L’oeuvre de Julien Gracq se caractérise par une remarquable diversité, qu’il s’agisse de ses époques ou de ses formes. Elle n’en posède pas moins une unité fondamentale qui s’exprime notamment dans le problème de la présence au monde. Celui-ci compose en effet, non un sujet, ni même un thème, mais plutôt l’un de ses principes majeurs mis en devenir dans l’élan continu d’une écriture qui se poursuit depuis l’été 1937, jusqu’aux premières années du nouveau siècle, même si l’auteur n’envisage plus de publier les notes qu’il continue de prendre, ainsi qu’il le révèle à Philippe Le Guillou1167. C’est qu’en effet, l’être-au-monde, sous la forme d’une confrontation incessante et passionnée avec les paysages constitue, de l’aveu même de Julien Gracq l’une des modes essentiels de son existence depuis sa haute enfance. Il n’est donc pas surprenant que son oeuvre, dès son seuil déjà lointain exprime cette disposition et cette préoccupation.
Dans la première partie de cette étude, nous avons vu que la première position de la présence au monde emprunte les voies de la machination, de la mise en place de discours poétiques et narratifs dans lesquels le monde est source ou objet de manifestation fantasmagoriques. Dans ce moment, fortement marqué par le Surréalisme et les urgences que celui-ci expose dans le Manifeste du Surréalisme, Julien Gracq développe presque spontanément une écriture du trouble qui consiste à faire jaillir les hantises ou les fascinations masquées par ce qu’on pourrait appeler le rationalisme et le psychologisme coutumier d’une littérature de la description anthropomorphiste. Comme l’écrit Michel Murat, ‘“’ ‘ Gracq ’ ‘“’ ‘ dépayse ” le paysage. Mais sitôt rendu à l’étrangeté de son ’ ‘“’ ‘ intime géométrie ”, l’objet apparaît comme une subjectivité autre, hostile et perverse. L’anthropomorphisme se retourne contre le sujet humain qu’il laisse déssaisi et hagard ’”1168. C’est le cas notamment du monde de pressentiments et de forces latentes à l’oeuvre dans Au château d’Argol. On voit dans ce premier roman se manifester ce que Julien Gracq dit du groupe surréaliste dans son André Breton : ‘“’ ‘ Ce qu’il y a dans ces hallucinations impératives, c’est toujours la hantise d’un groupe organique, ’ ‘“’ ‘ aristocratie du miracle ” (...) ordonné autour d’une révélation générale’ ”1169. Mais ce dépaysement du monde par l’écriture de l’auteur, et la puissance de trouble exercée par ses paysages sur les personnages, relève d’un autre état que celui de la seule fascination.
Il met en place sur le mode de la fantasmagorie empruntée au roman noir une prise de conscience de l’inquiétante étrangeté d’un réel sursaturé d’énergies qui ne sont autres que la face opposée des pulsions et des contradictions qui animent ces personnages. C’est en ce sens que nous avons pu évoquer à propos des manifestations épiphaniques qui jalonnent Au château d’Argol d’images auratiques où le regard trouve devant lui ce qui le regarde, sous la forme de présences énigmatiques issues de la matière des choses et des paysages. La première confrontation essentielle intéresse donc l’inhumain de l’homme et du monde dans la matière transfigurée de celui-ci. S’il est délibérément agencé par l’auteur selon des stéréotypes littéraires, le monde argolien est lui-même une sorte de personnage multiple d’où émane cette aveuglante et obscure vérité, laquelle rompt avec ‘“’ ‘ Le côté fleur coupée du roman psychologique à la française’ ”1170.
