2) Paysages d’inquiétude et expériences déceptives

Si le lien de l’homme avec le monde est celui de noces rompues qu’il faut sans cesse tenter de réactualiser, s’il se caractérise même par un litige qui vient parfois déchirer la trame du bonheur fusionnel d’être, la jouissance panoramique ou la traversée enivrée des lieux, c’est justement que la rencontre peut soudain s’inverser et donner lieu à des expériences angoissantes. Le monde n’est pas seulement morcellé dans l’espace-temps, il l’est aussi du point de vue de ses pouvoirs et l’écho affectif qu’il éveille dans la subjectivité. Ces qualités négatives tiennent précisément à ce qui le définit comme monde immanent et fait de lui un système de lieux en archipels. Même si le poète et le voyageur peuvent le contempler avec le regard divinatoire de Moïse, la lucidité de ce regard ne permet pas, à travers la matière des paysages, de relier la conscience à une transcendance salvatrice. A la différence du vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau, Julien Gracq ne lit pas dans la nature les signes manifestes de l’existence et de la grandeur divines. Monde sans théologie et sans mystique verticale, le monde morcelé de Julien Gracq n’est certes pas dépourvu de sacré, mais celui-ci renvoie bien davantage aux figures triangulaires du désir et de la mort, envisagées dans une réciprocité rédemptrice, comme dans Au château d’Argol, qu’à l’idée d’un salut fondé dans la foi.

La négativité des expériences de l’être-au-monde et de la traversée des paysages n’exprime donc pas le pressentiment de la Chute, la symbolisation de la faute, ou la menace d’un mal théologique. De ce point de vue, l’expérience gracquienne des paysages, pour affective et imprégnée d’imaginaire qu’elle soit, se distingue de celle de bien des romantiques allemands. Même la figuration des abîmes de l’âme humaine telle qu’on la trouve par exemple chez Hoffmann, lui est étrangère. Seul, parmi les romans de Julien Gracq Au château d’Argol déroge explicitement à cette règle, d’une façon d’aileurs si particulière qu’elle n’a finalement guère à voir avec les modèles auxquels il s’adosse. L’expérience de la négativité, particulièrement dans les textes de maturité et de vieillesse exprime donc beaucoup moins les arrière-plans du psychisme que les paysages eux-mêmes, soit qu’ils suggèrent à travers la stupeur du malaise, comme dans le filigrane de leur matière, la menace latente de la mort, soit qu’ils expriment dans leur trame des valeurs morphologiques et culturelles en désaccord avec les préférences de l’auteur. C’est ainsi que le sentiment négatif de la présence au monde renvoie à deux modalités principales, celle de l’angoisse, celle du déplaisir prenant la forme d’une expérience déceptive due à la conformation spécifique des lieux.