B) Paysages déceptifs et malentendus de la présence au monde

Dès les Lettrines, l’auteur annonce cette expérience déceptive qui prendra forme avec une rare ampleur dans Autour des sept collines, en affirmant qu’il est peu sensible à certains types de paysages, jusqu’à éprouver envers eux une forme d’aversion qui n’exprime pas seulement une anodine préférence contingente. Bien au contraire, chez un géographe qui déclare prendre plaisir à lire les paysages, cette expérience signifie que l’archipel des territoires possibles ne forme pas un tissu uni dont les pièces seraient d’égale valeur où porteraient chacune une essence spécifique offrant un enrichissement d’être au voyageur qui les identifie. Si le monde présente pour l’esprit des niveaux d’inégale valeur, c’est aussi qu’il est monde d’ici, pure immanence dépourvue de signification globale telle qu’on en pourrait dégager une pensée de l’être, semblable par exemple à celle de Martin Heidegger.

L’homme habite certes le monde en poète, mais celui-ci ne s’adresse pas à chacun de la même manière et ne permet pas nécessairement la constitution d’un tel lien d’intimité métaphysique et poétique, à moins que le déceptif, le non-signifiant, le déplaisant puissent à leur tour relever d’une poétique spécifique. Il y a là un autre trait de modernité, dans la mesure où l’approche du monde accueille aussi le moment du manque, de l’intervalle non franchi, ou encore du paysage qui ne parle que d’une voix décevante et rébarbative, sans que puisse être dégagée une autre leçon que ce seul fait, à l’opposé d’une poétique qui voudrait voir en tout lieu, fut-il appréhendé sur le mode du désagréable, l’occasion d’une méditation à vocation morale et religieuse, comme c’est souvent le cas des romantiques germaniques ou américains, tels que par exemple l’autrichien Aldabert Stifter chez qui l’évocation minutieuse des paysages tient une place narrative centrale et chargée de signification, ou Nathaniel Hawthorne, qui, dans son Journal, s’applique à interpréter tout paysage du point de vue d’une suggestion éthique.

Les déceptions gracquiennes sont souvent de nature morphologique, au contact d’un paysage qui n’est pas conforme à l’idéé que l’auteur s’en faisait ou ne correspond pas aux préférences intimes pour un type donné. Parfois, la déception provient d’une discordance entre la réalité constatée et la réputation mythique d’un paysage, qu’elle soit d’origine purement géographique ou littéraire. C’est par exemple le cas du Groenland que Julien Gracq survole au cours de son voyage vers les Etats-Unis. Dès le début de la section de Lettrines 2 qui rassemble les notes concernant ce voyage sous le titre Amérique, L’auteur évoque une première fois le Groenland en style télégraphique destiné à restituer ses impressions de voyageur jeté dans une extrême nouveauté : ‘“’ ‘ Dans l’intervalle, les glaces polaires, le Groenland, et ce détroit de Davis au nom magique que je n’imaginais jamais entrevoir qu’au travers des aurores boréales du ’ ‘Capitaine Haterras’ ”1123.

Doublement affecté de magie par la géographie et la lecture de Jules Verne, le Groenland n’est qu’un nom enveloppé de vision en imagination. Or,, comme le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleur, le voyageur va subir au contact effectif du réel un sentiment de désaccord entre le paysage rêvé et sa présentation visuelle : “ ‘Le Groenland m’a semblé déjà connu : j’imaginais ces pyramides aux flancs concaves, des nunataks mouillées de neige fondue. Ce qui m’a surpris : l’eau jaunâtre et bourbeuse des fjords, suintant du glacier comme d’une bouche d’égoût, où barbotent des morceaux de glace cassée pareils à des débris de vaisselle’ ”1124. Il s’agit là d’un étrange phénomène de reconnaissance, car ce que l’auteur y trouve ne correspond nullement à ce qu’il imaginait. Il faut entendre que justement, le paysage n’est pas à la hauteur de celle-ci, et que, s’il se laisse reconnaître, ce n’est pas qu’il soit conforme à son mythe, mais qu’au contraire, il ne propose à l’oeil que la banalité d’une apparence qui se peut rapporter à des images dépréciatives. La désillusion ressemble ici à celle d’Henri Michaux devant les volcans d’Amérique du sud , lorsqu’ils’écrie : “ Ah ! Ah ! / Cratère ? Ah ! (...) / On s’attendait à un peu plus de sérieux1125. Le Groenland ne présente donc au voyageur qu’une physionomie triviale, dépourvue de la grandeur et de la splendeur espérée. On pourrait dire que l’attente de l’inattendu est prise en défaut par le paysage et que la déception réside précisément dans cette dialectique non accomplie, à la manière d’une promesse non tenue.