Les manifestations auratiques d’Au château d’Argol ne constituent donc pas qu’un simple dispositif destiné à exprimer le sacré de transgression et d’obscurité démoniaque qu’analyse Michel Guyomard. Elles souligent, dans le registre si particulier du fantasmagorique une réalité qui n’a rien de mystique ni d’occultiste, comme tend à le suggérer cet auteur, mais l’un des faits constitutifs du réel, selon lequel le monde est d’abord éclosion menaçante, épanouissement d’une zone de révélation et de contact entre les subjectivités et le tissu des paysages. En cela, Julien Gracq est proche du Surréalisme, mais il ne confond pas pour autant sa propre entreprise avec ce que l’aventure de ce mouvement peut avoir d’excessivement programmatique ou de naïvement utopique. Bien qu’il cite ce passage dans son essai consacré à André Breton, l’auteur d’Au château d’Argol ne s’exlamerait sans doute pas : ‘“’ ‘ Pour aujourd’hui je pense à un château dont la moitié n’est pas forcément en ruine(...) Si ce palais existait pourtant ! Mes hôtes sont là pour en répondre ; leur caprice est la route lumineuse qui y mène’ ”1171.
Cette position de voisinage et de distance, qu’exprime symboliquement l’audace de Julien Gracq évoquant la figure de Balzac au cours de sa première rencontre avec Breton1172, trouve à s’exprimer sur le mode littéraire dans Un beau ténébreux, livre dans lequel la relation inaugurale de l’homme au monde s’inverse au profit ambigü des mises en scènes d’Allan. Il est singulier que dans ce livre, les images auratiques n’affleurent pas d’elles-mêmes mais soient toujours convoquées par le personnage central d’une façon telle qu’elles prennent moins la forme d’épiphanies faisant jouer l’essence obscure et magique de la présence au monde, et davantage celui de pures projections artificielles quand Allan finit par épouser les ténèbres suicidaires qu’il avait projetée à l’aval de sa trajectoire, comme un impérieux point focal. Il y a sans doute dans ce récit une mise en doute de ce qu’il peut y avoir de factice et de trompeur dans une instrumentaiton littéraire du monde mise au service d’un héroïsme à la fois fascinant et dérisoire, en dépit, ou à cause de sa théâtralité somptueuse.
On pourrait dire qu’à cet égard Un beau ténébreux est le roman d’un monde réduit à jouer le rôle de toile de fond anthropomorphique aux caprices d’un sujet qui prétend construire par lui des figures de destin. C’est pourquoi le sentiment de la présence au monde y demeure constamment ambivalent, frappé du soupçon que jette le narrateur sur une telle entreprise, même s’il en attend quelque révélation et observe avec un intérêt distancié et étranger au jugement étroit d’une Irène le parcours d’Allan. Ecran servant aux projections d’un ensemble d’hallucinations délibérées et étrangement lucides, le monde se retourne dans une certaine mesure contre Allan à force de s’accorder à la règle de déréalisation que celui-ci lui impose. Il est en effet caractéristique que les failles suggérées par le beau ténébreux finissent par s’ouvrir sous ses pas, mais de façon si théâtrale, encore une fois, que le joueur ne peut savoir, pas plus que Gérard ou le lecteur, s’il a gagné ou perdu sa mise destinale. Si le but de cette trajectoire est l’émotion de son mouvement, la plus haute intensité qu’elle confère à l’existence, il n’en reste pas moins qu’elle ne conduit, de l’aveu même d’Allan, à rien, que ce rien soit celui du néant où se plonge le héros, ou celui moins majestueux de l’insignifiance de sa courbe d’existence. Peut–être est-ce l’une des raisons pour lesquelles Julien Gracq avoue dans les Carnets du grand chemin : ‘“’ ‘ Je rouvre quelquefois le prologue de Un beau ténébreux, roman que je n’aime plus guère’ ”1173. Ce que l’auteur retient précisément de ce livre, c’est son prologue et ‘“’ ‘ l’atmosphère à la fois limpide et triste, presque receuillie, qui est celle des plages de septembre ’”1174, c’est-à-dire les parties du livre dans lesquelles la présence au monde retrouve ses droits, autour de la figure d ‘Allan et de son aventure, dans un registre qui annonce d’ailleurs le ton des romans et des livres en archipel de l’oeuvre future.
