B) Les ramifications de Nantes

Nous avons déjà noté que le projet de Julien Gracq, dans La Forme d’une ville, n’est pas de raconter ses enfances de collégien et son adolescence de lycéen, mais d’entrer dans les involutions d’un espace afin de ressaisir les origines multiples d’une sensibilité. A cet égard, le projet pourrait sembler proche de celui des Eaux étroites ; il obéit pourtant à d’autres intentions et d’autres règles. Là où les Eaux étroites proposent par le jeu des libres associations composées en poème linéaire, une rêverie des paysages et de leurs suggestions, La Forme d’une ville dispose un système d’étoilement d’espace-temps brisé et juxtaposé en mosaïque le long d’un certain nombre de vecteurs. Ces vecteurs sont à la fois des expériences de lecture et de visites, mais aussi des rues et des routes, qui font de la ville un exemple urbain dévelopé à l’échelle d’un ouvrage entier, de ce que présentaient déjà, d’une façon plus éclatée, et à propos de lieux différenciés la section de Lettrines 2 intitulée Chemins et rues. La Forme d’une ville est à cet égard le livre des initiations et tout particulièrement celui des initiations à l’espace, à la liberté et à la modernité.

D’emblée, l’auteur précise : ‘“’ ‘ Je ne cherche pas ici à faire le portrait d’une ville’ ” mais à montrer ‘“’ ‘ comment elle m’a formé’ ”1070. Au-delà de ce que nous avons déjà pu en dire, cette formulation indique le sens général de l’entreprise. Au portrait, objectivant les lieux dans une totalité close, les choséifiant, en quelque sorte, pour parler dans la langue de Sartre, Julien Gracq préfère l’exploration génétique et gémellaire des parcours effectués dans la ville et du déroulement de sa propre subjectivité en voie de constitution. Si l’on rapporte le titre du livre, La Forme d’une ville, à l’expression ‘“’ ‘ comment elle m’a formé’ ”, on voit bien en effet que les deux protagonistes, ville et sujet, entrent en relation de miroir et peut-être de complémentarité, de sorte que la forme de Nantes est aussi celle du jeune Louis Poirier, mais aussi celle de l’auteur redessinant l’étoilement de ses propres parcours intérieurs et spatiaux. Si dès son incipit, le texte affirmait l’impermanence toute héraclitéenne des villes, par l’intermédiaire d’une allusion remodelée à Baudelaire, c’est que la ville est-elle-même perçue dans son devenir, qu’il s’agisse de celui de la ville des années vingt affectée de mutations qui modifieront son tissu social et morphologique, ou de celle des années 1980, dont Julien Gracq constate sans nostalgie qu’elle n’a plus guère à voir avec celle de sa jeunesse et qu’elle poursuit le cycle de ses métamorphoses aléatoires.

Ces strates peuvent en effet coïncider sans que leurs singularités provoquent amertume et désillusion : ‘“’ ‘ L’acrimonie propre aux ruminaitons du vieillissement naît de ce que nous replaçons les épisodes passés dans un cadre resté intact : c’est la jeunesse inaltérable du monde qui rend mal tolérable la caducité dont elle est devenue le lieu et le support. Rien de tel quand il m’arrive de retraverser Nantes. L’ancienne ville, - l’ancienne vie – et la nouvelle se superposent dans mon esprit plutôt qu’elles ne se succèdent dans le temps : il s’établit de l’une à l’autre une circulation intemporelle qui libère le souvenir de toute mélancolie et de toute pesanteur ; le sentiment d’une référence décrochée de la durée projette vers l’avant et amalgame au présent les images du passé au lieu de tirer l’esprit vers l’arrière’ ”1071.

Nantes en effet s’est trouvée profondément remodelée par les bombardements de la fin de la guerre. La coupure entre la ville ancienne et la nouvelle est donc trop radicale, malgré la conservation des quartiers centraux, pour que puisse jouer l’effet de décalage entre le présent inaltérable des lieux et le vieillissement dont parle Julien Gracq. Toutefois, ce sentiment ne tient pas qu’à l’objectivité des événements. Lorsqu’il mentionne dans Lettrines la disparition progressive du bocage au profit d’un paysage plus ouvert, Julien Gracq n’exprime aucun regret et se montre plutôt enthousiasmé à l’idée que le monde puisse subir lui aussi des transformations importantes de sa physionomie.

C’est que le rapport au temps est chez cet auteur essentiellement dynamique, qu’il s’agisse du temps ralenti et mis en apesanteur des Eaux étroites, ou du temps précipité et moderne de la matière urbaine, comme ici. On voit d’ailleurs comment se dialectisent ici la ville, le sujet et les plans du temps. L’association entre l’ancienne ville et l’ancienne vie, relativement à la nouvelle confirme la résonance entre forme de Nantes et formation de l’individu. L’élision de la répétition que le texte pourrait introduire si l’auteur écrivait : ‘“’ ‘ la nouvelle ville et la nouvelle vie’ ”, donnant au contraire, dans une formule resserrée ‘“’ ‘ et la nouvelle’ ” participe de cet esprit d’association mais aussi de vitesse, c’est à-dire de projection sans nostalgie dans le devenir. L’écriture se signale d’ailleurs dans ce passage par une économie de moyens, des raccourcis de formulation, qui expriment de façon lisible ce sentiment général d’un devenir sans fond amer.