Mais il s’agit là d’une déception contingente. Il arrive que le manque de goût pour un type de paysage obéisse à des règles plus systématiques, révélant un partage du monde selon des lignes de fracture qui sont des préférences subjectives. Dans Lettrines 2, Julien Gracq analyse un tel type lorsqu’il se penche sur le cas de la vallée du Rhône ‘“’ ‘ en amont de la Provence’ ”1126 et des ‘“’ ‘ petites plaines du Vaucluse’ ”1127. La vallée du Rhône est un ‘“’ ‘ pays de transition’ ”1128 ; son paysage déçoit et déplaît car il n’a pas de d’identité spécifique. C’est pourquoi l’auteur ajoute aussitôt qu’il est un ‘“’ ‘ faux Midi sans caractère au climat venteux, orageux et brutal’ ”. La dépréciation, toute affective, semble obéir au règles d’une logique géographique, mais elle répond en réalité à une pure position de préférence négative. Les phrases suivantes le précisent résolument qui comparent cette vallée à un ‘“’ ‘ boyau ’”, “ “ un grand collecteur, présentant le spectacle d’une ‘“’ ‘ Nature bousculée, endiguée, cloisonnée, remblayée , bétonnée, salie de vomissures industrielles, de vapeurs d’essence, et de poussier de ciment ’”. Il est frappant de retrouver ici l’image de l’égoût déjà présente dans l’évocation du Groenland. Le paysage malaimé n’est pas un paysage à part entière, mais un infra-lieu, un cloaque charriant ses matières nauséeuses. On pourrait croire que cette dépréciation tient à la seule dégradation imposée par l’ère industrielle, mais le passage consacré aux plaines du Vaucluse montre que l’aversion de Julien Gracq est de nature plus profonde.

L’auteur écrit en effet : ‘“’ ‘ Je n’aime pas les petites plaines du Vaucluse, comme je n’aime pas celles du Roussillon. Le découpage en parcelles, trop mesquin, trop émietté, est sans harmonie ; rien de l’ample et large respiration chlorophyllienne du terroir hollandais ’”1129. Le motif semble cette fois relever de la géographie agricole. Les plaines du Vaucluse ne composent pas un terroir, un monde, au sens gracquien du terme, c’est-à-dire un espace unifié par sa propre substance, excluant l’homme, même s’il a été construit par lui, et diffusant, plus que les simples contours d’une morphologie spécifique, quelque chose d’un état d’être heureux. Ainsi, la caractéristique majeure du paysage hollandais opposé aux plaines mesquines, tient à ce qu’il est respiration nourrie des sucs herbeux de la terre, et non pas simplement sol où l’homme se serait installé. Le paysage heureux semblable à un organisme où circule le principe aérien et substantiel de la vitalité que le nom lui-même de polder, non mentionné ici il est vrai, contient secrètement par jeu d’association proustienne entre le nom et le lieu. On pourrait penser que seule l’obsession du rendement invoquée par Julien Gracq est responsable de cet aspect rébarbatif, mais l’auteur, après avoir longuement énuméré les raisons agricoles et économiques qui contribuent à orienter négativement ce paysage, précise encore : ‘“’ ‘ L’aspect, malgré l’irrigation, reste curieusement celui d’une culture sèche : nulle part la molle abondance juteuse qu’évoquent le mot verger ou le mot ’ ‘potager’ ‘ ’”. Plus tard, dans les Carnets du grand chemin, Julien Gracq consacrera une page à cette abondance féconde : ‘“’ ‘ Jardins potagers, accumulation de sève et de succulence qui se tient à mi chemin entre la végatation sauvage à dominante ligneuse, et la quintessence explosante et fondante sur la langue du fruit mûr’ ”1130.

On devine, dans cette page que ne désavouerait pas Colette, tout ce qui conduit Julien Gracq à rejeter le paysage maraîcher du Vaucluse. Il ne présente pas ce fouillis végétal à demi ensauvagé, hésitant sur les frontières entre monde humain et monde vierge. Il ne saurait porter de succulence ni de fondante saveur, et le contact sensuel ne peut donc s’établir avec lui. Le paysage du Vaucluse est en effet un paysage sec, dont la pauvreté substantielle ne tient pas qu’à un mode de culture, mais d’abord à une morphologie, un climat et une végétation qui orientent justement le mode de culture du côté négatif signalé par l’auteur. une autre note des Carnets du grand chemin, consacrée au cyprès, fragment végétal de ces paysages du ‘“’ ‘ faux Midi ’”, en porte témoignage : ‘“’ ‘ Le cyprès : intrusion sévère, violemment protestataire de l’univers des solides parmi la folle agitation féminine, hystérique, des feuilles et des vergettes à chaque instant mises en émoi par le vent. Tout est ici refus exemplaire de flexion ”’ 1131.

Le cyprès incarne donc une figure de la rigidité inquiétante, figée, par opposition à une agitation de feuilles, qui, ici, pour être féminine, n’est pas non plus envisagée dans les mêmes termes que la féminité matricielle et sensuelle des paysages de polders hollandais, ou celle des forêts souvent évoquées dans les Carnets du grand chemin, telle par exemple la forêt du Tronçais ou celle des Monts, toujours associées à l’humide et à la sérénité lumineuse. Dans l’érotique gracquienne du végétal, le paysage provençal au cyprès apparaît donc, même environné de feuillages, comme un lieu chargé d’agressivité et de minéralité angoissante : ‘“’ ‘ Les fruits, minéralisés, d’une rigidité étrange de fossiles, font penser à de minuscules ballons de football éclatés aux coutures ”’ 1132.

Il y a donc, ici à travers le végétal, ailleurs dans son lien à la morphologie et à la géologie, un esprit positif ou négatif des lieux. Dans le cas favorable, les valeurs de l’abondance à demi sauvage et de la substantialité fondante sont toujours présentes, et l’on pourrait par exemple opposer à cet égard le paysage de la Bresse à celui du Vaucluse : ‘“’ ‘ Dans la Bresse, les maisons, les arbres, les haies, les bêtes coudoient la route plus familièrement qu’ailleurs, la traitent par moment en allée de jardin’ ”1133. Au contraire, le paysage du Vaucluse présente à la subjectivité ‘“’ ‘ une touche pour moi distinctement hostile sous l’agrément superficiel. Ce que j’ai ressenti aussi jusqu’à l’angoisse dans le palais d’Avignon et les tours d’Aigues-Mortes, dans la creuse gentillesse indifférente de la population indigène, et ce que j’appelle le coeur glacial du Midi ”’ 1134.

