“’ ‘ Je ne cherche pas à faire ici le portrait d’une ville. Je voudrais seulement essayer de montrer – avec toute la part de gaucherie, d’inexactitude et de fiction que comporte un tel retour en arrière – comment elle m’a formé, c’est-à-dire en partie incité, en partie contraint à voir le monde imaginaire, auquel je m’éveillais par mes lectures, à travers le prisme déformant qu’elle interposait entre lui et moi, et comment de mon côté, (...) je l’ai remodelée selon le contour de mes rêveries, je lui ai prêté chair et vie selon la loi du désir plutôt que selon celle de l’objectivité’ ”1023. La deuxième règle renforce la première en précisant clairement qu’il ne s’agit en aucun cas de se raconter sur le mode anecdotique : ‘“’ ‘ Je voudrais que la complaisance aux souvenirs, à laquelle il m’arrive comme à tout autre de faire sa part, soit absente de ces pages’ ”1024.

Ces deux règles définissent une attitude générale de Julien Gracq envers ses propres souvenirs, les évènements de son enfance et son rapport intime avec le monde. Il s’agit bien de reparcourir, pour mieux le comprendre, le cours d’une formation. Celle-ci doit infiniment moins aux faits saillants qu’au dialogue du rêve et du réel, de la conscience rêveuse et du monde qui la sollicite. L’introduction des Eaux étroites manifeste déjà cette volonté, sur un mode moins explicite qui tient sans doute à l’économie poétique de l’ouvrage et à son objet : les promenades solitaires du jeune Louis Poirier sur l’Evre. En l’occurrence, Julien Gracq interroge l’une de ses inclinations essentielles pour tenter d’en établir la généalogie. La première page des Eaux étroites introduit donc l’évocation des promenades en barque, non comme ensemble de souvenirs concernant le paradis perdu de l’enfance, mais comme première source d’un système de préférences et de rêveries : ‘“’ ‘ C’est ainsi que le vallon dormant de l’Evre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cent mètres de Saint-Florent, enclôt dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié, plus secrètement, plus somptueusement coloré que les autres, une réserve fermée qui reste liée de naissance aux seules idées de promenade, de loisir et de fête agreste ’”1025.

Réserve, le ‘“’ ‘ canton’ ” des bords de l’Evre l’est à double titre. Ce paysage constitue d’abord une réserve de mémoire sensible dont les éléments ont valeur d’expériences fondatrices et ont durablement orienté l’imaginaire de Julien Gracq. Il constitue encore une réserve d’associations et de références qui font jouer aussi bien les rêveries de l’enfant naviguant sur l’Evre, celles de l’adulte dégageant par l’écriture l’essence de ces promenades au fil de l’eau, et celles du lecteur passionné qui écoute résonner de grandes voix poétiques contre les rives de la mémoire. Claire-Liliane Warin et Alain Henry parlent à cet égard de la ‘“’ ‘ réversibilité du temps’ ” dans Les Eaux Etroites1026. Il faudrait toutefois ajouter que ce temps réversible est aussi un espace, et que comme tel, il ne se définit que comme milieu nourricier de la rêverie, où viennent se superposer des sollicitaiotns, des influences et des cristallisations rétroactives. L’importance de cette matière d’espace-temps apparaît dès les premières pages de l’ouvrage. Julien Gracq fait en effet remarquer que ‘“’ ‘ ce qui constituait d’abord pour moi, il me semble, sa singularité, c’était que l’Evre, comme certains fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique, n’avait ni source ni embouchure qu’on pût visiter ’”1027.

La raison de cette double impossibilité tient, en aval à la présence d’un barrage noyé cerné d’un ‘“’ ‘ fouillis de frênes, de peupliers et de saules’ ”1028 empêchant de remonter la rivière à partir de la Loire, tandis qu’en amont, un autre ” barrage de moulin, à Coulènes, interdit aux barques de remonter plus avant ”1029. Cette double impossibilité assure d’emblée à l’Evre un statut particulier de rivière détachée de sa source et de son confluent avec la Loire, aux yeux du moins de l’enfant qu’a été Julien Gracq. Elle est dès lors rivière qui se remonte, sans connaître ni les affres de sa perte dans une confluence, ni la localisation précise de sa source, comme si l’Evre n’existait qu’à l’état de cours d’eau en suspens dans le temps. On devine que ce statut étrange rejaillit à distance sur l’idée que l’auteur se fait d’un ‘“’ ‘ chemin de vie’ ” dont le vecteur développé à l’infini semble ne jamais devoir toucher au terme de sa course, mais perpétuellement relancer les promesses d’un renouvellement, où les valeurs de l’aval et de l’amont, du futur et du présent, s’échangent perpétuellement. Rivière sans confluence et sans origine, l’Evre n’a pas de passé déterminé ni de futur destinal.

En outre, cette singularité permet d’associer la rivière modeste aux mystérieux fleuves africains, mal connus encore à l’époque où le jeune Louis Poirier s’aventure sur l’Evre. Ainsi, le cours d’eau devient un chemin mythique proposant dans l’espace local de la géographie immédiate un ailleurs fabuleux qui sollicite l’imaginaire. Mais le plus caractéristique tient au fond au très singulier embrayeur de mémoire que constitue la rivière sans source ni confluent. Véritable point de départ de la remontée poétique, cette formulation marque bien l’intention de l’auteur, jusque dans la concession d’incertitude du “ il me semble ”.