Il ne faudrait cependant pas en conclure que le ton d’Un beau ténébreux, ni le jugement que porte a posteriori l’auteur sur ce roman parle contre le Surréalisme lui-même, comme le prouve l’essai sur André Breton ou encore ce que Julien Gracq écrit dans Lettrines de l’échec de l’application du Manifeste : Partez sur les routes : ‘“’ ‘ Et pourtant ce ratage dérisoire ne porte nullement pour moi témoignage contre une entreprise qui reste exemplaire. Le Surréalisme est ainsi, et c’est sa gloire secrète : plein de départs qu’aucune arrivée ne pourra démentir ’”1175. Tel est peut-être le sens de l’ambivalence du Beau ténébreux, jusque dans sa manifestaiotn du lien avec le monde. Tout l’ouvrage participe de cet esprit d’oscillation entre l’aveu d’une sorte d’imposture dérisoire couvrant les paysages d’un prestige usurpé par Allan, et l’affirmation elle-même équivoque d’un ailleurs en devenir qui ne s’éprouve pas par le but atteint mais au contraire dans le mouvement magnétisé par lui, de sorte que parodiant Breton, Allan pourrrait dire : “ C’est le voyage qui est magnifique ! ”, précisément en ce sens que ce voyage est attente d’un monde qui ne se livrera pas, ou ne prendra forme que de façon inversée dans le néant de la mort.
La toisième étape de ce premier parcours plus directement marqué par le Surréalisme renverse encore la position de l’instrumentation. Dans les poèmes de Liberté grande, Julien Gracq donne en effet naissance à des mondes en poème. La présence au monde est donc définie par le sillage de l’écriture, et non l’évocation d’un paysage prophétique comme dans Au château d’Argol, ou théâtralisé comme dans Un beau ténébreux. La conscience d’être dans l’écriture poétique est alors principe souverain déterminant les territoires que, selon la logique du caprice rénovateur affirmée par André Breton, Julien Gracq dispose dans des réseaux d’images. Il y a là comme une cartographie utopique, un art du paysage-mouvement, dépliant sa texture imprégnée de subjectivité qui ouvre un autre dépaysement et une autre manière d’être au monde. Plus que d’autres livres, Liberté grande, comme son titre l’indique clairement propose un univers pour soi dirigé par les axes de la seule aimantation textuelle vers l’horizon de l’imaginaire. Cette affirmation n’est pas sans lien avec l’autre face du monde, celle des périls et des drames que traverse au même moment l’Europe. En ce sens, on peut donc dire que Liberté grande est, de façon négative quant à la formulation qui n’en fait jamais mention explicite, mais positive quant à la souveraineté toute surréaliste de la subjectivité créatrice, une première forme de réponse à la pression de l’Histoire sur l’existence humaine et sur la littérature.
La seconde partie de ce travail a tenté de montrer combien le problème de l’Histoire intéresse celui de la présence au monde, sur un mode complexe où se tissent diverses certitudes dialectisées les unes par les autres. Etre au monde, c’est évidemment partager avec son époque et les autres hommes un lien indissoluble qui se caractérise sans doute par la vigilance et la lucidité tragique. Simultanément, Julien Gracq refuse de laisser enfermer l’homme dans les anneaux de la dimension historique qui n’est à ses yeux qu’un des aspects de la condition humaine, et c’est à ce titre qu’il affirme conjointement le plan immémorial en perpétuel devenir ouvert de l’existence immédiate et celui, temporel, linéaire et oppressant, de l’historicité. Il apparaît là une position d’être que l’auteur lui-même a finalement du mal à définir entièrement, comme en témoigne son entretien avec Jean Roudaut, lorsqu’il tente de définir sa passion de la science historique : ‘“’ ‘ Quant à l’origine de ce goût pour l’histoire – qui tout de même n’a jamais été exclusif : comment aurais-je pu me passionner pour le Surréalisme, qui expulse l’histoire en bloc de ses préoccupations – je ne sais pas ”’ 1176.