La virulence de l’auteur a beau tenter de se nuancer lorsqu’il avoue entre parenthèses que le paysage du Comtat est ‘“’ ‘ tout de même fort beau’ ”, on comprend que le rejet de ce paysage ne tient fondamentalement pas à ce que l’homme en a fait, mais bel et bien à ce qu’il a en quelque sorte inspiré à l’action humaine et aux mentalités. Il s’agit bien là d’un type de lieu qui inspire l’angoisse pour des raisons assez obscures qu’éclaire peut-être à l’insu de l’auteur le nom d’Aigues-Mortes. Paysage sec, ce midi stérile est en effet dépourvu de l’humidité végétale évoquée précédemment, et ne peut donner à ce qu’il contient autre chose qu’une forme creuse, par opposition à la surabondance substantielle d’autre lieux formant terroir.

C’est l’occasion de mieux apercevoir que le terroir se définit pour Julien Gracq selon l’accord entre un paysage, ce qu’il engendre d’habitudes, de modes de vie et d’organisation, tant agricole qu’architecturale, et la subjectivité qui se confronte à cette matière complexe. Comme le note Michel Murat, il n’y a ici rien de barrésien. Le paysage du Comtat n’entre pas dans la mosaïque des provinces françaises que chanterait un auteur animé par quelque affectivité patriotique exprimée en termes géographiques. Le terroir ne se définit comme tel qu’à partir de cet accord plus ou moins profond et ne ressortit donc qu’à des valeurs individuelles qui signent un système de préférences issues de la seule imagination. Le bon et le mauvais paysage dépendent d’une rêverie qui trouve ou ne trouve pas son aliment dans le réel géographique,et non pas de la célébration d’un enracinement ancestrale et national. C’est ainsi, qu’à l’opposé de tous les chantres de la Provence vauclusienne, Julien Gracq peut parler d’un ‘“’ ‘ coeur glacial du Midi’ ”. De même que le paysage-histoire se découvre une vocation à recevoir un valeur spécifique, le paysage purement géographique engendre, d’une façon peut-être plus fondamentale et plus nécessaire, un ensemble de phénomènes qui conditionnent son appréhension favorable ou défavorable par l’auteur.

Ce système personnel d’aversion ou de préférences géographiques trouve à nouveau à s’exprimer de façon plus théorique, et plus lisible encore, dans l’entretien avec Jean-Louis Tissier. L’auteur y déclare en effet, en réponse à une question portant sur les types de reliefs que l’auteur représente souvent dans ses romans : ‘“’ ‘ Il est sûr que j’ai une sympathie pour ces pays anciens. D’abord pour une raison de naissance : je suis né là, sur le schiste pré-cambrien ! Pour moi, cela représente le socle : c’est solide, fondamental, c’est un pays sérieux’ 1135 ”.

On croirait entendre Henri Michaux. Pour la première fois, l’auteur avoue son goût pour des paysages qui expriment doublement l’origine, du point de vue familial et géologique. Mais ce serait se tromper que de rabattre entièrement cette affirmation sur la seule question de l’enracinement, même si l’on comprend bien qu’un paysage qui parle à la fois du pays natal et d’un type de sol parmi les plus anciens du globe, conforte la subjectivité dans son être et lui apporte un sentiment de présence au monde plus solide et plus stable que les les pays ‘“’ ‘ de formations détritiques’ ” mentionnés aussitôt après. Le terme savant de la géologie montre bien que d’autres valeurs affectives circulent dans la répartition positive et négative des paysages. Il renvoie une fois de plus à la logique imaginaire de l’égoût, du collecteur et de la désagrégation. Le paysage détritique semble exprimer une hantise de la mort par effritement, comme la forêt visitée sur la route entre Lacaune et Saint-Pons réveillait une hantise de la dissolution.

Mais les raisons qui organisent les préférences et les aversions sont encore plus complexes. Elles tiennent à la façon dont un paysage est lisible et procure du plaisir au voyageur qui le parcourt : ‘“’ ‘ Il est possible que le sens des paysages s’éveille plus facilement dans des régions où les nuances sont plus subtiles, les contrastes moins marqués. On dit souvent que l’oeil d’un peintre s’éduque plus facilement dans un pays comme L’Ile-de-France, pays de grisaille où les nuances sont plus fondues (...) que dans les tropiques aux grandes oppositions de couleur. Je crois que pour la géographie c’eest la même chose’ ”1136.

Cette comparaison avec la peinture, que désavoue sans doute l’aventure d’un Gauguin, d’un Van Gogh ou des Fauves, éclaire cependant l’affectivité géographique de l’auteur. Elle montre que son imagination est sensible aux articulations mélodiques plus qu’aux ruptures violentes. Julien Gracq poursuit d’ailleurs cette analyse en disant : ‘“’ ‘ J’attribue une certaine importance au fait d’être né dans un pays de relief très modéré ’”. Certes, cette modération pourrait se comparer à celle des personnages familiaux évoqué parfois dans Lettrines et Carnets du grand chemin, avec une rare économie comme l’a justement fait observer Bernard Vouilloux. Mais l’essentiel est ailleurs, et tient à l’éducation de la sensibilité par un type de paysage précis, plutôt qu’à une idéologie familiale. Les engagements politiques de Julien Gracq dans les années vingt et trente, et sa capacité à s’émanciper de la contrainte partisane sans verser dans un quelconque conservatisme réactionnel, en témoignent assez clairement.