Il s’agit de réinventer une origine en suspens, celle d’une sensibilité et de ses époques, un ensemble d’inclinations subjectives et perceptives, qui par la réfraction d’un certain nombre de lectures dans la matière du paysage favori, finiront doublement par l’élever au rang de petit univers révélateur et de milieu inspirateur d’un certain nombre d’éléments de l’oeuvre gracquienne, comme par exemple la célèbre rivière d’Argol. Claire-Liliane Warin et Alain Henry ont donc raison de dire : ‘“’ ‘ Tout comme le Valois de nerval ou le Combray de Proust, le paysage des bords de l’Evre s’affirme comme la matrice d’une oeuvre romanesque dont il fonde l’origine. Ce texte tardif éclaire rétrospectivement les fictions antérieures dont le lecteur découvre enfin l’original’ ”1030. De fait, un jeu de l’origine avec effet retard se noue ici, qui tresse le temps et fait traverser au lecteur une série de paysages qui sont autant de chambres d’espace-temps subjectif.

Ainsi, l’origine n’est pas donnée comme un point, un topos idéalement et dramatiquement circonscrit, mais un mouvement spatio-temporel le long de la rivière. L’origine est en quelque sorte diffractée dans le parcours, reconduite successivement de station en station, sans qu’on puisse finalement parvenir à un lieu ou un temps purement originaire dominant tous les autres, un temps d’avant le temps, conforme à l’idéal de transcendance de la mentalité religieuse telle que la décrivent par exemple un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. L’origine est au contraire immanente au parcours et aux paysages que celui-ci traverse et déroule simultanément pour le lecteur. On serait tenté de parler d’origine prismatique, de la même manière que l’écrivain britannique Lawrence Durell parle d’espace-temps prismatique pour désigner la métamorphose d’une trame subjective dans l’espace-temps : ‘“’ ‘ (...) un continuum, ma foi, incarnant non pas un ’ ‘temps retrouvé’ ‘, mais un ’ ‘temps délivré’ ‘. La courbure de l’espace te donnerait un récit de forme stéréoscopique, tandis que la personnalité humaine vue à travers un continuum deviendrait peut-être prismatique ? Qui sait ?’ ”1031

C’est bien en effet d’un temps délivré plutôt que d’un temps retrouvé qu’il s’agit ici, dans la mesure où l’Evre écrite des Eaux étroites ne cherche pas la formule permettant de donner sens à l’existence grâce au salut qu’assure la création d’une oeuvre d’art, mais bien davantage à reparcourir et élucider de l’intérieur, autant qu’une telle entreprise est possible, c’est-à-dire pour autant qu’elle n’est pas fiction rétrospective plus que recension autographique, la généalogie d’une double région de l’âme et du monde dans son jeu de réfractions réciproques. Même si la promenade sur l’Evre évoque le Proust de Combray, elle est d’une autre nature. Il ne faut pas oublier que l’essai consacré dans En lisant en écrivant à l’auteur d’A la recherche du temps perdu s’intitule précisément Proust considéré comme terminus.

Julien Gracq y observe notamment que ‘“’ ‘ L’enchaînement des séquences dans la Recherche du temps perdu ressemble souvent – plutôt qu’à l’articulation habituelle en chapelet des scènes romanesques selon l’écoulement du temps – à la multiplication cellulaire par dédoublement des noyaux ”’.1032 Or c’est précisément un temps contraire qui anime Les Eaux étroites. Serge Gaubert a raison de dire comme en écho anticipé de la formule de Julien Gracq : ‘“’ ‘ On ne peut figurer ce mouvement par l’image très proustienne du cercle. Proust et ses émules parlent de retrouvailles, Gracq de départ, d’élan, d’émerveillement, de trouvaille’ ”1033. Aussi bien du point de vue de l’espace-temps parcouru que de celui de l’écriture, c’est de mouvement glissant qu’il faut parler, d’écoulement paradoxal vers l’amont nouant les temporalités successives dans l’inactualité du texte. Le mode de superposition des paysages et des temporalités, évoqués successivement, pourrait aussi faire songer à la poétique picturale de Raoul Dufy qui s’applique dans de nombreuses toiles représentant des régates et des paysages de bord de rivière, à peindre dans un même paysage une succession simultanée de scènes distribuées de gauche à droite, selon la convention de lecture de l’alphabet latin.

Bientôt, un premier paysage littéraire se superpose donc aux bords de la rivière. Il provient de l’un des romans qui ont joué un rôle majeur dans l’initiation des jeunes lecteurs du début du siècle : ‘“’ ‘ La brûlure piquante et assoiffante de la limonade tiède reste par là inséparable de mon souvenir des préparatifs de l’appareillage : je la retrouve intacte sur ma langue quand je relis le récit du pique-nique au bord du Cher dans ’ ‘Le Grand Maulnes’ ”1034. L’écho est ponctuel et n’intéresse qu’un détail, mais il prépare une série de références majeures qui tisseront par la suite un véritable rapport symphonique avec le souvenir des excursions en barque. En effet, Julien Gracq mentionne ensuite le sentiment créé par le mouvement de l’embarcation sur les eaux lentes de l’Evre : ‘“’ ‘ si lentement que glisse la barque dans l’eau stagnante, d’une couleur de café très dilué, ils semblent se succéder et se remplacer à la vitesse huilée des décors d’une scène à transformation (...) Le plaisir exceptionnellement vif, et presque l’illusion de fausse reconnaissance, que m’a procuré dès les premières pages la lecture du ’ ‘“’ ‘ Domaine d’Arnheim ”, tient, je pense à la sensation que la nouvelle de Poe communique simultanément de l’immobilité parfaite de l’eau et de la vitesse réglée de l’esquif qui semble moins saisi par un courant que plutôt attiré de l’avant par un aimant invisible’ ”1035.