Cette formule reflète bien la complexité de la position de l’auteur, entre le pur déni – et sa fascination exercée sur lui par l’intermédiaire du Surréalisme – et son intérêt très vif envers la matière de l’Histoire, dans sa forme scientifique, il est vrai. Cependant, cet intérêt ne prend sa pleine signification que relu à la lumière des critiques que Julien Gracq adresse à l’historicisme, c’est-à-dire à une certaine manière réductionniste d’envisager l’humain par une paradoxale absolutisation de sa condition de sujet historique. L’existence présente en réalité une double face historique et anhistorique, obéissant donc à des régimes de temporalité distincts mais non dépourvus d’une certaine porosité réciproque. Ainsi, l’expérience historique peut conduire le sujet à découvrir dans l’homme convoqué par l’événement des couches profondes qui ne relèvent pas du tempo des faits, pas plus que de la rationalité sociologique : ‘“’ ‘ Il a fallu la guerre de 1939, qui m’a rappelé dans le régiment d’infanterie de Quimper, pour que je touche du doigt (...) une sorte de dépôt humain ténébreux, une couche nocturne, dont je n’avais encore nulle idée’ ”1177. Simultanément, le monde est intensifié et dépaysé par la montée de la tension historique. C’est ainsi que dans Un balcon en forêt, se lève pour Grange l’image cartographique du paysage-histoire que la situaiton qui est la sienne libère d’un horizon d’immémorial ou que, réciproquement, l’immémoriale jeunesse du monde sans âge soit rouverte par la pression immédiate de l’événement.
Privation d’être quand elle est envisagée comme un sens unique, selon le ‘“’ ‘ procédé d’intimidation assez connu’ ”1178 que Julien Gracq dénonce, l’Histoire, lorsqu’elle est appréhendée par une subjectivité non idéologique et cependant soucieuse de ses enjeux, peut devenir l’instrument inattendu d’une ressaisie de l’être, qui n’exclut pas pour autant la lucidité, comme l’évocation des propres souvenirs de guerre de Julien Gracq le montre à plusieurs reprises. C’est de surcroît cette attention prêtée à l’Histoire, hors des sentiers battus de l’esprit de parti-pris qui permet à Julien Gracq d’échapper aux pièges de son époque et de libérer en lui la faculté d’émerveillement devant le monde, fût-il menacé par les situations successives du temps socio-historique, comme l’exprime par exemple ce passage de Lettrines : ‘“’ ‘ Rien n’égale la pesée cynique de la botte de l’ancien révolutionnaire devenu bête d’Etat : elle se souvient toujours dans l’ordre revenu, du moment où sous elle, tout, en l’homme, a craqué : Staline, Fouché ”’ 1179.
On comprend pourquoi, dans son entretien avec Jean Roudaut, Julien Gracq déclare ne guère apprécier le roman historique. De même que le roman d’engagement qui prétend dire le cours des choses, nécessaire et exclusif de toute autre dimension, le roman historique n’est en effet qu’un exercice purement formel qui travestit et la matière de l’Histoire qu’il prétend exprimer, et ce qui lui échappe et ne s’articule à elle que dans le jeu d’une dialectique inattendue, à laquelle Hegel lui-même n’avait guère songé, lui qui ne définit la marche du monde qu’à travers le jeu des intérêts et des passions cristallisées dans l’entreprise des grands hommes. Au contraire, s’il est une vérité de l’Histoire et de la présence intemporelle au monde, elle ne peut s’exprimer que dans des romans qui évacuent la prétendue objectivité du récit engagé ou du roman historique : ‘“’ ‘ Quand il n’est pas songe, et comme tel, parfaitement établi dans sa vérité, le roman est mensonge (...) et d’autant plus mensonge qu’il cherche à se donner pour image authentique de ce qui est’ ”1180.