C’est pourquoi, l’auteur distingue deux types de paysages : ‘“’ ‘ Au nord (...) c’est une région de faibles contrastes de relief, et toute la partie sud-est au contraire est beaucoup plus mouvementée. Jusqu’à vingt ans, je ne suis pas sorti de cette partie plate, de ce glacis atlantique au relief peu marqué. J’ai été très sensible, enfant, à des valeurs très subtiles déjà ”’ 1137. On remarquera que cette division, pour scientifique qu’elle semble, est en réalité profondément subjective et comme telle arbitraire. On remarque par exemple qu’elle n’intéresse en rien le Massif Central pour lequel Julien Gracq avoue une prédilection profonde, notamment dans les Carnets du grand chemin qui lui consacrent de longs paragraphes. Il est vrai que cette région est elle-même enracinée dans une géologie ancienne, que les contrastes de relief n’y sont pas toujours brutaux et que l’auteur privilégie les plateaux ouvrant sur de vastes horizons et les inflexions occidentales dirigées vers les vallées du Lot et du Périgord, plutôt que le flanc est et les Cévennes.

Les pays de formations détritiques sont au contraire rejetés pour deux types de raisons exposées de manière explicite dans l’entretien avec Jean-Louis Tissier : ‘“’ ‘ Il y a là un manque d’enracinement, il y a quelque chose d’artificiel, d’arbitraire dans la distribution des moraines qui me reste assez étranger’ ”. Le manque d’enracinement n’est donc pas à proprement parler un manque d’origine, mais plutôt de consistance et de cohérence, d’identitification à soi-même des paysages ainsi désignés. C’est pourquoi Julien Gracq leur oppose aussitôt le Boulonnais : ‘“’ ‘ C’est un pays plus clair, plus structuré ’”, ajoutant encore ‘“’ ‘ Je ne m’ennuie jamais dans le Jura, c’est un paysage bien architecturé, avec ses bancs de calcaire à mi-hauteur ou sur les corniches : un beau paysage, très parlant. J’aime les plateaux de lave du Massif central : le Cézallier ou l’Aubrac. D’une manière générale, j’aime beaucoup les hauts plateaux comme les Causses ”.’

Le deuxième critère découle antruellement du premier : il s’agit de celui de la lisibilité, ainsi qu’on l’avait déjà pressenti. Celle-ci est-elle réellement supérieure en de tels paysages d’un point de vue objectif ? La chose n’est pas absolument certaine, mais la clarté architecturale invoquée par Julien Gracq contre les paysages que ne soutient aucune structure à ses yeux précise et solide, s’avoue clairement pour ce qu’elle est : un critère esthétique permettant d’évaluer le plus ou moins grand degré de valeur affective que l’écrivain confère aux paysages. Ce degré de valeur ne se recherche d’ailleurs pas, mais il s’éprouve au contact des lieux, si bien que la présence au monde est aussi dans ce cas l’aventure d’une réception et d’une appréhension par le sujet immédiat assisté il est vrai par l’ensemble de ses connaissances savantes.

Cette conception des paysages selon un système de préférences tout personnel n’est jamais si explicitement et longuement développée que dans Autour des sept collines. L’ouvrage est en lui-même singulier. A rebours de tous les livres de célébration d’un paysage élu, celui-ci accomplit l’étonnante prouesse de se construire entièrement autour d’un malentendu et d’un déni que son titre et sa division manifestent à eux seuls. Le texte n’est pas entièrement ni réellement consacré à Rome, même si la ville en occupe le centre à la façon d’un point focal qui est aussi un point aveugle. La cité centrale de la tradition occidentale n’est en effet pas nommée, mais désignée latéralement par la structure géographique morcelée qui constitue son aire et son terrain d’ancrage. La locution ‘“’ ‘ Autour des’ ” avoue implicitement une intention dédaigneuse. Rome n’apparaît comme telle que dans le chapitre médian, tandis que les deux autres se situent à distance d’évitement. Le premier répète le titre dans une forme variée, tandis que le dernier affirme un repli contemplatif et analytique qui en dit long sur le déni et le malaise de l’auteur.

Dès les premières pages, Julien Gracq se démarque fermement de tous les écrivains fascinés par Rome ; il exprime ses vives réticences dans une formule qui pourrait notamment s’appliquer à l’engouement de Michel Butor pour cette ville : ‘“’ ‘ A Rome, tout est alluvion, et tout est allusion’ ”1138. C’est la raison pour laquelle, Autour des sept collines présente un parcours volontairement arbitraire et décousu. Il ne s’agit pas de restituer ‘“’ ‘ le terreau ’ ‘culturel’ ‘ qui recouvre la ville’ ”, comme l’ajoute aussitôt Julien Gracq, mais au contraire de s’en écarter, ou à défaut de le déblayer autant qu’il est possible. La notion de ville des alluvions entre en résonance avec ce que l’auteur disait des paysages “ de formations détritiques. Du point de vue morphologique et civilisationnel, la ville, qui sur ce plan mérite son surnom de “ ville éternelle ”, n’est pas autre chose qu’une sorte de moraine historique et humaine en désagrégation.