Dès la page suivante, Julien Gracq souligne la place qu’occupe le grand poète américain dans son univers intérieur  : ‘“’ ‘ Je parle d’Edgar Poe, et voici qu’il ne va plus guère me quitter tout au long de cette excursion tant de fois recommencée (...) L’eau noire, l’eau lourde, l’eau mangeuse d’ombres qu’a décrite Gaston Bachelard, celle qui ceinture l’Île de la Fée, celle qui attend au creux des douves de se refermer sur les décombres de la maison Usher (...) elle était là, elle fut pour moi tout de suite, avec son odeur terreuse de vase et de racines, son sommeil dissolvant’ ”1036,. Le paysage de l’Evre n’est donc pas simplement le terroir natal d’une rêverie amplifiée ensuite par la lecture d’Edgar Poe. Il est d’avance le paysage imaginaire de la rivière glissant vers le domaine d’Arnheim. Il le contient à l’état latent, et l’offre à la conscience enfantine, sur le mode de l’intimité sensorielle et affective, comme le confirme la fascination éprouvée au contact de ‘“’ ‘ cette eau plombée, brusquement enténébrée par l’ombre portée de ses rives comme par la montée d’un nuage d’orage’ ”1037.

C’est pourquoi La découverte d’Edgar Poe donne au jeune lecteur un sentiment de ‘“’ ‘ fausse reconnaissance’ ” - fausse reconnaissance toute relative, puisque l’eau magique des Histoires Extraordinaires “ était là ” et ‘“’ ‘ fut là tout de suite ’”. Les deux paysages viennent donc à la rencontre l’un de l’autre et s’unissent pour former la matière d’une même rêverie où les temporalités se tressent. Chacun est à sa manière la vérité de l’autre. L’Evre est la vérité vécue, sensible et affective de la rivière d’Arnheim. Celle-ci est à son tour la vérité de l’Evre, révélée et exprimée poétiquement par le récit d’Edgar Poe. Les deux paysages communiquent admirablement et donnent ainsi naissance à un paysage archétype comparable au paysage emblématique du village accoudé à sa forêt, dans Liberté grande. Ce paysage archétypique devient ensuite un motif qui ne cesse de reparaître sous des formes diverses dans l’oeuvre de Julien Gracq.

Dans Les Eaux étroites, l’auteur indique explicitement ce que la rivière d’Argol doit à l’eau plombée des étroits de l’Evre. On glisse ainsi de l’expérience sensible, à sa reprise révélatrice par le conte d’Edgar Poe, pour passer ensuite au premier roman de Julien Gracq. Le paysage archétypique, né de la rencontre et de la coïncidence entre la promenade sur l’Evre et la rivière d’Arnheim s’incarne dans un nouveau paysage romanesque pour engendrer finalement un paysage spécifiquement gracquien qu’on voit notamment reparaître dans Un balcon en forêt.L’auteur n’a même plus besoin de dissimuler ses sources. Il peut écrire dès l’ouverture de son roman : ‘“’ ‘ le long de la rivière, les arbres dégageaient un étroit ruban de prairie, aussi nette qu’une pelouse anglaise. ’ ‘“’ ‘ C’est un train pour le ’ ‘Domaine d’Arnheim’ ‘ ”, pensa l’aspirant, grand lecteur d’Edgar Poe ’”1038. L’allusion n’a rien d’un artifice, elle n’est pas le clin d’oeil appuyé d’un auteur qui veut signaler sa culture et justifier son oeuvre par une intertextualité de convention ; elle est au contraire comme naturelle. L’écriture de Julien Gracq a incorporé le motif de la rivière d’Edgar Poe, en vertu de l’accord électif qui unit l’imaginaire des deux auteurs, redoublant le lien perceptif et imaginaire de la conscience avec le monde. La loi des préférences autorise cette allusion car elle relève d’une véritable dynamique de la rêverie. Désormais, le paysage d’Arnheim est un emblème gracquien. Cette appropriation se justifie pleinement dans la mesure où les rivières et les lacs d’Edgar Poe sont déjà tout entiers dans les eaux de l’Evre. De toute éternité, la rivière d’Arnheim circule entre les rives heureuses et fascinées de la rêverie gracquienne.

Il est donc logique qu’en retour, cette double rivière d’écriture et de rêve revienne à sa source sans l’atteindre. On voit donc bien que le texte des Eaux étroites ne fait pas autre chose que dire et déplier cette origine diffuse. Le parcours proposé par ce petit livre épouse et réunit les courants jusqu’alors invisibles et les dévoile dans un véritable art poétique. Comme le note Claude Dourguin, ‘“’ ‘ Autant Gracq refuse de donner des renseignements sur ’ ‘“’ ‘ la cuisine ” où s’élabore son écriture, autant il est explicite quant au ’ ‘fonctionnement’ ‘ de son imaginaire ’”1039. Les Eaux étroites montrent comment, d’un lieu, d’un paysage à un livre, se tissent des réseaux d’associations qui composent finalement, selon l’auteur des ‘“’ ‘ constellations fixes’ ”, bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique ”1040.

Le monde se complexifie de ces superpositions qui font de lui une sorte de mosaïque mobile d’images, de lieux réels, de paysages littéraires ou imaginaires et de régions nouvelles créées par l’écrivain, lorsqu’il réalise la synthèse de ses rêveries. Ces régions n’existent d’ailleurs pas seulement dans les romans et les récits. Comme l’écrit Julien Gracq : ‘“’ ‘ les domaines d’Arnheim existent, et chacun au moins une fois dans sa vie les a rencontrés’ ”1041. Il ne faut donc pas non plus s’étonner si la rivière d’Edgar Poe et de Julien Gracq trouve également un lit dans d’autres paysages bien réels. Ainsi, dans Lettrines, le fond de la vallée de Valfroide, espèce de Josaphat aux parois couleur d’ombre, rayé d’un éclair de torrent – impasse malfamée où les pierres mêmes ne sont pas rassurantes ”1042, fait aussitôt songer à Edgar Poe.