L’image de la superposition, opposée à celle de la succession, indique que le passé et le présent n’entretiennent pas des relations conflictuelles, l’un se trouvant rejeté dans l’arrière-monde de ce qui n’est plus, tandis que l’autre battrait à sa place d’une vitalité inacessible à l’homme âgé qu’est devenu Julien Gracq. Tout au contraire, origine et nouvelle origine composent un tissu complexe caractérisé par le mouvement. Nous retrouvons ici le croisement des temporalités que nous connaissions déjà : le passé est projeté dans le présent et mis en mouvement dans un devenir généralisé qui est autant celui de la ville que de la subjectivité. C’est pourquoi Julien Gracq peut écrire : ‘“’ ‘ Reprenons donc le chemin des rues de Nantes, non pas à la rencontre d’un passé que je ne voudrais mettre à ressusciter acune complaisance, mais plutôt ce que je suis devenu à travers elles, et elles à travers moi ”’ 1072. La phrase dit clairement ce que nous pressentions : le devenir de la ville et de l’homme ne se caractérise pas par la séparation de deux réalités voyageant à des rythmes divers sur des axes temporels sans relation, mais au contraire par un enveloppement réciproque de l’un par l’autre.

En ce sens, la ville est bien saisie du point de vue d’une double génétique objective et subjective. On devine derrière cette expression que le devenir de Nantes n’est pas seulement celui de la cité partiellement détruite et reconstruite en un nouveau visage. Il s’agit aussi de sa métamorphose selon cette durée intérieure qui est celle de l’imaginaire. Or cette durée mouvante est double. Il s’agit à la fois de la manière dont la ville a pu déterminer un certain nombre de pentes intimes, intéressant la matière littéraire ou les parti-pris de l’existence vécue, mais aussi de sa recomposition dynamique par le texte de La Forme d’une ville. Si Nantes ‘“’ ‘ change plus vite que le coeur du mortel ’” qu’est Julien Gracq, c’est aussi que celui-ci l’accueille et la reconstruit à titre personnel, selon son coeur, dans le texte de son livre, en faisant éclater l’unité du tout pour en tirer les fils d’un certain nombres de vecteurs, en réorientant les perspectives nantaises selon les axes électifs que trace ici l’écriture. de ce point de vue, on peut dire que le Nantes de cet ouvrage est une ville utopique qui réalise dans une certaine mesure quelques-unes des aspirations exposées dans Pour galvaniser l’urbanisme.

Mais dès l’origine, Nantes est déjà dans la vie et la mémoire de Julien Gracq une ville en devenir, une ville qui se signale par sa modernité. L’auteur lui oppose en effet Angers lorsqu’il écrit : ‘“’ ‘ Je ne peux dire pourquoi Nantes est restée ma ville sans éclaircir d’abord les raisons qui font qu’Angers ne l’a jamais été’ ”1073. On pourrait s’étonner à bon droit de cette précaution et de cete justificaiton liminaire. Son intérêt tient essentiellement à ce qu’elle permet d’amplifier la spécificité accordée à Nantes en la comparant au manque de caractère d’Angers, peut-être trop associée à l’enraciement familial, mais aussi, identifiée à un simple ‘“’ ‘ Centre administratif peu surchargé, plus riche de notaires que d’entrepreneurs, appareil digestif discret (...) cité des bords du Maine (...) aménagée pour les commodités douillettes d’une fin de vie cossue ’”1074.

A cette excessive douceur familière,Nantes est opposée pour deux raisons essentielles. La première tient à la conception que l’enfant vivant dans un bourg se fait de l’idée de ville : ‘“’ ‘ Or, dans l’idée que je m’en faisais, la vraie ville, la ’ ‘fourmillante cité, cité pleine de rêve’ ‘, n’atteignait à la dignité du plein exercice (...) que si elle dépassait le vrai seuil de l’Etre, seuil où la quantité se transmuait brusquement en qualité, et qui était fixé dans mon esprit une fois pour toutes à un nombre de six chiffres : cent mille habitants ’”1075.

La ville idéale est donc pour l’enfant rêveur indissolublement liée à une poésie de la modernité comme le souligne en italique l’allusion à Baudelaire. L’énergie, le mouvement, la quantité numérique, définissent donc un territoire de rêve qui se caractérise essentiellement par ses possibles inconnus, motif qui prendra une ampleur décuplée lorsque le collégien sera enfermé à l’internant : ‘“’ ‘ Une ville qui vous reste ainsi longtemps à demi interdite finit par symboliser l’espace même de la liberté’ ”1076. Mais une seconde raison permet de justifier la préférence accordée à Nantes, raison tenant ‘“’ ‘ à la question des tramways, alors un des éléments de ma mythologie personnelle’ ”1077. Il s’agit bien en l’occurrence de mythologie, dans la mesure où le tramway fait simultanément l’objet d’un investissement libidinal et ludique, grâce auquel le monde urbain s’offre comme un ensemble de territoires d’exploration. Les villes sont en effet classées selon qu’elles possèdent ou non un réseau de tramway, et l’auteur précise qu’il lui arrive encore de se ‘“’ ‘ laisser entraîner une heure ou deux, fasciné, à regarder, à comparer, à superposer en imagination comme des calques les feuillets roses des plans de villes, qui étaient alors les seules images un peu précises que je me faisais de la France ”’ 1078.