Elle ressemble à la Truro pétrifiée de Liberté grande, aux cyprès angoissants des Carnets du grand chemin, et s’oppose en tout point à la ville galvanisée par le devenir de son urbanisme même qu’est Nantes. Ville fossilisée, elle est une variété singulière de paysage-histoire mort où le promeneur ne peut plus guère trouver que l’épaisseur du terreau culturel et matériel ruiniforme qui déplaît tant à Julien Gracq. Comme l’écrit Philippe Berthier ‘“’ ‘ Ce que Julien Gracq choisit d’entendre à Rome, c’est la rumeur que Chateaubriand y a entendu avant lui : celle du ’ ‘“’ ‘ travail négateur du temps ”’ 1139. Cette désagrégation angoissante trouve son équivalent dans l’organisation intime de chaque chapitre, les impressions de l’auteur se distribuant en une succesion de paragraphes plus ou moins développés ou fragmentaires d’une économie scripturale fort différente de celle de La Forme d’une ville. Il ne s’agit pas ici d’étoilement, mais de juxtaposition de tessons de pensées qui ne tracent les lignes divergentes et dynamiques d’aucun parcours. Au mieux, le texte cherche à tourner autour de son objet, trop plein et vide à la fois de toute vitalité, à de rares exceptions près, qui résiste autant à son effort que l’auteur se refuse à lui de son côté.

La première section s’ouvre sur un éloge de Venise, qui est présentée comme une véritable anti-Rome : ‘“’ ‘ Car Venise n’est pas, comme Rome, une machine à remonter le temps, mais plutôt une machine à l’effacer’ ”1140. Venise est en effet une cité du flottement dont la situation lagunaire fait tout le charme, pour ce qu’elle donne à son paysage un caractère “ d’embarcadère vers des limbes temporels qui finit par mettre l’Histoire en apesanteur et par l’annuler. C’est ainsi que la succession des siècles et celle des événements ‘“’ ‘ semblent avoir eu pour destinée de venir s’engloutir l’un après l’autre à vau-l’eau’ ”. Le texte retarde ainsi le moment d’évoquer Rome, et privilégie les sites et les aspects inattendus. Les paysages italiens, si souvent célébrés sont l’objet d’une dénégation sévère : ‘“’ ‘ Si séduisante, si décorative que soit la campagne italienne (mais il lui manque les ciels intercalaires des plans d’eau calme qui allègent la campagne française : la première chose qui me frappa au retour, dans le petit matin mouillé levé sur la Bourgogne, ce fut – insolite pour un oeil déjà déshabitué – le miroir d’eau de l’Yonne reflétant ses peupliers), elle est sans vie pour l’imagination ’”1141.

Le texte de ce passage mérite à lui seul qu’on s’y arrête. Le malentendu est là, dans l’un de ses éléments essentiels. Comme les paysages du Comtat, la campagne italienne est somme toute artificielle, organisée sans laisser place à l’élément essentiel de la rêverie. Dans la même page, Julien Gracq remarquera que le voyageur n’a ‘“’ ‘ Aucune chance de découvrir ici, comme Meaulnes égaré, une vieille tourelle pointant au coin d’une sapinière’ ”. c’est qu’on ne s’égare pas dans cette campagne organisée par les liens entre ses petites cités. Le décoratif et le séduisant ont aussi ce défaut de proposer un espace sans intervalle, sans respiration pour le regard. L’élément par excelllence du songe en est absent. C’est pourquoi l’auteur ouvre une longue parenthèse pour l’intégrer, comme s’il s’agissait fictiviment, donc de façon fantasmatique, d’aérer le paysage italien en lui intégrant le miroir des eaux de l’Yonne et une campagne végétale plus douce et plus moelleuse. Or le paysage rêveur de cette parenthèse est celui du retour. Le texte du voyage vers Rome s’amorce à peine que l’auteur, devançant le dernier chapitre, se replace dans le cadre d’un paysage apaisant, comme s’il s’agissait de conjurer poétiquement ce qui se revit dans le début de ce livre, et qui ne cessera en effet de se développer jusqu’aux dernières pages funèbres.

Julien Gracq aura beau nuancer son opinion en citant un extrait du Voyage en Italie de Stendhal, extrait qu’il juge exagéré dans sa condamnation du paysage conduisant de Sienne à Rome, son jugement reste négatif. L’évocation de l’Italie centrale adopte une forme comparable à celle qui régulait dans Lettrines 2 les notes consacrées au Vaucluse. Le voyageur reproche ainsi à l’Ombrie de manquer de ‘“’ ‘ l’ample ordonnance de prairies et de forêts qui est celle du moindre recoin de la Lorraine ou du Beauvaisis’ ”1142. De même il souligne la laideur des ‘“’ ‘ Rideaux d’Eucalyptus plantés de cent en cent mètres qui assainissent et dénaturent la campagne romaine’ ”, comme il condamnait ‘“’ ‘ Les canisses : contrefaçon exotique infortunée , bambou mollasse, canne à sucre infructueuse, dont le mistral affole et échevelle bêtement les fânes sans couleur ”’ 1143.