C’est justement à l’opposé de cette posture mensongère qui se croit détentrice de vérité que se situent Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt. En déployant son propre espace du songe, chacun de ces deux livres dévoile une vérité plus haute que celle de l’enfermement historique de l’homme selon les lois aveugles de quelque déterminisme scientifique. On pourrait leur appliquer en tout point ce que Julien Gracq écrit au sujet de Sur les falaises de marbre : ‘“’ ‘ Ce livre, qui voit le jour ainsi à une des charnières de l’Histoire, est un livre qui nous parle de Jünger, et qui nous parle à travers lui de nous et de notre temps, celui que Jünger appelle le temps des équarrissoirs (...) Mais la manière qu’il a de parler de notre temps est singulière. Ce n’est pas un livre d’explication de notre époque’ ”1181. Certes, ni Le Rivage des Syrtes, ni Un balcon en forêt, ne sauraient être considérés eux-mêmes comme des livres symboliques, mais il n’en reste pas moins, que leur façon d’aborder l’époque par le détour du songe et de la création poétique, marque chez leur auteur une compréhension différente du devenir humain que celle qui prévaut au moment de leur parution successive.
Là est sans doute l’un des traits majeurs de ce qu’on peut appeler la modernité de Julien Gracq, modernité de devenir et de mise à distance de tout ce qui pourrait ressortir d’une pure écume du jour ou d’un fanatisme théorique. Comme le note Antoine Compagnon, c’est au fond ‘“’ ‘ à l’idéologie du progrès que Gracq s’en prend ”’ 1182. C’est jsutement à ce titre que l’écrivain explore dans le songe des récits l’étonnante spatio-temporalité non-euclidienne du sujet simultanément inscrit et non inscrit dans l’Histoire, conduit à l’Histoire par la présence intemporelle du monde, conduit vers le monde sans âge par l’urgence de l’immédiateté historique.
La dernière partie de ce travail, tenant compte de cette leçon, a pu découvrir alors que la présence au monde n’a rien de simple ni d’unifié, mais qu’elle se constitue au contraire dans la conscience des différences qui organisent concrètement et subjectivement le monde en diversité. Ce monde en archipel permet de dessiner l’immanence telle que Julien Gracq la conçoit. Il trouve à s’exprimer dans une progressive disparition de la fiction et de son intrigue dramatique, particulièrement visible dans La Presqu’île. Cette première étape se signale en effet par sa façon de morceler de l’intérieur l’espace-temps d’un itinéraire, selon les inflexions des pasyages traversés et des humeurs du personnage principal. Sous la circularité apparente de ce récit se dissimule en réalité une expérience centrale qui donne à lire un devenir diffus, un itinéraire de lieux tissé en “ patchwork ”, selon l’expression de Jean-Louis Leutrat, c’est-à-dire un monde sans autre unité ni autre objectivité que celle d’être saisi par fragments successifs de songe, d’affectivité et de sensibilité perceptive, par l’unique personnage constamment présent au fil du texte. Le monde de Simon, projeté dans l’incertaine perspective du rendez-vous avec soi-même et Irmgard, devient une ‘“’ ‘ prose pour l’Etrangère’ ”, laquelle n’est au fond que la figuration féminine en position d’absence de ce même monde, sans cesse dévoilé et revoilé au cours de la demi-journée d’excursion dans la presqu’île.
Cette expérience révèle donc que la présence au monde n’existe pas à l’état fixe, mais sous la forme d’une dérive qui détache à la fois l’esprit et les paysages de toute espèce d’enracinement définitif ou originaire. Etre au monde c’est vivre ces dérives dont parle Jean-Louis Leutrat qui précise que ‘“’ ‘ Le substantif ’ ‘“’ ‘ dérive ” et le verbe ’ ‘“’ ‘ dériver ” sont certainement parmi les mots qui reviennent le plus souvent dans l’oeuvre gracquienne ”’ 1183. Tout comme le voyageur d’une demi-journée d’attente à travers les lieux et les temporalités, les territoires sont en effet mis en dérive, à travers ses humeurs changeantes, mais aussi le double jeu des heures et des luminosités. La presqu’île est, il est vrai, un paysage par excellence de cette dérive, lui qui semble déjà se détacher du continent dans un mouvement vers la mer que le personnage épouse lui aussi.