Ces images premières placent donc le monde, et spécialement celui des territoires urbains dans un horizon de lisibilité très particulier : les ‘“’ ‘ feuillets roses’ ” ne sont pas sans faire songer à quelque autoérotisme de la consultation des plans, de même que, dans les premières pages de Du côté de chez Swann, le numéro des Débats roses que le dormeur proustien tient à portée de main, afin de former une sorte de nid où reposer confortablement, éveille lui-même une connotation sensuelle. Il est également remarquable que le regard ne se contente pas de parcourir successivement les plans de villes, mais que dans l’enfance comme la vieillesse il se livre spontanément à une mise en superposition mentale des feuillets, selon cette même logique qui unit par exemple les paysages de l ‘Evre et les représentations poétiques et picturales convoquées au long du parcours. Or, c’est au tracé en pointillé qui en dessine les itinéraires que la présence du tramway se reconnaît dans une ville. L’imaginaire urbain rejoint à cet égard celui de la rivière. Le monde, qu’il soit traversé dans la position idéale du promeneur en barque ou rêvé à l’horizon de la lecture des plans de villes, est toujours envisagé en termes de mouvement, de voies d’exploration offertes à la conscience comme des moyens de pénétrer et traverser les territoires de son désir géographique. Celui-ci procède aussi du jeu, puisque le prestige du tramway est lié à son statut intermédiaire ‘“’ ‘ entre un vrai train et un jouet ’”1079.

C’est pourquoi ce véhicule est associé à l’escapade, au point où l’enfant projette l’usage du tramway dans l’horizon d’un véritable voyage d’exploration indéfinie des routes de France : ‘“’ ‘ Ne faisait-on pas ainsi des chemins de l’Inde, dans un de mes romans préférés de Jules Verne, à bord de la ’ ‘Maison à vapeur’ ”1080 ? Ainsi, la ville natale de Jules Verne se trouve investie d’un prestige d’autant plus grand, qu’à travers le tramway, elle révèle un parenté profonde avec l’oeuvre de son célèbre fils, dont elle semble incarner à échelle réduite l’un des véhicules imaginaires les plus prodigieux. Comme dans les Eaux étroites, mais ici dans un mode résolument moderne, du moins aux yeux de l’enfant lecteur de Jules Verne, le monde se révèle d’autant plus lisiblement qu’un moyen de transport magique permet de le visiter avec la facilité séduisante que les paysages d’un rêve mettent à glisser les uns dans les autres. D’emblée, Nantes est donc pour Julien Gracq un objet imaginaire de fascination, pour ce qu’elle est associée à la dymanique des parcours et des possibilités. Si des intercesseurs comme Stendhal, Breton et Jules Verne ont pu contribuer à fixer le lien de Julien Gracq avec Nantes1081, il semble bien, cependant, que cette aimantation soit plus fondamentalement encore, liée aux étoilements de parcours qui organisent et démultiplient les perspectives de cette ville.

La preuve la plus flagrante en est précisément donnée à propos du tramway, lorsque Julien Gracq écrit : ‘“’ ‘ Mais pendant que j’écris ces lignes teintées de regret, un journal local publie une nouvelle surprnante : les tramways de Nantes vont revenir ! La dernière à s’en séparer, la ville, éclairée par je ne sais conseil oraculaire, va réactiver son talisman perdu... Nouvelle propre à me confirmer dans l’idée, qi ne me quitte pas au long de ces pages, d’un temps réversible, d’un pouvoir de résurrection propre à ce passé de Nantes, où les pavés inégaux qui étaient alors ceux des rues ne cautionnent pas, n’étayent pas l’édifice immense du souvenir, mais où ces années d’anticipation’ exaltée entretiennent avec celes d’aujourd’hui et de demain un dialogue libre ”1082. Une fois de plus, la vielle se trouve donc mise en devenir, dans un mouvement de renouvellement des temporalités qui entretiennent ici un “ dialogue libre, à la manière du jeu de l’association libre défini par Freud, montrant que, bien loin d’être pour Julien Gracq la cité d’une mémoire rétrospective de type proustien, Nantes est au contraire ville d’anticipation perpétuelle parfaitment accordée dans sa forme au projet de l’auteur. Il semble même qu’ici, la ville recrée une origine mythique puisqu’elle réinvente son talisman mobile comme sous la dictée ou sous l’inspiration du texte que Julien Gracq lui consacre. La ville sort ainsi de la dualité du passé et du présent, s’ouvre à un espace-temps déterritorialisé, selon l’expression conçue par Gilles Deleuze dans Mille Plateaux. La suite du texte confirme ces impressions, Gracq utilisant précisément pour qualifier ce devenir commun de la ville et de son existence, le mot de rhizome qui se trouve lui aussi être deleuzien, en vertu de ce qui est peut-être un beau hasard objectif d’écriture : ‘“’ ‘ (...) ce qu’il restait d’inaccompli dans une vie à demi cloîtrée continue à l’arrière-plan de ma vie son cheminement souterrain à la manière de ces rizhomes qui crèvent de loin en loin le terreau du jaillissement inattendu d’une pousse verte ”’ 1083.

Ce qui importe d’ailleurs n’est pas de savoir s’il s’agit d’un hasard objectif ou non, mais de noter quelle conception du devenir et de l’espace suggère la formulaiton de Julien Gracq. Une fois encore, le passé n’est pas une origine close et inaccessible, mais un mouvement, la reprise d’un état inaccompli qui se perpétue dans le changement et s’augmente ainsi d’une ‘“’ ‘ pousse verte’ ”, d’une imprévisible nouveauté, laquelle est la fois temporelle et inscrite dans une traversée inédite des territoires de Nantes, celle même du livre qui s’écrit. A cet égard, la succession des deux phrases concernant le nouveau tramway et le sentiment de l’existence, montre toute la correspondance qui s’établit entre la forme mobile de Nantes, et celle non moins nomade de la vie de Julien Gracq. Plus encore que Les Eaux étroites, La Forme d’une ville présente donc à cet égard une conception très étonnante de la mémoire comme instrument de rejaillissement plutôt que de célébration commémorative.