La même mauvaise foi scrupuleuse à cerner son objet pour lui passer au cou la corde d’une définition négative s’active à n’extraire et retenir du paysage que des motifs de déplaisir et de condamnation ; mais cette mauvaise foi n’est pas l’oeuvre d’une simple volonté de heurter ou de se refuser aux poncifs de l’italomanie : elle exprime une position authentique de la subjectivité gracquienne qui ne parvient pas à se loger dans les paysages italiens, pas plus qu’elle ne trouve un aliment de rêverie et de détente dans le Vaucluse. Il passe ici, sous la forme d’un acharnement hargneux quelque chose de l’angoisse que l’auteur avouait lorsqu’il évoquait le Comtat.

Mais le malentendu s’aggrave encore lorsque Julien Gracq s’en prend aux ‘“’ ‘ (...) cellules closes et encastrées comme l’est Florence entre ses collines’ ” aux ‘“’ ‘ compartiments confinés pareils aux caissons dorés des plafonds de leurs églises’ ” à ces ‘“’ ‘ Terroirs juxtaposés, se lorgant l’un l’autre soupçonneusement par-dessus les friches de leurs collines bordières. C’est le lieu sans horizon de toute une histoire émiettée, d’intérêt communal, qui m’ennuie d’avance, comme m’ennuierait d’avance le paysage si vanté de la Grèce’ ”1144. L’étoilement des paysages n’est pas ici celui d’une mise en archipel où le disparate apparent reflète simultanément le génie de chaque lieu et l’humeur d’un moment, pour s’unir dans ce polyèdre infini que Julien Gracq nomme ‘“’ ‘ la face de la terre’ ”. Il n’y a pas à proprement parler d’étoilement, car il n’existe pas d’horizon qui permettrait de créer des distances propices à la vision, à la rêverie et au mouvement. Le paysage décrit dans ce passage ne propose qu’une parodie étouffante de la variété si souvent célébrée dans l’oeuvre de Julien Gracq, et l’on sent bien qu’à résister à la traditon littéraire qui l’idéalise, l’auteur fait bien plus que se démarquer par souci d’originalité. Comparé aux plafonds à caissons des églises, ce paysage est enfermé dans sa propre consistance et procure une expérience d’étouffement comparable à celle de la forêt mortifère de Lettrines, à cette différence près que loin de reconduire dans une matière de néant immémorial, et de conduire, même négativement à une sorte d’expérience métaphysique, il se trouve étranglé par la sursaturation d’une historicité médiocre et mesquine, du moins aux yeux de l’auteur.

L’impression se résume quelques pages plus loin dans une formule de synthèse rien moins qu’explicite : ‘“’ ‘ Je me découvre, dans cette Italie péninsulaire jusqu’ici inconnue, étranger à tout paysage dont le rythme ne me communique pas naturellement le bonheur dans l’acte de respirer. (...) J’ai étouffé (...) un peu comme dans le confinement d’un musée sans fenêtres : bouillonnement esthétique en vase clos, excès dans l’entassement d’art associé à un maque d’espace et de lointains’ ”1145. Julien Gracq ne partage donc nullement la conception d’Yves Bonnefoy, pour lequel la campagne italienne est justement le Paradis perdu, l’arrière-pays : ‘“’ ‘ Après quoi je finis par aller en Italie, tout de même, et là je découvris, en une heure, inoubliable, qu’un monde qui paraissait, chez Chirico, l’imaginaire, l’irréalité, l’impossible, en fait existait bel et bien, sur cette terre, sauf qu’il était renoué ici, recentré, rendu réel, habitable. (...) Oui, je suis près de toucher au but. A quelques dizaines de kilomètres d’ici, moins peut-être (...), l’oeuvre absolue existe et le vrai pays alentour’ ”1146.

La même aversion se manifeste avec une ampleur renouvellée lorsque le voyageur en vient enfin à la ville même. Souvent, son ironie corrosive s’en prend aux monuments faisant l’objet d’un culte touristique international, notamment dans le bref passage consacré à la chapelle Sixtine : ‘“’ ‘ Quant à la conception d’ensemble de la scène, l’attitude des élus – au moins des élus majeurs – a de quoi surprendre : ce ne sont pas tant des irradiés de la gloire céleste que des proscrits qui ont souffert pour la Cause, et qui exhibent âprement leurs états de service’ ”1147. Ce qui marque en effet le promeneur est la sursaturation historique qui reparaît toutes les pages des itinéraires romains, interdisant la moindre projection de rêverie. A ce surpeuplement de monuments répond celui des touristes dont Julien Gracq fait mention à plusieurs reprises : ‘“’ ‘ La place Navone, encore : une baignoire pour bains de foules plutôt qu’un carrefour ”’ 1148. Comme Michel Butor à Venise, Julien Gracq est confronté à l’expérience moderne du voyage de masse, mais il ne lui accorde pas la valeur de choeur ryhtmant sans en affadir le propos l’évocation des monuments : ‘“’ ‘ Touristes américains : (...) ils vivent à Rome en enceinte stérile dans leurs ghettos hôteliers’ ”1149. Ailleurs, c’est du grouillement de la foule et de la circulation qu’il est question lorsque l’auteur mentionne ‘“’ ‘ le torrent sans loi des voitures (qui ) est la croix du promeneur ”’ 1150. D’une manière générale, la logique cauchemardesque de la multitude, qu’elle soit humaine, picutrale, architecturale ou sculpturale, hante la Rome de Julien Gracq et la prive des mêmes intervalles de songe que l’auteur cherchait vainement dans les paysages traversés au long de son itinéraire.