Il en résulte une appréhension nouvelle des paysages déterritorialisés et semés dans un espace nomade, celui des voyages de Julien Gracq, mais aussi celui des Lettrines et des Carnets du grand chemin. Le monde se subdivise en effet de l’intérieur en cantons et en fragments que l’écriture ressaisit dans leur surgissement aléatoire, sous une forme poétique qui en emprunte la forme. De ce point de vue encore, Julien Gracq est un écrivain moderne, pour lequel le monde n’est pas un tout susceptible d’être enfermé dans une vision objective de type encyclopédiste, mais un tissu de différences qui oeuvrent les unes à côté des autres, selon les parcours de la subjectivité. Chaque lieu devient ainsi l’occasion d’une épiphanie particulière, qu’on pourrait presque dire horizontale, en ce sens qu’elle ne trace jamais de vecteur vertical en direction d’une quelconque transcendance religieuse ou ontologique. Tel est le sens de l’avant-dire des Carnets du grand chemin : ‘“’ ‘ Le grand chemin auquel se réfèrent les notes qui forment ce livre, est, bien sûr celui qui traverse et relie les paysages de la terre ”’ 1184.
Seul le double parcours du voyage et de l’écriture unifie donc ces paysages en archipels, les reliant, non par un sens global, pas plus qu’il ne les associe autrement que selon la logique subjective de l’auteur. Le ‘“’ ‘ grand chemin’ ” est donc doublement individuel et n’existe pas en dehors des itinéraires effectués par l’auteur ou de la série des textes qui évoquent quelques-uns d’entre eux. Déjà Lettrines proposait une telle vision du monde, notamment dans la section intitulée Eléments du paysage des Landes 1185. Il ne s’agit pas en effet de proposer autre chose que des aspects, nécessairement partiels, pour ce que le monde ne se livre que par facettes. C’est ainsi que l’évocation du paysage des Landes sera prolongée et non pas complétée dans Carnets du grand chemin, pour donner lieu à un terroir pluriel qui ne restitue rien d’autre que des impressions. Le monde est alors l’ensemble ouvert des états d’être qu’il suggère, ce qui justifie l’expression employée par Julien Gracq dans l’avant-dire des Carnets du grand chemin : ‘“’ ‘ La ’ ‘“’ ‘ secondarité ” est dans mon caractère ; partagé entre l’anticipation et le souvenir, il me semble ne m’être pratiquement jamais absenté d’un univers à quatre dimensions’ ”1186.
La formule est d’autant plus heureuse que, si elle signe le caractère subjectif de la présence au monde et la richesse polyédrique des espaces, elle fait aussi allusion aux dimensions de la mémoire telle que Julien Gracq la conçoit. On est en effet frappé dans cette phrase de la solidarité en différence que l’auteur établit entre ce qu’il appelle ‘“’ ‘ l’anticipation et le souvenir’ ”. Les livres dans lesquels Julien Gracq évoque des fragments de mémoire expriment en effet l’indissoluble lien entre ces quatre dimensions mobiles et la manière dont elles jouent les unes par les autres, selon la réciprocité de la présence au monde et de la présence du monde en soi. Les trajets des Eaux étroites et de La Forme d’une ville en témoignent d’une façon saisissante. Ils échappent en effet au glacis de l’évocation à rebours pour donner lieu à une véritable réactivaiton en écriture des paysages d’enfance et d’adolescence qu’ils n’appréhendent jamais autrement qu’en terme d’élan formateur et de recréation poétique.