Dans La Forme d’une ville, les axes majeurs de Nantes sont donc toujours mis en relation avec les routes qui quittent la ville et s’élancent vers les quatre horizons terrestres des campagnes environnantes : ‘“’ ‘ L’image de Nantes qui se lève spontanément de mon esprit est restée (...) non pas celle d’un labyrinthe de rues centrales d’où l’on ne s’évade qu’épisodiquement, mais plutôt celle d’un noeud mal serré de radiales divergentes, au long desquelles le fluide urbain fuit et se dilue dans la campagne ”’ 1084. Dans la même page, l’auteur interroge son goût des lisières indécises entre ville et campagne et l’associe à la fascination des frontières : ‘“’ ‘ il m’arrive quelquefois de penser, en songeant aux livres que j’ai écrits, que ce goût pour les zones bordières a gagné chez moi par la suite (...) jusqu’à se faire jour, par un jeu d’analogies, dans des domaines inattendus, de tonalité sensiblement plus sombre : de la lisère à la frontière, pour l’imagination, il n’y a qu’un pas ’”.

La ville n’est donc jamais pour Gracq un territoire clos repliant ses rues sur elles-mêmes, mais bel et bien le foyer d’un système de directions étoilées qui courent du centre vers de multiples horizons. Les rues sont des radiales et deviennent bientôt des routes, de même que les lisières se transforment en frontières. Il en résulte une conception très particulière de l’espace qui associe spontanément l’univers urbain à la terre vierge, par l’intermédiaire des terrains vagues, faisant songer plus que jamais à la ville utopique de Pour galvaniser l’urbanisme. Ainsi, l’auteur avoue rêver parfois de villes réelles dont les rues donnent directement sur des paysages nus : ‘“’ ‘ quittant le centre de Quimper et la rue Kéréon par un sentier bordé de pierres dressées, tirées directement des alignements de Carnac, j’accédais à pied en quelques minutes à un ’ ‘plou’ ‘ breton ”’ 1085. Plus loin, se souvenant de son voyage de jeunesse à Londres, l’auteur évoque ses promenades à Hampstead Heath, ‘“’ ‘ lequel commençait du côté de la ville en jardin botanique, et, progressivement embrumé par une sorte de ’ ‘fog’ ‘ horticole, effaçait ses massifs et ses allées, s’ensauvageait, se dilatait, pour finir vers le nord en une vraie bruyère écossaise ”’ 1086. On voit que le rêveur urbain de La Forme d’une ville ne ressemble guère au Jacques Revel de Michel Butor, qui s’enfonce au contraire jusqu’à la plus totale angoisse dans les replis labyrinthiques de Bleston.

Tandis que Gracq avoue sa fascination des terrains vagues, le héros de L’Emploi du temps éprouve une véritable hantise au contact des paysages intermédiaires de la banlieue qui interposent au contraire leur laideur indéfinie entre le marcheur et la campagne : ‘“’ ‘ j’ai hâté le pas, las jusqu’à l’écoeurement de ces logis pourtant aimables pris un par un, ne pouvant plus les regarder, les yeux fixés sur les menus cailloux enrobés dans le goudron de la chaussée, ou le ciel qui devenait gris. Il m’a fallu plus d’une demi-heure encore pour arriver, non au terme que j’espérais de ce radotage (la rue se prolongeait au-delà, sans limites visibles, toute droite, dans une désolation douceâtre), mais à une autre interruption, un autre rond-point avec un pub ouvert où je suis entré’ ”1087 Ce qui chez Julien Gracq est un effilochage ‘“’ ‘ où le tissu urbain se démaille’ ”1088, devient pour le Jacques Revel de Butor un radotage infini qui ne mène nulle part, sinon dans un lieu clos, puis finalement, une page plus loin, lorsqu’il réussit ‘“’ ‘ enfin à quitter ce faubourg de ternes mirages’ ” le reconduit à sa chambre : ‘“’ ‘ Il n’y avait plus rien à faire ce soir-là, il n’y avait qu’à rentrer à l’Ecrou’ ”1089. Le héros de L’Emploi du temps ne parvient à s’évader momentanément de Bleston qu’en fréquentant le cinéma où l’on donne des documentaires régulièrement consacrés à la Rome impériale, aux ruines d’Athènes, à la Crète ou à Pétra. Le marcheur gracquien trouve au contraire dans les lisières urbaines la promesse fascinante d’autres terres directement accessibles par le seul pouvoir du rêve ou la promenade. Paradoxalement, comme l’écrit Julien Gracq dans Les Eaux étroites, c’est éventuellement ‘“’ ‘ Là où cesse le chemin, le barrage et la clôture ”, là où ils n’ont jamais pu mordre sur le poil sauvage ’”, que ‘“’ ‘ le mors et la bride sont ôtés de l’esprit : le sentiment de sa liberté vraie n’est jamais entièrement séparable pour moi de celui du ’ ‘terrain vague’ ‘ ”’ 1090.