De même, le paysage de la route qui va de Fumel à Périgueux revisite sans le nommer le domaine d’Arnheim. La route suit en effet ‘“’ ‘ pendant longtemps une vallée assez resserrée qui me semblait une vallée perdue de l’Eden. Pas de maisons au long du chemin, pas de fermes : un paysage largement dessiné de futaies hautes et de bosquets crépus de noyers qui échancraient des prairies trempées d’eaux vives ; sous les ombres du premier matin, la distribution ample des gazons et des feuillages était si séduisante qu’on s’étonnait de ne pas voir courir le long de la route la barrière blanche d’une clôture de parc’ ”1043. Le même passage fait d’ailleurs apparaître un autre motif élu, celui du village accoudé à sa forêt : ‘“’ ‘ A un détour du chemin solitaire, le rideau pentu des arbres du versant le plus raide s’ouvrit une seconde, et une corbeille de maisons perchées parut s’enlever et s’épanouir dans l’air bleu au-dessus des branches : petit bouquet urbain serré et aérien brandi par-dessus les arbres (...) Belvès est le nom de cette beauté cloîtrée de la forêt du Périgord noir, et elle mériterait que tout belvédère tirât d’elle son nom’ ”1044.

Une troisième référence littéraire explicite vient accompagner la remontée de l’Evre, pour faire jouer un ensemble de résonances parmi les plus riches de l’ouvrage, et les plus révélateurs de ces allers et retours de la mémoire comme glissement parmi les temporalités. Il s’agit d’une référence au Nerval des Odelettes, annoncée par une inflexion particulière du parcours : ‘“’ ‘ Un nouveau coude de l’Evre ouvre enfin une vue oblique, en profil perdu, sur le manoir : il est encore, il est toujours, à l’heure fixe de ma mémoire, aux environs de quatre heures de l’après-midi’ ”1045. La formulation est ici parfaitement emblématique des Eaux étroites. Elle en est comme l’esprit à l’état quintessencié, dans la mesure où elle associe le passé, l’éternisation d’une heure et le mouvement révélateur de l’espace. Le coude offrant une vue en profil perdu annonce une prédisposition du paysage à fournir une matière d’allusion et de souvenir. Tout montre que les paysages-histoire ne sont pas seuls dans l’oeuvre de Julien Gracq à contenir les germes latents d’une conscience du monde. La vue oblique de ce passage et l’apparition du manoir jouent un rôle équivalent pour la subjectivité intime de celui du bocage vendéen ou des forêts ardennaises pour la conscience historique. Le paysage devient en effet porteur d’une poésie particulière où vient se loger la rêverie d’une incarnation nervalienne, comme la suite du texte le révèle : ‘“’ ‘ (...) le manoir est enchâssé (dans) une sorte de loge de verdure, murée par la crète du versant (...) et où il vient s’accouder devant la rivière comme au seul spectacle, luxueux et calme, capable de l’absorber et de l’enchanter ”’ 1046.

L’espace-temps se fait ainsi ouverture, dévoilement et vision, accueillant la présence poétique du château ‘“’ ‘ de brique à coins de pierre’ ” évoqué par les vers de Nerval1047. Ainsi, la remontée de l’Evre propose une vignette de perception suspendue à laquelle se superpose, dans une luminosité maintenue depuis, la demeure inscrite dans les vers du poème : ‘“’ ‘ (...) une image, une seule image pour moi en a tourjours ressurgi, qu’ils viennent cerner et border à la manière d’un phylactère : celle, justement, de ce manoir de la Guérinière, auquel ils ne s’appliquent que très approximativement’ ”1048. On le voit, l’éternisation de l’heure, l’application approximative du château de Fantaisie au manoir réel, désignent un libre usage spontané du paysage qui devient à travers ce fragment du cours de l’Evre, paysage pour l’esprit du rêveur, associant la perception et l’imaginaire dans une matière de souvenir qui n’appartient plus au temps de l’écoulement, mais habite la subjectivité mémorielle à la manière d’une donnée immédiate, fondatrice et souveraine.

Mais le trajet spatio-temporel ne s’achève pas dans la simple évocation réminiscente ; il rejoint le présent pour susciter une nouvelle série d’images qui ajouteront leurs feuillets translucides au paysage, achevant de le tirer du côté de la subjectivité : ‘“’ ‘ Je me redis maintenant à mi-voix les vers de Nerval. (...) leur son grêle et frileux est celui des instruments à clavier très anciens : l’épinette, le virginal élisabéthain surtout qui ensorcelle un des plus mystérieux tableaux de Vermeer, tout vibrant encore, on dirait, de la sonorité liquide d’une touche que le doigt suspendu vient de quitter ”’ 1049. La récitation à voix basse des vers qui ont trouvé une loge de manifestation dans le paysage, tout comme le manoir y possède la sienne, trouve donc son écho dans le ‘“’ ‘ bibelot aboli d’inanité sonore’ ” du tableau de Vermeer, Gentilhomme et dame jouant de l’épinette, par une curieuse circulation cénethésique entre la Guérinière, Fantaisie, dont l’auteur a pris soin de préciser que les vers sont ‘“’ ‘ de veine mineure’ ”, l’image de la toile surgissant au présent de l’écriture, et son contenu musical en forme d’absence. L’image du “ profil perdu ” est donc prolongée au moment de la rédaction des Eaux étroites, de sorte que, la poésie si particulière du livre ne s’épuise pas dans l’évocation à rebours, mais vient apporter de nouveaux matériaux de rêverie au travail en cours, et par lui, à la promenade sur l’Evre. L’italique appliquée au mot virginal révèle alors sa significaton latente : il s’agit du premier Nerval, antérieur à celui des Chimères, de même que, par une correspondance intime, du jeune Louis Poirier lecteur des Odelettes, et non encore initié aux oeuvres majeures du poète du Valois. On voit donc ainsi combien le trajet de mémoire est infiniment plus complexe que celui d’une simple recension et réorigine sans cesse le temps rétrospectif dans le devenir de l’écriture.