Cette expérience négative est sans doute à mettre en rapport avec l’aversion durable envers la peinture que l’enfant a contractée au cours des promenades familiales au Musée de Nantes. Si cette aversion est due au caractère de rite obligatoire et à l’identification du musée à “ une annexe, une crypte sépulcrale et vaguement menaçante du musée ”1151, elle participe aussi d’un dégoût originaire de l’enfant devant la prolifération étouffante des tableaux et des nus qu’ils représentent. Dans la même page, l’auteur évoque en effet à ce sujet “ sous l’éclairage de morgue, le volumineux et quadruple étagement jusqu’au plafond de chairs cadavériques tordues par la gesticulaiton baroque (qui l’emplissait) de malaise ”. C’est pour ajouter aussitôt : “ je me demandais pour quelles scabreuses vêpres laïques on me ramenait l’après-midi ”.

L’enfant éprouve une véritable angoisse devant le spectacle de la chair qui lui apparaît à la fois sur un plan funèbre : le musée est une morgue et les corps des personnages sont cadavériques ; et sur le plan d’une monstrueuse licence, de sorte que le musée est doublement identifié à un lieu d’incarcération comparable, non seulement au lycée, mais encore à un sépulcre, et de dévoilement prenant la forme d’une équivoque promiscuité sensuelle.

Dans cet espace sursaturé, le fantasme ne peut se déployer librement. Il est imposé tyranniquement à la consience qui le subit, se trouve violemment regardée par ce qui la regarde plus secrètement, dans une situation on ne peut moins appropriée. Le musée est donc le lieu, où, dans les années vingt, le rite familial conduit involontairement l’enfant à contempler l’interdit de la chair, d’une chair pléthorique et d’autant plus angoissante que l’éducation d’un garçonnet de cette époque se caractérisait davantage par son puritanisme que par son ouverture à la question sexuelle. La torsion baroque des corps n’exalte pas le jeune Louis Poirier, mais le dégoûte, comme si l’attraction sensuelle se renversait dans un malaise par l’effet d’un véritable déni. On est loin de la fascination de Michel Leiris pour la Lucrèce et la Judith de Cranach, ou de la fascination de Robbe-Grillet pour les représentations de martyrs, décrites dans Angélique ou l’enchantement, ou Le miroir qui revient 1152 .

C’est encore cette érotique du malaise et du monumental qui affecte la relation de Julien Gracq à Rome lorsqu’il se trouve confronté au torrent pictural et sculptural exhibé par la ville : ‘“’ ‘ Vieillards à barbe de fleuve, dauphins, tritons, naïades, chevaux marins, hippocampes s’ébrouant, douchés, arrosant et arrosés, mènent sur les places de Rome un sabbat aquatique inopiné’ ”1153. C’est une variante de l’image du sauna et de la géhenne qui apparaît ici, pour mieux conduire l’écrivain à méditer ce qui sépare l’art classique français du baroque italien et achever de le mettre à distance de ce dernier : ‘“’ ‘ (...) on a le sentiment que l’art classique français des jardins, et même Versailles (...) n’ont voulu connaître que le pouvoir agrandissant des flaques de ciel qu’interpose l’eau traitée seulement comme aptitude à refléter’ ”1154.

On retrouve alors de l’eau-miroir évoquée au début du livre à propos de l’Yonne. Deux régimes de l’imaginaire des eaux s’opposent ici nettement, comme des axes du classicisme et du baroquisme, mais aussi des lignes de partage entre ce que recherche et rejette la sensibilité gracquienne. L’eau bouillonnante des fontaines romaines n’éveille pas comme on pourrait le penser une jubilation euphorique, mais une gêne mêlée de commisération qui appelle à la phrase suivante la stigmatisation de ‘“’ ‘ La gesticulation baroque’ ” accomplie par ‘“’ ‘ la roche liquide, livrée en toute frénésie à la danse de Saint-Guy’ ” venant relayer ‘“’ ‘ devant les églises et les statues le mouvement figé de la pierre indocile ’” . L’eau sereine des grands plans servant à refléter des pans de ciel jouit au contraire des faveurs de l’écrivain, en ce qu’elle ouvre des espaces de rêverie interposant leurs intervalles et permettant à l’esprit de retrouver le lien avec le monde. Il faut relire la formule déjà mentionnée de Pourquoi la littérature respire mal dans laquelle l’auteur mentionne les ‘“’ ‘ immenses réserves de calme d’où monte le sentiment (...) du consentement confiant et de l’accord, d’où jaillit vraiment la mélodie de la vie ”’ 1155, à la lumière de cette image des eaux tranquilles reflétant ce qui se penche sur elles, et en se souvenant de la toile de Caspar David Friedrich précisément intitulée La grande réserve, montrant un tel bassin d’eau dormante au milieu d’une forêt, eau lumineuse où se reflète le ciel à l’image d’un planisphère approximatif.

Il serait vain de vouloir enfermer dans le cadre de cette étude, tous les éléments et toutes les nuances du malentendu qui élit Rome au titre équivoque de paysage déceptif. Comme l’écrit si justement Michel Murat, Julien Gracq ‘“’ ‘ n’a vraiment aimé Rome que dans les défauts de celle-ci ”’ 1156, c’est-à-dire dans les rares expériences où l’écart d’un paysage ou la solitude d’un lieu permettait à la subjectivité de retrouver quelque chose d’un lien d’intimité avec le monde offert à sa contemplation, comme c’est le cas par exemple dans la Via Margutta, rue des peintres qui plaît à Julien Gracq pour ce qu’elle restitue un espace de songerie calme et vacante : ‘“’ ‘ Un fragment de la Rome de 1900 (...) s’est conservé dans l’ombre portée de la falaise du parc ; il me semblait que tous les fiacres de Rome devaient avoir dans cette voie de garage silencieuse leur remise de nuit’ ”1157.

