La présence au monde n’est donc pas tissée par le seul lien d’une vigilance heureuse. Elle comprend aussi des vides, des espaces de malentendu qui en désignent l’équivocité fondamentale et montrent que l’expérience de l’immanence engage d’autres valeurs que celles de la seule célébration lyrique du moi dilaté dans une nature qui n’aurait d’autre fonction poétique que de l’accuellir et le refléter. Tout au contraire, l’idée que Julien Gracq se fait de l’être-au-monde implique un certain effacement de soi permettant à l’âme de participer de ce tout auquel elle se sent intimement liée comme l’un de ses éléments, mais aussi de le considérer avec une certaine distance qui n’est pas en contradiction avec cet élan. On a souvent parlé, parfois pour le louer, parfois pour le critiquer du quant à soi de Julien Gracq. S’il y a certes une réserve de l’auteur, celle-ci n’exprime pas tant un dédain ou un retrait d’homme soupçonneux, plutôt qu’une position existentielle et métaphysique devant et dans le monde.
De ce point de vue, les expériences négatives révèlent que la condition humaine, si elle est en effet fondée sur le principe d’une présence immédiate au monde qui l’entoure et la comprend, ne saurait pour autant échapper au sentiment de l’étrangeté et de sa propre altérité en devenir éphémère, ni du caractère incertain des réserves où elle puise vitalité et puissance de rêver. Si le monde se définit essentiellement par son immanence, c’est-à-dire sa manifestation pure telle qu’elle se présente à la perception et à l’affectivité, à l’exclusion de tout arrière-plan théologique et mystique, il comporte nécessairement des zones obscures où remonte sa propre ambivalence. Il y a donc place, selon le mot de Michel Murat, pour ‘“’ ‘ l’entre-deux’ ”1161. Celui-ci avoue dans la chair même des lieux et la conscience qui les saisit, que les cantons de la terre ne signifient pas tous la possibilité d’un accord, mais qu’en eux vibre de l’insolite.
Celui-ci vient révéler sur le mode d’une clairvoyance fantasmatique, aussi bien notre condition de mortels que l’altérité irréductible du monde, en dépit des expériences privilégiées qui nous raccordent à lui.Il arrive en effet qu’apparaisse une sorte de ‘“’ ‘ coupure absolue entre le moi et le monde, interprétée comme une sécession des choses qui retournent à leur toute-puissante ’ ‘réserve’ ”1162. Celle-ci se manifeste généralement dans une mise en alerte des lieux par leur substance et leur physionomies mêmes. Lorsque l’espace se resserre jusqu’à devenir une étouffante et grouillante compacité d’êtres et de matières, lorsque se perd sa lisibilité, et avec elle cet intervalle sans lequel la projection du regard et la position d’une subjectivité face à ce qu’elle considère devient impossible, l’expérience se métamorphose en une hantise de la désagrégation et de la résorption. D’une manière générale, la matière condensée et érodée engendre inévitablement ce fantasme de dissolution qui restitue une expérience commune de l’être et des lieux, mais sous une forme purement négative, si bien que l’approche négative est aussi, secrètement, une forme de la présence au monde. Mais il s’agit d’une présence conduites aux limites d’une néantisation simultanée des deux faces que sont le sujet et le monde. La réserve des choses s’accompagne donc toujours d’un englobement paradoxal qui prend forme de malaise.
Celui-ci est, selon l’expression de Jacques Dupont, un “ malaise du flou et de l’informel, de l’atectonique (...) de ce qui se dérobe par son vague même à l’emprise du regard, peut se combiner à l’horreur du ‘“’ ‘ mauvais mixte matériel’ ”1163. On comprend mieux alors l’insistance de l’auteur à définir par opposition la bonne relation avec les paysages, les conditions de sa réalisation et ses finalités. Dans l’entretien avec Jean-Louis Tissier, Julien Gracq déclare en effet : ‘“’ ‘ Je me suis toujours intéressé aux paysages. Enfant, dans un wagon, je n’imaginais pas être autrement qu’à la fenêtre à regarder ce qui se passait. Je retenais bien, je notais des différences assez subtiles et je les gardais en mémoire. Mais je crois que la formation géographique aide beaucoup à retenir les paysages car elle permet de saisir par la structure et donc de reconstituer les éléments qu’on aurait pu oublier’ ”1164.
L’intérêt pour les paysages témoigne donc dès la jeunesse de Julien Gracq d’un besoin de se situer par et dans le monde tel qu’il s’offre au regard et à à l’esprit. La géographie intervient dans ce contexte comme un instrument au service de cette nécessité. Etre soi, dans la perspective gracquienne, c’est entrer en relaiton d’intelligibilité sensible avec la morphologie des lieux, dans le cadre d’un itinéraire qui les présente au regard et les révèle en leur cohérence spécifique. Ainsi, le regard scientifique vient à l’appui de la nécessité individuelle la moins rationaliste, comme une preuve supplémentaire que l’être-au-monde ne chemine pas du subjectif vers l’objectif, par la vertu d’une ascèse intellectuelle, mais que l’intellect n’est qu’une des modalités grâce auxquelles se structure et se développe en système de l’existence une passion fondamentale, en l’occurrence, celle du lien avec les paysages. Une telle disposition fait évidemment songer à ce que Nietzsche et Freud peuvent dire de l’enraciement de la volonté de savoir dans le jeu des préférences affectives et libidinales les plus profondes.