La puissance d’évocation est alors réveillée et fait monter de nouvelles chaînes d’associations et d’images : “ A leur appel, une faible vapeur, claire et pourtant nocturne, monte de la rivière et vient flotter sur la prairie ainsi que dans la scène de “ Sylvie ” où chante Adrienne, et voici qu’un poème de Rimbaud, sans effort enchâine ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, toute champêtre et toute naïve : ‘“’ ‘ ...la main d’un maître anime le clavecin des prés, on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes ; on a les saintes, les voiles, les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant ”’ 1050. La levée de la référence rimbaldienne vient donc éclairer dans le flux de l’écriture au présent les complexes des images précédentes en lui apportant le triple écho de l’eau, du clavecin et de la féminité. Cette érotisation étrange ouvre davantage le mot “ virginal ” initialement placé en italique et souligne son caractère de condensateur poétique. Il y a donc bien une ‘“’ ‘ puissance imageante de l’italique’ ”, selon la formule heureuse de Jacqueline Michel1051, qui joue ici le rôle de noeud poétique qu’il suffit de dérouler pour faire surgir un réseau d’associations et constituer le parcours du texte dans son devenir de remontée vers les sources de l’imaginaire gracquien au fil de la promenade sur l’Evre Simultanément, on retrouve ici une autre manifestation des puissances auratiques de l’écriture gracquienne, clle des jeux d’allusions que signale Michel Murat : ‘“’ ‘ Cette aura d’écriture vient elle-même entourer un autre geste fondamental qui est la citation’ ”1052. En effet, le ‘“’ ‘ clavecin des prés’ ” renvoie au chant d’Adrienne par le double intermédiaire de mot ‘“’ ‘ pré’ ” et des figures de reines, de mignonnes et de saintes, de même que la main du maître touchant le clavier enveloppe l’allusion à Vermeer.

Il y a donc bien ici des ‘“’ ‘ fils d’harmonie’ ” qui tissent le texte selon la logique de l’association libre, de même que la remontée de l’Evre tisse elle-même ses paysages en séries de chambres allusives accueillant la rêverie. l’être-au-monde du promeneur en barque suit donc le courant de plusieurs temporalités, celle des associations anciennes entre le manoir et les châteaux nervaliens, celle qui se trame dans le présent de l’écriture entre les références multiples que le rappel des vers de Fantaisie et l’évocation d’Adrienne fait maintenant surgir. Ce jeu de translations montre bien que le travail de la mémoire n’est pas simple retour vers l’amont de l’origine, mais que celle-ci continue de travailler et de s’inventer dans le courant de la conscience, au fur et à mesure qu’elle remonte poétiquement le cours de l’ancienne promenade en barque. Le passé est donc réactualisé, enrichi, recréé dans le sens où il ne se contente pas de remonter intact, mais se reconfigure au rythme de l’écriture, donnant très étrangement raison à l’idée que Robbe-Grillet se fait lui-même, dans un registre si différent de celui de l’écriture gracquienne, des jeux de recomposition et de transformation de la mémoire, notamment dans Le Miroir qui revient.1053

Julien Gracq commente ce phénomène dans des termes que, malgré tout ce qui les sépare, ne désavoueraient pas l’auteur des Romanesques : ‘“’ ‘ Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résitance devant ces agrégats de rencontre, ces ’ ‘précipités’ ‘ adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement : bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imaginaiton, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique’ ”1054.

On notera que ce jeu d’agrégation anarchique de matériaux divers constitue précisément le système organisateur qui permettra bientôt la cristallisaiton d’un autre espace-temps, infiniment plus ramifié, celui de Nantes, dans La Forme d’une ville. Julien Gracq analyse ces formations qu’il appelle des ‘“’ ‘ constellaitons fixes’ ” en leur reconnaissant un ‘“’ ‘ rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers’ ” et ajoute que ‘“’ ‘ c’est à travers les connexions qui se nouent en elles que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau – plastique, poétique ou musical – où elle trouvera à voyager plus loin avec la moindre perte d’énergie’ ”1055. Car c’est bien effectivement de mouvement et de voyage qu’il s’agit dans ce travail de cristallisation qui associe les images et les lieux pour la subjectivité, de sorte que se comprend mieux le jeu de leurs incessantes variations venant enrichir les motifs initiaux et leur fournir de nouvelles origines. Un peu plus loin, l’auteur précise encore : ‘“’ ‘ Une de ces concrétions - un de ces échangeurs (...) riches d’images entretissées – s’est formée pour moi, aussi loin que je remonte dans ma mémoire, autour de ce château et de sa clairière : le noyau qu’il enrobe ne m’est pas plus accessible aujourd’hui que la fleur originelle dans la fontaine pétrifiante’ ”1056.

Le mot d’échangeur n’est pas sans faire penser à celui d’embrayeur cher à Robbe-Grillet, mais c’est ici cependant que divergent les deux écritures. Ce qui chez l’un a valeur de moyen de relancer les cycles de l’écriture à l’intérieur d’un dispositif narratif, est chez l’autre élément de la subjectivité la plus intime. Qu’il s’alimente à un ensemble d stéréotypes, donc à un milieu impersonnel, n’empêche en rien qu’il contribue à modeler, non une conscience trouée et soumise aux surdéterminations culturelles et fantasmatiques collectives, mais une singularité irréductible qui n’est en rien désagrégée par cette révélation. La précision ‘“’ ‘ pour moi’ ” l’indique assez clairement. L’image de la fontaine pétrifiante vient par ailleurs confirmer un des traits dominants du voyage d’écriture sur l’Evre. De même que la rivière n’a pas de source, l’origine des cristallisations échappe à la lucidité attentive de l’écrivain. Masquée sous l’image dynamique de la fontaine pétrifiante, par opposition à celle, statique de la mine de sel stendhalienne qui sert ici de modèle poétique, comme le fait observer Bernhild Boie, elle ne saurait être localisée une fois pour toute, et ne cesse de se reconvertir à chaque étape du texte.Mais on comprend que l’image du château nervalien superposé au manoir de La Guérinière, a continué de travailler dans l’oeuvre de Julien Gracq et que le manoir d’Argol, la villa de Jacques Nueil, les châteaux Cathares évoqués dans les Lettrines et les Carnets du grand chemin, en dérivent indirectement.