Loin de la logique linéaire de l’autobiographie ou des mémoires d’écrivain redescendant le cours d’une existence, le travail de Julien Gracq relève plutôt de ce que Bruno Vercier nomme ‘“’ ‘ Les cheminements autobiographiques dans l’oeuvre de Julien Gracq ”’ 1187. La mémoire est donc reprise et poursuite multiple d’un devenir jamais achevé qui autorise à dire que le passé reste toujours anticipatif dans cette oeuvre, contrairement à ce qu’il devient généralement dans les entreprises autobiographiques. Il ne s’agit d’ailleurs pas de dégager un sens ou une clé de vie, mais de retrouver et éclairer des mouvements fondateurs en réactualisant leur processus non forclos, le long de lignes d’écriture qui sont autant de ‘“’ ‘ chemins de vie ’” présente et non pas les formes arrêtées de quelque monument à soi-même.
La liberté de l’auteur est si grande qu’elle admet aussi la négativité des paysages et reçoit dans sa matière poétique leur irradiation noire, angoissante ou déceptive, de tele sorte que la présence au moderne, déjà non euclidienne de ne pas se trouver enfermer dans le logique d’un espace-temps classique, subit encore le trouble des relations d’incertitudes entre la subjectivité et les paysages générant le malaise. C’est dire que dans cette oeuvre, il y a aussi place pour ce qui n’a justement pas de place, ce qui résiste et menace, tout en regardant celui que de tels phénomènes aveuglent. Cette négativité avouée, explicitée et mise en forme en sa vérité de songe est aussi d’immanence, en ce qu’elle montre que la présence au monde ne peut dépasser l’horizon de l’humaine condition. L’angoisse psychique ou métaphysique n’ouvre pas sur la plénitude d’une hypostase, à l’image du concept d’Etre chez Heidegger, mais se maintient au niveau réel, c’est-à-dire fantasmatique et existentiel de l’expérience du manque, de la déception et de l’incertain. Etre au monde, c’est en effet se confronter avec la part aveugle, qui n’est pas seulement présence en soi de l’inavoué et du dénié, mais aussi, révélation dans la chair du monde des puissances menaçantes qui participent de la trame des êtres et des choses. L’existence ne se conçoit pas autrement, et si les noces de l’homme avec le monde dont parle Julien Gracq restent à la portée de tout sujet que n’assèchent pas le positivisme socio-historique, il n’en reste pas moins qu’elles comprennent aussi la zone intersticielle du litige irrémédiable.
Cette zone est celle des manifestations insolites, des épiphanies heureuses ou des flottements spectraux. Au cours de cette étude, nous avons souvent mentionné la présence d’images auratiques dans l’oeuvre de Julien Gracq. Images de dévoilement latent, intervalles de soudaine, de merveilleuse et inquiétante lucidité de songe, ces images prennent des significations nombreuses. Porteuses de pressentiment et de menace, elles peuvent aussi porter en elle la puisssance visionnaire du créateur de territoires, réverbérer les figures et les substances du désir, faire briller la plénitude du contact dynamique avec un paysage, ou au contraire recouvrir la subjectivité frappée de stupeur d’un voile de déplaisir aux étouffantes couleurs funèbres. Ces présences auratiques distribuées dans l’écriture comme autant de manifestations d’expériences fictives prêtées aux personnages, ou traversées et éprouvées par l’auteur, n’ont rien d’un artifice rhétorique destiné à faire image et à enjoliver l’écriture, comme on s’en doute bien. Leur secret, si elles en ont un est dans la répétition différentielle d’une même expérience de devenir : celle précisément de la présence au monde dont elles sont en quelque sorte les jaillissements majeurs se distribuant au gré des circonstances existentielles.