Julien Gracq confirme d’ailleurs explicitement cette dimension de l’intérêt géographique : ‘“’ ‘ Je retiens aussi les paysages selon le plus ou moins de plaisir que j’ai à les découvrir. Je ne les regarde pas d’un oeil indifférent. Pour moi, ils influent sur l’humeur, sur le comportement. Il y a des paysages sombres, attristants, des paysages ennuyeux. Il y a des paysages où au contraire, on aime se tenir’ ”1165. Le véritable moteur de cet intérêt est donc bien le principe de plaisir. Il se définit dans le cadre d’un dialogue plus ou moins satisfaisant entre la subjectivité et le monde, celui-ci gardant toujours le pouvoir d’influencer l’humeur. Rien n’est moins solipsiste que cette conception où le monde n’est pas ce que pose hors d’elle comme possible de la raison une conscience rationaliste. Le sujet gracquien est bien en position de ‘“’ ‘ plante humaine’ ” si reliée à la substance des choses qu’elle en subit les effets sans pouvoir s’en défendre, qu’il s’agisse de bonnes ou de mauvaises expériences. La diversité affective des paysages est donc inéluctable et participe pleinement de cette situation où l’aventure des rencontres détermine les états d’être et la possibilité de tracer des trajectoires corporelles et mentales.
La place, relative mais réelle, que Julien Gracq accorde aux expériences de l’angoisse ou de la déception tient donc compte de cette réalité existentielle. Mais elle assume encore d’autres fonctions, qui consistent à leur donner forme et sens, là-même où cette possibilité semblait niée par la texture du vécu. Dire le malaise, l’effroi, l’aversion ou l’irritation que procure le contact avec des lieux, c’est échapper à l’englobement et à la hantise et convertir le négatif en expérience poétique paradoxale. En effet, un livre comme Autour des sept collines ne change pas fondamentalement la nature de l’expérience vécue, mais il la relève de son devenir ruiniforme dans un texte qui, pour en épouser la forme de déplaisir, l’inscrit dans un espace esthétique et réaffirme une certaine autorité du sujet sur lui-même et les objets déceptifs qu’il rencontre.
C’est une attitude très différente de celle de Sartre. Bien loin de se fondre à l’informel et de hanter négativement cette hantise, comme le fait par exemple Roquentin, pour mieux jaillir hors de lui dans l’artificielle nécessité d’une chanson, Julien Gracq serre au plus près ce qui le menace d’enlisement afin de lui faire dire dans une langue rien moins que nette et précise ce que signifie poétiquement l’expérience négative. C’est par exemple le cas dans le passage que l’auteur consacre à la forêt angoissante visitée entre Lacaune et Saint-Pons. Julien Gracq, contrairement au personnage d’Antoine Roquentin, n’y est pas en position de spectateur immobile qui se laisse happer par l’objet fantasmatique, mais au contraire promeneur qui arpente le non-être, et déjà par cette seule activité lui rend de manière immédiate une structure inattendue, laquelle se dégagera de façon plus précise et plus révélatrice dans cette lecture a posteriori qu’est l’écriture de l’expérience.
La traversée des lieux négatifs s’avère donc fondamentale car elle offre l’occasion d’une lisibilité seconde, qui pour s’effectuer dans l’explicitation et la conjuraiton poétique, ne signifie pas une cicatrisation naïve et illusoire. Il subsiste toujours dans l’oeuvre de Julien Gracq ce que Jean-Louis Leutrat nomme des ‘“’ ‘ litiges de mitoyenneté ”’ 1166. Ces litiges ne pouvant être effacés, la seule réponse à leur déchirure est donc de les proclamer et de le faire avec agressivité, en prenant à parti le paysage mal aimé, en le dévalorisant et en lui faisant subir l’épreuve d’une sorte de travail de mise en pièce, selon la manière adoptée par exemple dans les notes sur le Vaucluse, ou encore dans Autour des sept collines. Réactive, l’écriture ne supprime pas le négatif, elle le retourne contre lui-même, dans une posture subjective qui n’est pas sans anologie avec avec le rituel d’inversion de l’enfant devenant conducteur de la barque des Ombres dans Les eaux étroites. Au voile funèbre de l’aura négative jetée sur lui, le sujet répond par l’exploration pli selon pli de la matière qu’il met fictivement en charpie ou qu’il réduit aux proportions d’objet dérisoire. Cette économie pulsionnelle et poétique n’empêche cependant pas les nuances, comme dans le dernier tiers du livre romain, ni, dans ce même ouvrage, la remontée finale d’images angoissantes, donnant ainsi la preuve par l’écriture que la présence au monde ne peut entièrement se ressuyer de ses ombres et ses hantises.
Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.17.
Id., p.19.
Jacques Dupont, Bonnes lectures et mauvais lieux, Julien Gracq 2 , un écrivain moderne, op. cit., p.71-72.
Entretien avec Jean-Louis Tissier, op. cit., p.1201.
Id., p.1201.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.143.