Cependant, l’auteur privilégié dans le complexe d’allusions et de superpositions mises en oeuvre dans Les Eaux étroites, est Edgar Poe qui reparaît à la fin de l’ouvrage : ‘“’ ‘ Il est curieux que – songeant à la signification et plus encore au ’ ‘“’ ‘ montage ” libre du film mental auquel les impressions ranimées par l’Evre ont donné le branle – je revienne encore une fois à Poe’ ”1057. On notera qu’une fois encore, l’auteur emploie des images dynamiques pour qualifier le parcours poétique des Eaux étroites, et qu’il ne parle pas de film de mémoire, mais bel et bien de “ film mental ”, montrant ainsi que la remontée à laquelle il se livre, échappe à la sphère de l’anecdote pour désigner de préférence les fermentations, qui, au double contact des paysages successifs de la rivière, et des lectures, ont contribué à former une partie de sa subjectivité imaginaire.

Mais le retour à Poe ne se justifie pas seulement par l’ombre réfractée de la rivière d’Arnheim dans L’Evre. Julien Gracq se livre ici à une longue méditation sur les théories spéculatives du chevalier Dupin dans Double assassinat dans la rue Morgue, pour comparer la quête purement cérébrale des personnages de Poe, qu’il qualifie de ‘“’ ‘ Singuliers héros abstraits’ ”, et celle des ‘“’ ‘ mains aujourd’hui tendues non vers la poésie (dont elle ne font guère cas) mais seulement vers une énigmatique ’ ‘clef de la poésie’ ”1058. La remontée de l’Evre offre une nouvelle fois l’occasion de préciser une position subjective, qui n’est plus directement celle de l’imaginaire confronté au paysage révélateur, mais y reconduit cependant par d’autres voies, celles de considérations théoriques qui permettent à Julien Gracq de préciser ses positions et de relancer une nouvelle fois l’analyse de son propre rapport au monde. Cette prise de position s’exprime dans une mise en garde contre l’approche purement linguistique et sémiologique de la poésie : ‘“’ ‘ Ce n’est pas à la volonté d’éclaircissement total à laquelle s’est éveillée aujourd’hui la critique que j’en ai, mais plutôt à la restriction de champ, en somme rétrograde, qui limite les recherches au seul medium, non irremplaçable, du langage : dans toute tentative d’élucidation du phénomène poétique, le litige de l’homme avec le monde qui le porte – aussi longtemps que ce monde sera ressenti comme objectif – litige où fondamentalement la poésie s’enracine, ne peut à aucun moment faire figure de tiers exclu’ ”1059.

Ce passage, qui retrouve, mais sur un autre plan, la rigueur polémique de Pourquoi la littérature respire mal, désigne ce qui, selon Gracq est le véritable point d’origine de toute poésie, et par voie de conséquence, celui de la poétique de la rêverie et du paysage, mise en mouvement dans Les Eaux étroites. S’il y a en effet litige, dans les noces de l’homme avec le monde, c’est que celui-ci résiste à l’expression, mais encore qu’il ne soit pas sans failles, sans ombres inquiétantes. La remontée de l’Evre les incorpore à son parcours, à deux reprises. L’auteur mentionne d’abord ‘“’ ‘ une zone de silence plus subtil et comme alerté’ ”1060, qui oppose ‘“’ ‘ ’ ‘l’eau noire’ ‘, l’eau lourde, l’eau mangeuse d’ombres qu’a décrite Gaston Bachelard, celle qui ceinture L’Ile de la Fée, celle qui attend au creux de ses douves de se refermer sur les décombres de la Maison Usher’ ” et le ‘“’ ‘ flot insidieusement violent qui râpe et ratisse les grèves de la Loire, et renverse par les épaules comme un chien joueur le nageur qui cherche à reprendre pied’ ”1061. Ce motif apparaît une seconde fois lorsque Julien Gracq évoque la Roche qui Boit et ses eaux qui ‘“’ ‘ infusent à plat, sous le couvert surélevé des hêtres ’”1062. Nous reviendrons sur le cas de ces lieux de malaise à la fin de ce chapitre, mais l’on voit bien déjà que ce que Julien Gracq appelle le litige de l’homme avec le monde tient en partie à ce que ce dernier, pour amical qu’il soit, recèle aussi des zones d’inquiétante étrangeté où affluent les pressentiments, ceux-là mêmes que le regard panoramique de Paysage et roman tente e conjurer. Le litige est aussi celui du divorce latent que sa condition de sujet historique impose par ailleurs à l’homme.

On comprend donc que les réflexions sur la poésie ne constituent pas une simple dérivaiton théorique à l’intérieur des Eaux étroites. Elles désignent précisément l’état spirituel en variations qui compose le tissu de ce livre, sous le prétexte de l’évocaiton de la rivière. L’auteur montre ici comment la véritable source de la poésie échappe par nature à l’inquisition sémiologique et linguistique, pour intéresser de façon privilégiée, la présence au monde d’un sujet donné, le complexe des associations, des perceptions et des rêveries de coloration affective diverse, qui se noue à partir d’un lieu singulier et multiple, comme l’est précisément la rivière des Eaux étroites.