Cependant, les rues muées en routes promettent toujours la forme sensible de la terre. De là vient sans doute la longue séquence au cours de laquelle Julien Gracq refait minutieusement le parcours de ses promenades de collégien. On comprend d’autant mieux l’importance de ces promenades scolaires lorsqu’on sait que ‘“’ ‘ le régime de l’internat, dans les années vingt de ce siècle, était strict : aucune sortie, en dehors des vacances, que celles du dimanche ”’ 1091. Il n’est guère étonnant que l’espace extérieur apparaisse comme un territoire fascinant pour la conscience comprimée par la réclusion scolaire.

Contrairement à Jacques Revel pour lequel Bleston est le lieu d’un exil et d’un enfermement, Nantes est resté dans l’imaginaire de Julien Gracq une contrée mythique ouverte sur les confins de la terre. C’est ainsi que la description des promenades scolaires associe souvent les rues de la ville et les terres les plus lointaines et les plus mystérieuses, de même que dans Un beau ténébreux, la ville d’Hoyerswerda entrevue au-delà des limites du camp de prisonniers, est unie par une série d’images précises aux villes industrielles anglaises et aux voies ferrées des montagnes Rocheuses. La route de Vannes appartient à cet imaginaire géographique qui réunit et superpose le proche au plus lointain : ‘“’ ‘ Elle s’enracinait, au coeur de Nantes, dans la place Bretagne, ainsi que le Nil au coeur de l’Afrique, par une artère sinueuse ”’ 1092.

De même, l’ouest de la ville ‘“’ ‘ reste en moi comme les ’ ‘blancs’ ‘ des anciennes cartes d’Afrique, terre inconnue : une vaste zone opaque’ ”1093, p.794. On devine que le jeune admirateur de Jules Verne qu’est alors le collégien, sait alimenter ses rêves d’espace de la matière de ses lectures. Plus modestement et de manière plus secrète, l’auteur vieillissant qui revisite ses itinéraires d’enfance note que ‘“’ ‘ La porte grillagée, peinte en vert olive (...) fait toujours face dans la rue de Bel-Air au débouché de la rue Haute-Roche ’“ , p.796. ‘“’ ‘ Porte grillagée’ ”, ‘“’ ‘ Bel-Air’ ” et ‘“’ ‘ Haute-Roche’ ” semblent ici composer en raccourci l’emblème d’une imagination bridée et stimulée par le régime sévère de l’internat. L’espace urbain n’est pas seulement celui d’une circulation périodique, mais devient brusquement l’emblème d’une condition marquée par la contrainte scolaire, et d’une aspiration intime aux libres échappées du nomadisme. Par le plus surprenant des hasards objectifs, l’image de la porte fermée, celle de l’espace où s’émancipe la pleine respiration, et celle du belvédère juché au sommet d’un rocher, conjuguent effectivement leurs signes respectifs dans un simple fragment de lieu resté intact à distance de soixante années.

L’une de ces promenades se distingue particulièrement des autres. Il s’agit de l’excursion des derniers dimanches de l’année scolaire à La Colinière, ‘“’ ‘ petit domaine rural, dont un legs, je pense, avait rendu le lycée propriétaire’ ”1094. La route suivie par les internes les conduit en effet dans une campagne ‘“’ ‘ baignée de soleil, d’abeilles et d’oiseaux ”’ 1095. Il n’y aurait là qu’une banale réminiscence des années d’enfance, si cette évocation se cantonnait au simple rappel des jeux et des rêveries d’écoliers en roue libre. Tel n’est cependant pas le cas. Au coeur du familier surgit soudain un autre monde. En effet, inciser l’écorce des érables ‘“’ ‘ pour en faire couler la sève poisseuse ’”, n’est pas seulement une manière de se distraire, mais l’occasion d’une étrange découverte : ‘“’ ‘ ce goût de fleur un peu écoeurant, c’était une drogue, une de ces liqueurs exotiques qui entêtent et qui font voyager’ ”1096.

Ainsi, une simple expérience sensorielle devient immédiatement appel, rêverie d’un ailleurs indéfini qui se déplie à partir d’un des nombreux axes nantais dirigés vers la campagne, constituant les lignes de fuite de la subjectivité et organisant toute la complexité de l’être-au-monde enfantin, entre ville et nature, contrainte et liberté, ici et là-bas. La ‘“’ ‘ petite route blanche’ ”1097, que suivent les élèves, ne les conduit donc pas seulement dans un banal paysage rural, mais s’ouvre déjà, par le détour le plus intime, le plus sensuel et le plus matériel, sur les confins de la terre, ainsi que le confirme la fin de cette séquence : ‘“’ ‘ Les images surannées que j’en garde restent dédiées secrètement en moi au dieu Pan, et à une certaine qualité d’ivresse où la fermentation propre à la puberté se mêle en aveugle à celle de la Terre’ ”1098.