Elles ne désignent finalement rien d’autre que ce point de contact sans cesse renouvelé entre la subjectivité et le monde où elle se situe, se dilate ou se rétracte, entre le proche et le lointain, le familier et l’inconnu, le merveilleux et l’inquiétant. En elles le regard contemplatif s’abîme dans ce qu’il considère et rêve, joignant ainsi le visage effacé du rêveur aux ‘“’ ‘ yeux bien ouverts’ ” et la face de la terre en ses multiples manifestations. Nous en trouvons un exemple particulièrement frappant dans la scène du Rivage des Syrtes où Vanessa fait littéralement surgir le volcan de la mer, et avec lui l’avant-poste naturel du Farghestan. La séductrice fatale qu’est la jeune héritière de la famille Aldobrandi réunit pour un instant les deux bords opposés du monde, dans la transgression d’une pure vision à distance, et les offre au regard ébloui et interdit de son amant. Dans cette scène où le visage de Vanessa se détourne et fait jaillir au loin la silhouette nettement dessinée du volcan, Julien Gracq rassemble les sommets d’un étrange dispositif triangulaire : pour la seule fois de toute son oeuvre, il fait coïncider la tentatrice, l’objet révélé de la tentation et le sujet mis à l’épreuve. Même le personnage d’Henri, dans Un beau ténébreux, ne connaît pas ce redoutable privilège, dans la mesure où c’est seulement en rêve qu’il est enlevé sur la montagne.
Dans la scène de l’île de Vezzano, Aldo voit réellement le Tängri, grâce à la volonté presque surnaturelle de Vanessa. Le volcan semble alors refléter étrangement le visage absent de la jeune femme et le dévoiler dans sa vérité menaçante. Certes, le Tängri parle moins de la terre que d’une sorte de soleil de minuit surgissant de la mer ; il n’est pas moins la pointe géographique la plus avancée du Farghestan, le vertigineux ‘“’ ‘ morceau de planète’ ” diffusant l’odeur de ses ‘“’ ‘ jardins nocturnes et la fraîcheur vernissée ’” de ses ‘“’ ‘ routes humides’ ”1188, qu’Aldo et ses compagnons contempleront de très près lorsqu’ils franchiront la ligne rouge de la frontière maritime.
L’étrange dispositif optique, érotique et métaphysique qui régit cette scène et l’anime par un système de caches, de miroirs et de rayons révélateurs exprime peut-être à l’état pur l’énigme du regard dévisageant le monde. La face de la terre se tient sans doute, ici, au croisement des visions et du volcan surgissant de la mer des Syrtes, entre les traits absents de Vanessa et ‘“’ ‘ le lever d’astre sur l’horizon’ ”1189 de la montagne emblématique. La présence au monde s’y révèle dans toute son énigmatique vérité de distance et d’immanence, dans la manifestation de l’insolite pur en son ambivalente vérité de songe, aux lisières des temporalités, dans l’entre-deux magique de la plénitude et du manque.
Philippe Le Guillou, Le déjeuner des bords de Loire, Mercure de France, Paris, 2002.
Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.19.
André Breton, Quelques aspects de l’écrivain, op. cit., PI, p.414.
Les yeux bien ouverts, op. cit., p.844.
André Breton, Manifeste du Surréalisme, op. cit., p.321-322.
Rencontre rapportée par Gracq dans Béatrix de Bretagne, PI, p.958-959.
Carnets du grand chemin, op. cit., PII, p.1036.
Id., p.1037.
Lettrines, op. cit., p.205.
Entretien avec Jean Roudaut, PII, p.1215.
Lettrines, op. cit., p.169.
Id., p.175.
Ibid., p.183.
Ibid., p.176.
Symbolique d’Ernst Jünger, Préférences, op. cit., PI, p.977.
Antoine Compagnon, Gracq est-il un moderne ?, Julien Gracq 2, un écrivain moderne, op. cit., p.25.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.111.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.939.
Lettrines, op. cit., p.241-242.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.939.
Bruno Vercier, Les cheminements autobiographiques dans l’oeuvre de Julien Gracq, Julien Gracq, Actes du colloque international, Angers, 21-24 mai 1981, op. cit., p.141-148
Le Rivage des Syrtes, op. cit., PI, p.743
Id., p.686.