Leur étroitesse n’est jamais plus signifiante qu’ici : elles sont bien les eaux matricielles dont parlent Claire-Liliane Warin et Alain Henry. La poésie naît donc d’états d’être au monde, tels qu’ils se filtrent dans l’imaginaire et cette reprise qu’est l’écriture, notamment celle de ce petit livre si riche de signification, si éloigné de l’évocation nostalgique qu’on attendrait en en ouvrant les premières pages. C’est pourquoi l’auteur oppose aux tentatives stériles de la critique la richesse allusive de la peinture chinoise de l’époque Song ‘“’ ‘ hantée par le thème pourtant restreint de la barque solitaire qui remonte une gorge boisée’ ”1063. Cet art tisse en effet un lien d’intimité, non seulement avec les paysages qu’il figure, mais plus encore avec les états que ces paysages suggèrent et induisent dans l’âme. Julien Gracq nous montre que la peinture de rivières fait entrer sur le mode poétique, presque phénoménologique, dans une certaine mesure, dans un monde de perceptions et d’impressions également affectives qui est son véritable objet, bien au-delà de la simple représentation objective qu’on en pourrait donner. C’est ainsi que l’auteur, tandis qu’il s’abandonne à la remontée de l’Evre, redouble celle-ci de la navigation sur l’une de ces rivières de peinture : ‘“’ ‘ Les branches des arbres haut perchés sous lesquels on glisse, les branches du pin ami des rochers qui se penchent anguleuses au-dessus de l’eau dans les lavis chinois, accentuent le sentiment d’ivresse calme, et peuvent d’un moment à l’autre faire succéder au caprice d’un ruban d’eau cerné de précipices l’intimité protégée, la fuite attirante des voûtes d’arbres qui couvrent en berceau un canal courant droit à l’horizon ’”1064.

Le texte ne se contente pas ici de décrire, mais il voyage avec et dans la rivière peinte, accueille ses suggestions et les exprime sur un mode tout subjectif qui est celui d’une participation. A l’opposé d’une analyse érudite, l’approche gracquienne est celle d’une rêverie ‘“’ ‘ en anima’ ” selon l’expression de Gaston Bachelard. Elle consiste à ressentir ce que l’image mise en mouvement propose à la subjectivité poétique, et à vivre en elle un fragment de monde. Telle est, selon Julien Gracq, la véritable attitude poétique qui seule permet de dégager l’essence de cette autre forme de poésie qu’est la peinture chinoise.

Le texte abandonne ici l’epace-temps circonscrit de la mémoire. C’est en effet sur trois rivières à la fois que navigue l’auteur : l’Evre de l’enfance, la rivière d’Arnheim, la rivière du lavis chinois. C’est au point que la phrase suivante efface les distinctions, et que le lecteur ne sait plus si Julien Gracq continue d’évoquer une peinture ou ses propres promenades sur l’Evre : ‘“’ ‘ On s’abandonne les yeux fermés à l’eau qui, inépuisablement, ouvre les chemins ; nulle excursion n’est plus envoûtante que celle où le bien-être inhérent à tout voyage au fil de l’eau se double de la sécurité magique qui s’attache au fil d’Ariane’ ”1065. Comme on le constate, ce voyage poétique est sorti du temps. Le “ je ” s’est lui-même transformé par glissement en un “ on ” indiquant la fusion participative, proche à certain égards de l’expérience de La Sieste en Flandre hollandaise, à cette différence près que le moi impersonnalisé n’est pas menacé de se résorber dans une épiphanie statique faisant du monde une bulle angoissante, mais se laisse emporter sur un chemin de vie sans amont ni aval.

C’est alors que se fait effectivement naturellement la jointure avec l’Evre : ‘“’ ‘ Au milieu de l’excursion de l’Evre, ces moments de silence, dans ma mémoire, viennent se poser comme un long point d’orgue ; ce silence, un doigt sur les lèvres, debout et immobile, et matérialisé à demi aux creux de ces étroits pleins de présences païennes, c’est vraiment le ’ ‘génie du lieu’ ‘ qui s’impose ”’ 1066. Le vrai voyage de la mémoire est donc un voyage poétique de la subjectivité rejouant ses noces et la conjuration du litige avec le monde. Les étroits ne sont plus les objets de l’angoisse, mais deviennent par la puissance d’abandon et de rêverie du texte, le lit matriciel d’une expérience intime où communiquent mystérieusement la conscience et le paysage. En ce sens la rivière est le protoptype d’un espace-temps idéal où futur, passé et présent coïncident sans heurt, pour produire cette émanation surprenante qu’est le génie spécifique du lieu. Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer ce qui caractérise cette notion chez Julien Gracq. Précisons encore qu’elle n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, purement objective, au sens où elle intéresserait la consistance matérielle d’un lieu. Elle s’exprime au contraire par une essentialisation particulière, une spiritualisation du paysage dans sa relation avec la conscience rêveuse qui se laisse porter par lui. C’est en ce sens que le génie du lieu est ici un silence à demi matérialisé, plutôt qu’un trait morphologique.

C’est pourquoi, à la fin de l’ouvrage, l’auteur peut déclarer, la barque ayant été ‘“’ ‘ amarrée à nouveau à la rive’ ”, dans une formule qui exprime la quintessence de ce parcours : ‘“’ ‘ Les domaines d’Arnheim existent, et chacun au moins une fois dans sa vie les a rencontrés – mais le courant inexplicable qui saisit et porte sur l’eau l’esquif recourbé comme un croissant de lune, c’est le battement du sang jeune, et comme une palpitation d’avenir’ ”1067. Carol Murphy dégage une intéressante leçon de cette formule : ‘“ Les domaines d’Arnheim existent’ ” maintient Gracq à l conclusion de son récit voyage où, après nous avoir transportés dans un futur du passé, le mode conditionnel de la possibilité, il passe de l’autre côté de la frontière entre vie et songe, passé et futur, Je et autrui faisant ainsi foisonner la virtualité du présent éternel de l’activité créatrice ”1068.