Dans ce passage apparemment anodin se rencontrent donc quelques-uns des éléments essentiels de la relation que Julien Gracq entretient avec le monde. L’ici n’est finalement jamais refermé en lui-même. Le paysage le plus familier, le plus banal, ménage des trouées soudaines vers d’autres horizons. Il suffit d’une route, aussi modeste soit-elle, pour que l’espace s’enrichisse de possibles et devienne promesse, et quelquefois, comme c’est ici le cas, expérience vécue du dépaysement. Il est vrai que dans ce récit, la route ne constitue qu’un moyen d’accès. Elle n’est pas en elle-même l’objet de la fascination. C’est au contraire le lieu lui-même qui fournit l’occasion d’une évasion inattendue, en fournissant une substance qui devient l’adjuvant d’une rêverie nomade. Il n’est d’ailleurs nullement indifférent que la sève de l’érable possède le pouvoir inattendu de faire voyager les écoliers qui la goûtent, de la même manière que l’opium déroule des paysages inconnus pour l’esprit enivré d’un Thomas de Quincey. La terre devient alors le théâtre et l’instrument d’une jouissance subite, inséparable de l’idée d’évasion et d’aventure. Elle est tout à la fois fragment de campagne ordinaire en bordure d’une grande ville, ouverture indéfinie de l’horizon vers d’autres territoires, et terre élémentaire qu’ébranle et que travaille la puissance sensuelle de la nature. Ainsi, les routes de l’enfance sont-elles, pour ce qu’elles relient entre elles des contrées étrangères les unes aux autres et permettent à l’espace de s’étoiler selon des variations infinies.

Les promesses des rues et des routes se manifestent avec une rare intensité dans un autre passage de La Forme d’une ville, qui n’est pas sans évoquer le début du Rivage des Syrtes, comme l’indique justement l’auteur. Il s’agit du premier départ à l’étranger du jeune homme qu’est alors Julien Gracq. Le motif des routes ouvertes s’associe spontanément à celui de l’ailleurs et prend forme dans une véritable expérience sensible du monde matinal : ‘“’ ‘ Quand je poussai une dernière fois la porte du jardinet (...) le jour qui se levait avait cette rémission limpide, bénigne, d’après matines, encore peuplée du seul chant des oiseaux, qu’évoque toujours pour moi le titre d’un roman d’André Dhôtel que je n’ai pas lu : Les Rues dans l’aurore. Un tramway descendait à vide la route de Rennes, avec le bourdonnement isolée d’une première abeille sur sa ligne de vol. Le vide des rues au petit matin, dont je prenais conscience pour la première fois, me paraissait magique ; il faisait merveilleusement frais et calme, je marchais dans la ville comme on marche dans les allées mouillées d’un jardin ”’ 1099.

Ce texte magnifique résume sans doute à lui seul la mobilisation des sens et de l’esprit par les perspectives du voyage. Récit d’une première fois, il restitue la plus juvénile et la plus enivrante des expériences, celle dans laquelle le monde familier révèle soudain une face inattendue de lui-même, dans les circonstances singulières du départ et de l’heure précoce. Le jeune homme quitte en effet la maison de sa grande tante au petit jour et découvre un autre paysage. Les rues sont les mêmes, mais tout est différent. Seuls y jaillissent des chants d’oiseaux, et le tramway lui-même bourdonne comme une abeille, plutôt qu’il n’est un véhicule. Nature et ville se confondent et composent un paysage d’avant l’homme, mais aussi un paysage mixte associant de manière onirique l’urbain et le naturel, particulièrement dans l’image du tramway-abeille qui semble tout droit surgir de quelque monde pictural, de Max Ernst ou de Paul Delvaux. En lieu et place des lieux usuels, le voyageur trouve un jardin mouillé qui n’est pas sans évoquer le jardin d’Eden recréé pour un instant par la grâce du premier départ. Le voyageur pousse d’ailleurs derrière lui la porte d’un jardinet qui donne immédiatement accès à la ville-jardin, comme si son départ rejouait inversement la scène de la Chute. Il ne perd rien, ne subit aucun exil ni aucune condamnation, mais reçoit au contraire la libre jouissance d’un espace élargi et devenu magique. Le renouvellement délicieux des apparences familières annonce déjà la terre étrangère où son voyage doit conduire le jeune homme, en ce qu’il modifie les données élémentaires du monde. Il est significatif que ce récit de départ associe le sentiment de liberté et la présence sensible de la terre, notamment dans l’image des allées mouillées. Les ‘“’ ‘ rues dans l’aurore’ ” sont aussi des rues de lumière et de terre et leur vide matérialise la double ouverture de l’espace et du devenir.

Ce ne sont plus les rues hésitantes et décevantes des promenades scolaires, qui s’arrêtent sur les lisières de territoires inconnus, où l’on n’arrive jamais qu’en rêve ; elles sont ici des axes offerts aux pas du voyageur qui les descend ; elles le convient à découvrir et parcourir le monde. Mais ce soudain retournement du familier n’exprime pas simplement l’état d’esprit du voyageur, qui pour la première fois laisse derrière lui ses habitudes. Rompre avec son passé, quitter le monde que l’on croyait connaître et qu’on ne percevait auparavant que du point de vue de l’expérience banale que peut nous en offrir une fréquentation quotidienne, c’est accéder immédiatement à ses fondements inaperçus et le saisir enfin comme tel.

Si le jeune voyageur partant pour l’Angleterre trouve en sortant de la maison de sa grande tante des rues désertes, lavées de toute mémoire, rendues à leur étrangeté délicieuse dans la fraîcheur de ce petit matin inattendu, c’est que leur paysage lui apparaît enfin tel qu’en lui-même, ‘“’ ‘ comme s’il venait d’être créé’ ” pour employer l’expression lumineuse de l’écrivain américain Nathaniel Hawthorne – Hawthorne décrit effectivement ainsi une scène de bord de mer, dans son Journal, en date du 31 août 1836 : ‘“’ ‘ Quelques rares oiseaux voletaient au-dessus de l’eau, visibles seulement par moments, quand ils tournaient dans ma direction leur poitrine blanche, comme s’ils venaient tout juste d’être créés’ ”1100.