C’est en effet à la fin de l’ouvrage que l’auteur définit le mieux, les raisons de son désaveu de Rome, plus relatif en dernière instance que ne le laissait supposer l’ouverture, et à travers elle, sans doute, les fondements essentiels des paysages déceptifs. La ville est en effet devenue ‘“’ ‘ un ghetto sacralisé par le glacial enregistrement muséal, à jamais privé de toute irradiation imaginative par ce cordon rouge tendu qui isole, dans les demeures historiques, la ’ ‘“’ ‘ pièce à vivre ” où allait et venait autrefois le défunt illustre, et qui signifie – au visiteur comme au contenu de l’enclos, hélas ! – ’ ‘Défense de toucher’ ‘ ”’ 1158. La ville ne peut pas plus sécréter de nouvelles formes d’elle-même que permettre à l’imagination de vivre par elle, de se former en elle, comme par exemple la Nantes du livre précédent, à laquelle tout l’oppose. Nantes était le paysage urbain de initiations au creuset duquel pouvait se créer durablement le libre devenir d’une subjectivité ; Rome est au contraire la cité du voyageur tard venu qui n’y peut trouver d’espace propre où loger sa rêverie dynamique, et qui, par conséquent se refuse à lui autant qu’il la refuse.

La présence au monde y est arrêtée dans une attitude impérative de respect frileux que Julien Gracq ne peut accepter, ce qui le conduit à lui résister en écrivant ce livre d’humeur tour à tour chagrine et ironique. Il souffre à Rome, sans pouvoir espérer une transgression rédemptrice, en tout cas libératrice, du complexe du cordon rouge qui affecte Aldo dans Le Rivage des Syrtes, à cette différence près que le visiteur ne peut guère faire autre chose que profaner la réputation de Rome et son inscription dans une tradition littéraire en rompant avec cette dernière d’une manière qui a pu déplaire au moment de la publication d’Autour des sept collines, comme le prouvent certaines réactions particulièrement violentes de la critique : “ (...) il n’y va pas de main morte, le Gracq notant par exemple, qu’à Rome ‘“’ ‘ tout est alluvion, et tout est allusion’ ”, quand il n’ajoute pas carrément que ‘“’ ‘ c’est le peuple italien qui, parfois, vide pour (lui) l’Italie de son charme ”’ 1159.

Mais là n’est pas l’essentiel. Il s’agit bien plutôt du ‘“ Défense de toucher’  ”, auquel, on devine, qu’à l’instar de Marcel Duchamp, Julien Gracq voudrait pouvoir substituer ‘un “ Prière de toucher’  ”. La dernière page de l’ouvrage confirme en tout cas cette impression, qui substitue à l’envoi tout empreint d’élan de La Forme d’une ville, ces considérations angoissées au sujet des paysages urbains médiocres produits par une certaine modernité, plus planificatrice qu’architecturale : ‘“’ ‘ Et peut-être verra-t-on pendant des siècles de vrais cadavres de villes – plus hideux encore de vieillir debout – rebutant même la ronce et l’ortie de toutes leurs semelles cimentées, répandre à la face du ciel leurs tripailles de fer rouillé ”’ 1160.

Notes
1123.

Lettrines 2, op. cit., p.368.

1124.

Id., p.370.

1125.

Henri Michaux, Escuador, OEuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t.III, Paris 1999, p.201-202.

1126.

Lettrines 2, op. cit., p.258.

1127.

Id., p.259.

1128.

Ibid., p.258.

1129.

Ibid., p.259.

1130.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.1064.

1131.

Id., p.942.

1132.

Ibid., p.942

1133.

Ibid., p.954.

1134.

Lettrines 2, op. cit., p.260.

1135.

Entretien avec Jean-Louis Tissier, op. cit., p.1202.

1136.

Id., p.1199.

1137.

Ibid., p.1201.

1138.

Autour des sept collines, op. cit., p.882.

1139.

Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.217.

1140.

Autour des sept collines, op. cit., p.884.

1141.

Id., p.886.

1142.

Ibid., p.887.

1143.

Lettrines 2, op. cit., PI, p.259.

1144.

Autour des sept collines, op. cit., pII, p.889.

1145.

Id., p.888.

1146.

Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, op. cit., p.63 et 73-74.

1147.

Autour des sept collines, op. cit., p.909.

1148.

Id., p.911.

1149.

Ibid., p.913.

1150.

Ibid., p.915.

1151.

Lettrines 2, op. cit., p.331.

1152.

Il est vrai que les rêveries érotiques de Michel Leiris devant la Judith de Cranach ou d’Alain Robbe-Grillet devant les reproductions de toiles présentées dans les dictionnaires participe d’une activité solitaire et secrète, tandis que la confrontation de Julien Gracq avec les nudités picturales s’effectue dans un cadre familial qui renverse la surprise des sens dans un état d’angoisse et de dégoût.

1153.

Autour des sept collines, op. cit., p.911.

1154.

Id., p.911-912.

1155.

Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., PI, p.879.

1156.

Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.250.

1157.

Autour des sept collines, op. cit., p.916.

1158.

Id., p.924.

1159.

Didier Pobel, N. R. F., n°434, mars 1989.

1160.

Autour des sept collines, op. cit., p.936.