Telle est bien en effet la matière d’espace-temps poétique de ce livre à peu d’autres pareil. Il s’agit bien en effet de reparcourir l’Evre dans la pluralité des temps et des espaces, de recréer la promenade qui n’est plus celle de l’enfance, non pour déplorer la coulée de la vie, mais au contraire mesurer la richesse de celle-ci dans une formule neuve de l’ancien parcours. Le temps est bien libéré, même si dans la dernière phrase du livre l’écrivain semble annoncer un retrait que démentiront ses publications ultérieures, et notamment, cet autre livre de mémoire qu’est La Forme d’une ville, puis ce livre de malaise à l’occasion d’un paysage qu’est Autour des sept collines : ‘“’ ‘ (...) aucune de ces images aujourd’hui ne m’assignerait plus nulle part, et tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l’Evre, il n’est plus temps maintenant pour moi de les tenir’ ”1069.

Qu’on ne s’y trompe cependant pas  : ce que dit aussi cette ultime formule n’est pas seulement un adieu, un retrait progressif avoué avec une élégance toute chinoise, mais une leçon de devenir. L’eau de l’Evre ne saurait être reparcourue une nouvelle fois, maintenant qu’elle est chemin de poésie, si bien qu’en elle se sont annulées, à la fois la mémoire superficielle des promenades de l’enfance et celle de qui tenterait de revenir en arrière sur le chemin de vie. Désormais fondues aux eaux d’Arnheim et de la peinture chinoise, les eaux de la rivière sont une quintessence d’être-au-monde distillée par l’écriture.

Notes
1021.

La mémoire, telle que Julien Gracq la pense n’est donc pas, comme on le verra une réminiscence linéaire sur le mode de l’irrémédiable, mais une spirale de temps qui, par le texte, véritable lieu de l’expression mnésique, formule un présent en devenir, compte tenu du passé qui le nourrit et se renouvelle par lui.

1022.

Les Eaux étroites, op. cit., PII, p.527.

1023.

La Forme d’une ville, op. cit., p.774.

1024.

La Forme d’une ville, op. cit., p.775.

1025.

Les Eaux étroites, op. cit., p.528.

1026.

Claire-Liliane Warin et Alain Henry, La réversibilité du temps dans “Les Eaux etroites”, Julien Gracq, Actes du colloque international, Angers, 21-24 mai 1981, op. cit., p.149.

1027.

Les Eaux étroites, op. cit., p.528.

1028.

Id., p.528.

1029.

Ibid., p.528.

1030.

Claire-Liliane Warin et Alain Henry, La réversibilité du temps dans “Les Eaux étroites”, op. cit., p.149.

1031.

Lawrence Durrel, Cléa, op. cit., p.180.

1032.

En lisant en écrivant, op. cit., p.623.

1033.

Serge Gaubert, Julien Gracq et le temps perdu, Cahier de L’Herne Julien Gracq, op. cit., p.326.

1034.

Les Eaux étroites, op. cit., p.528.

1035.

Id., p.529.

1036.

Ibid., p.530.

1037.

Ibid., p.537.

1038.

Un Balcon en forêt, op. cit., p.3.

1039.

Notice des Eaux étroites, p.1466.

1040.

Les Eaux étroites, op. cit., p.535.

1041.

Id., p.550.

1042.

Lettrines, op. cit., p.162.

1043.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.943.

1044.

Id., p.943.

1045.

Les Eaux étroites, op. cit., p.533.

1046.

Id., p.534.

1047.

Gérard de Nerval, Fantaisie, Odelettes, Poésies, OEuvre complètes, Bilbliothèque de la Pléiade, t..I, Paris, 1966, p.339.

1048.

Les Eaux étroites, op. cit., p.534.

1049.

Id., p.534.

1050.

Ibid., p.534-535. Le poème de Rimbaud est Soir historique, dans les Illuminations, OEuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, op. cit., p.150.

1051.

Jacqueline Michel, La puissance imageante de l’italique dans les récitts gracquiens, Julien Gracq, Actes du colloque international, Angers, 21-24 mai 1981, op. cit., p.420-429.

1052.

Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.

1053.

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Minuit, Paris, 1984. En dépit de tout ce qui sépare ces deux entreprises, on peut constater des points de similutude, quant à la manière dont des paysages peuvent être affectés de valeurs évocatrices à partir des lectures enfantines, et faire jouer dans un espace de réciprocité, leur physionomie et celle des oeuvres qui se cristallisent autour d’eux. Voir notamment le passage à la superposition des rayures fantasmatiques tracées sur la mer dans Le perturbateur de trafic de Kipling, et celles des courbes parallèles de l’écume près des rochers de Brignogan, p.84-86.

1054.

Les Eaux étroites, op. cit., p.535.

1055.

Id., p.535.

1056.

Ibid., p.535.

1057.

Ibid., p.541.

1058.

Ibid., p.543.

1059.

Ibid., p.543.

1060.

Ibid., p.528.

1061.

Ibid., p.530.

1062.

Ibid., p.537-538.

1063.

Ibid., p.544.

1064.

Ibid., p.544.

1065.

Ibid., p.544.

1066.

Ibid., p.544.

1067.

Ibid., p.550.

1068.

Carol Murphy, Au bord de l’Evre, Reflets d’Arnheim dans Les Eaux étroites, Julien Gracq 2, un écrivain moderne, rencontres de Cerisy, (24-29 août 1991), op. cit., p.78.

1069.

Les Eaux étroites, op. cit., p.551.