Les ‘“’ ‘ rues dans l’aurore’ ” parcourues par le jeune Louis Poirier offrent plus qu’un aspect inattendu des lieux ; elles abolissent la réalité coutumière et révèlent soudain le monde, brusquement mise à jour dans sa splendeur inusitée. On retrouvera souvent chez Julien Gracq cette aptitude à déceler dans les fluctuations et les surprises de l’heure, bien plus que la diversité anecdotique des êtres et des choses, comme si le jeu imprévisible et saisissant des apparences dévoilait secrètement à fleur de monde, une vérité première que l’on serait tenté de définir comme une révélation phénoménologique.

Tel est bien le sens général que Julien Gracq dégage à la fin de l’ouvrage, lorsqu’il juxtapose une dernière série de lieux hétéroclites : ‘“’ ‘ Mieux vaut permettre à Nantes de se reformer en moi de la seule conjonction de hasard de débris tantôt imaginaires tantôt réels ’”1101. La ville est en effet perçue sur le double plan de son étoilement et de la dynamique de la croissance, dynamique elle-même subdivisée, puisqu’elle intéresse, l’enfant puis l’adolescent qu’a été Julien Gracq, mais le tissu du Nantes réel profondément modifié au cours des soixante années qui séparent le collégien de l’auteur, mais aussi la ville constamment retravaillée par l’imaginaire qu’elle a contribué à former.

La ville est ainsi comparé à un oeuf cassé dont l’écrivain cherche à ressembler les morceaux, tout en sachant fort bien que le mouvement de genèse ne saurait se retrouver dans sa puissance native, mais plutôt dans l’empreinte vivante et active déposée par la ville dans la subjectivité. La ville incubatrice a donc pris forme mouvante et morcellée en libérant celui qu’elle a couvé, si bien que l’étoilement mis en système dans ce livre est autant celui des parcours de l’enfant, la reprise de leurs trajectoires et de leur essence perceptive et affective par l’auteur, que la recollection d’une enveloppe vide morcellée par cela même qu’elle a rendu possible.

Il en résulte un ultime échange entre Julien Gracq devient maintenant et Nantes. L’esprit de l’écrivain est désormais le creuset où se recompose la forme de la ville, de sorte que les devenirs ne cessent de se croiser et de se féconder. La cité fait donc une apparition au conditionnel, car l’opération, toute imprégnée de subjectivité, donc d’imaginaire, ne prétend pas restituer une quelconque objectivité, Nantes n’ayant jamais existé pour elle, autrement qu’à l’état de matière rêvée, les yeux bien ouverts : ‘“’ ‘ Viendraient s’y conjoindre pêle-mêle, sans s’organiser en quoi que ce soit, l’omnibus onirique de Zéro de conduite, qui ramènera le collégien à son internat. L’odeur de houille froide et de brouillard qui tombait compacte sur la ville, faiblement étoilée de ses lumières, avec le crépuscule d’hiver. Le décor de céramique modern-style qui fait aujourd’hui encore de La Cigale un Lipp provincial réduit au format d’une bonbonnière’ ”1102. Le pêle-mêle gracquien ne s’arrête pas là,mais on peut déjà dégager de son premier groupe de figures détachées de la ville, un ensemble de faits intéressants. D’une façon générale,on constate que le livre, presque parvenu à son terme, est passé de la forme globale d’une ville dont l’incipit affirmait déjà la mobilité, à cette mosaïque de lieux qui ne sont unis par nulle autre autorité que celle de l’écrivain qui nous garantit leur appartenance à la même ville.

Chacun d’entre eux est informé à l’intérieur d’une phrase indépendante. Les conjugaisons présentent elles-mêmes un caractère disparate. On passe d’un ‘“’ ‘ omnibus onirique’ ” tiré d’un film de Jean Vigo, aux odeurs et aux luminosité de la nuit hivernale, puis au décor d’une brasserie. La liste se prolongera notamment dans par le ‘“’ ‘ pavé bossu’ ” et les ‘“’ ‘ maisonnettes claustrale de l’ancien passage Russeil’ ”, la “ rue en corniche des Garennes, jusqu’aux affiches du théâtre Graslin. Dès l’ouverture de cette recension hétéroclite, les registres ne cessent de varier, faisant jouer de la façon la plus subjective qui soit, des impressions cénesthésiques, des jugements comparatifs entre Nantes et Paris, et surtout, l’image liminaire de l’omnibus placée sous le signe de l’onirisme.

Ce qui frappe donc est que la liste de lieux éclatés n’a rien de l’objectivité de constat dont par exemple preuve un Georges Perec dans sa Tentative de restitution et d’épuisement de quelques lieux parisiens, mais associe le pêle-mêle de Nantes au tohu-bohu de la subjectivité, dans une nouvelle similitude entre ville et conscience. Il n’y a pas ici présence d’une conscience à un monde dont elle serait spectatrice, mais présence et conscience réciproque de l’un à travers l’autre, chacun des deux pôles étant tour à tour contenant incubateur et contenu en métamorphose continue

Cependant, ces éléments finissent par être rassemblés, par l’intermédiaire de leur propre juxtaposition qui tient lieu de forme synthétique, pour l’esprit de l’auteur : ‘“’ ‘ Ces images dépareillées et parfois dérisoires, que rien apparemment ne rassemble et ne relie, composent pour moi comme un écu écartelé, gironné : la ville éclatée y ressaisit en elles un chiffre plus parlant que toutes les vues panoramiques qu’on peut en garder, parce que la clé en est tout entière dans le tri excercé souverainement, sur le chaos du donné, par une sensibilité encore sans guide et sans modèle, qui suivait sa seule pente, et à laquelle rien n’en imposait’ ”1103. Etrange phrase qui commence par le point de vue de l’écrivain et s’achève dans celui du collégien. D’un chaos l’autre, Nantes n’y existe que dans le cadre mobile de relations d’incertitudes exclusivement tonalisées par l’imaginaire. La forme finale n’est d’ailleurs pas unifiée. A l’image du livre qui l’embrasse et restitue cet éclatement final, l’emblème est un écu morcelé dont la géométrie n’est qu’une simple mesure du désordre, et non un cadrage logique reconfigurant l’image brisée en totalité cohérente.

Pour la première fois dans l’oeuvre de Julien Gracq, la vision panoramique n’est d’aucun secours, car elle ne convient pas à la trame d’espace-temps troué que l’auteur dispose en ses phrases. Pas plus qu’il n’y a à proprement parler de mémoire de Nantes, il n’existe un paysage de cette ville qui la tiendrait tout entière sous le regard d’un observateur. Comme l’auteur le notait déjà à la page précédente, la ville incubatrice laisse nécessairement tout fuir d’elle-même, à l’exception de sa signification dynamique pour celui qu’elle a contribué à former. C’est aussi pour cette raison qu’elle échappe à cette autre forme de la cohérence qu’est l’ordre successif du temps : ‘“’ ‘ Ville qu’à travers ces images emblématiques aucun repère n’ancre en moi dans le passé à une date fixe, parce qu’elle n’a donné lieu à aucun lien, à aucun attachement privé’ ”1104.

Nantes est donc bien la ville des départs et de l’initiation, la ville des ‘“’ ‘ rues de l’aube ’” qui n’accomplit sa vocation formatrice que d’être quittée afin de pouvoir continuer de jouer dans l’imaginaire de Julien Gracq sous sa forme éclatée, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Elle est par excellence une ville non-euclidienne, fidèle en cela, dans l’écriture de Julien Gracq, à son caractère vernien de cité utopique, ainsi qu’à la mémoire paradoxale qui la retravaille, dans une position de mobilité joyeuse résolument moderne : ‘“’ ‘ Je croissais, et la ville avec moi changeait et se remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée – forme complaisante à toutes les poussées de l’avenir – seule façon qu’elle ait d’être en moi et d’être vraiment elle-même – elle n’en finit pas de changer’ ”1105. Telle est l’ultime formule saluant la double présence involutive de Julien Gracq et de Nantes, au terme de ce livre de très paradoxale mémoire en devenir de vie.

Notes
1070.

La Forme d’une ville, op. cit., p.774.

1071.

Id., p.775.

1072.

Ibid., p.775.

1073.

Ibid., p.776.

1074.

Ibid., p.778.

1075.

Ibid., p.779.

1076.

Ibid., p.773.

1077.

Ibid., p.779.

1078.

Ibid., p.780.

1079.

Ibid., p.780.

1080.

Ibid., p.781.

1081.

Françoise Calin consacre une étude remarquable à cette question, dans laquelle elle montre notamment que ces trois auteurs favoris, dont deux dès l’enfance, ont entretenu un lien familial ou de fascination avec la ville. Françoise Calin mentionne notamment le cas de Stendhal : “Quant à Stendhal, le recueil des Mémoires d’un touriste en fait foi, il est venu à Nantes, y a séjourné, s’y est plu et a constaté : “Nantes est pour moi le pays des rencontres”. Françoise Colin, Nantes, dis moi qui te hante, Julien Gracq 2, un écrivain moderne, op. cit., p.98.

1082.

La Forme d’une ville, op. cit., p.781.

1083.

Id., p.781.

1084.

Ibid., p.791-792.

1085.

Ibid., p.793.

1086.

Ibid., p.802.

1087.

Michel Butor, L’Emploi du temps, op. cit., p.34.

1088.

La Forme d’une ville, op. cit., p.792.

1089.

Michel Butor, L’Emploi du temps, op. cit., p.35.

1090.

Les Eaux étroites, op. cit., p.548.

1091.

La Forme d’une ville, op. cit., p.772.

1092.

Id., p.794-795.

1093.

Ibid., p.794. Françoise Calin fait remarquer que parmi les dix chapitres de La Forme d’une ville , neuf font état de tels lieux inaccessibles ou demeurés vierges pour la consience de l’auteur. Françoise Calin, Nantes, dis-moi qui te hante, op. cit., p.91-92. Mais ce sont précisément ces lieux qui contribuent à la constitution d’une forme subjective dont les territoires flottent dans l’étoilement des axes que sont les rues et les routes.

1094.

Ibid., p.809.

1095.

Ibid., p.811.

1096.

Ibid., p.811.

1097.

Ibid., p.809.

1098.

Ibid., p.811.

1099.

Ibid., p.870.

1100.

Nathaniel Hawthorne, Carnets américains, 1835-1853, José Corti, Paris, 1995, p.62.

1101.

La Forme d’une ville, op. cit., p.877.

1102.

Id., p.877.

1103.

La Forme d’une ville, op. cit., p.878.

1104.

Id., p.878.

1105.

Ibid., p.878.