2. L’alimentation comme domaine de l’anthropologie

Toute recherche ethnologique se réfère et se positionne par rapport aux études déjà réalisées et s’insère au sein d’un corpus de textes ethnologiques. Le champ qui nous intéresse, celui de l’anthropologie de l’alimentation, n’est cependant pas encore très développé, tout comme celui, plus global et auquel il appartient, de la consommation. Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier soulignent que « ‘l’anthropologie de la consommation n’a émergé que tardivement dans le champ de la discipline, à la suite d’initiatives dispersées’ »9. Il existe néanmoins un certain nombre de travaux qui participent à la construction assez récente de ce champ et dont quelques-uns appartiennent aux oeuvres les plus marquantes de la discipline. Il convient donc de les présenter.

Au XIXe siècle, les études qui abordent la question de la nourriture portent essentiellement sur « les aspects rituels et surnaturels de la consommation »10. Sont alors relatés les thèmes du sacrifice, des tabous, des offrandes qui nourrissent autant les vivants que les morts ou les divinités, en somme la dimension religieuse de l’alimentation. Le travail le plus célèbre est celui de James Frazer sur les tabous et le totémisme, Le Rameau d’Or 11.

Ce n’est qu’au XXe siècle que les chercheurs vont plus s’intéresser à la variabilité et la complexité des pratiques alimentaires, à leurs règles et significations. Les fonctionnalistes, pour qui tout trait culturel remplit une fonction bien précise, s’intéressent alors au rôle social de la nourriture. Chez Radcliffe-Brown, l’accent est mis sur « ‘la fonction sociale de la nourriture dans l’éveil des sentiments qui contribuent à socialiser l’individu en tant que membre de sa communauté ’»12. Pour cet auteur, la valeur symbolique des espèces est liée à leur valeur fonctionnelle ou anti-fonctionnelle dans le contexte local.

Audrey Richards, élève de Malinowski - autre fondateur du fonctionnaliste - tient une place particulière dans ce domaine. Elle considère que « ‘en tant que processus biologique, la nutrition est plus fondamentale que la sexualité’ » et que l’alimentation « ‘détermine, plus généralement que toute autre fonction physiologique, la nature des regroupements sociaux et la forme que prennent leurs activités’ »13. A la frontière de la biologie et des sciences sociales, Richards étudie la fonction alimentaire comme un tout.

L’alimentation devient un sujet d’étude plus courant pour les anthropologues et les historiens. En 1936, le Musée national des arts et traditions populaires, avec Lucien Febvre, lance une grande enquête sur l’alimentation populaire en France.

Igor de Garine souligne que « ‘de M. Mauss à A. Leroi-Gourhan, l’alimentation, dans le cadre des techniques de consommation, apparut comme un domaine justiciable d’une approche systématique et trouva sa place dans les différents manuels ethnographiques, dans la partie consacrée à la culture matérielle’ »14. Ainsi, Marcel Mauss dans son Manuel d’ethnographie 15 préconise d’étudier les repas, et plus particulièrement la nature des mets et les instruments de consommation, la cuisine dont les préparations et la conservation des aliments, mais aussi les idéologies de la nourriture (les rapports avec la religion et la magie), les condiments et les boissons. Quant à André Leroi-Gourhan, il établit une typologie des techniques de consommation et en particulier de l’alimentation. A partir d’exemples essentiellement pris dans les sociétés non occidentales, il recense, en insistant sur les moyens d’action sur la matière, les opérations de préparations alimentaires, de conservation et d’absorption et inventorie les produits alimentaires selon une approche classificatoire.

Selon une démarche fondamentalement différente, le courant structuraliste, en s’inspirant de l’orientation linguistique de Saussure et de Jakobson, analyse non pas les éléments isolément mais les relations entre les éléments eux-mêmes. L’auteur de référence est évidemment Claude Lévi-Strauss qui considère la cuisine comme un langage servant à communiquer, à un niveau inconscient, la structure d’une société16. Il utilise l’approche linguistique pour inventorier les traits distinctifs d’une cuisine qu’il appelle gustèmes et pour procéder à des oppositions binaires. Par ailleurs, il donne une place prépondérante au feu qui fait passer les aliments du cru au cuit, établissant la séparation entre Nature et Culture. Considérant la cuisine comme une activité universelle, il construit un « triangle culinaire » sous-tendu par une double opposition entre Culture et Nature et entre aliment élaboré et non élaboré. Le cru, non élaboré, s’oppose au cuit élaboré culturellement et au pourri élaboré naturellement. Les modes de cuisson s’inscrivent dans ce triangle : le rôti du côté du cru (il reçoit un contact direct avec le feu, sans médiation, et sa cuisson est rarement complète), le bouilli du côté du pourri (il conduit l’aliment à un état de décomposition similaire par la double médiation de l’eau et du récipient), le fumé côté cuit (c’est une cuisson “lente et profonde” sans autre médiation que l’air). Les plats, en fonction de leur mode de cuisson, ont des degrés de prestige différents selon une relation constante d’une société à une autre. Ainsi, le rôti serait dans la plupart des cuisines considéré comme plat de cérémonie qu’on offre à l’étranger tandis que le bouilli, cuit dans une marmite, serait un plat intime et familial destiné à un groupe clos. Si, en raison du haut niveau d’abstraction du « triangle culinaire », l’observation des pratiques concrètes révèle parfois des contre-exemples, il faut néanmoins retenir les jeux d’opposition qui apparaissent de manière constante entre les aliments ou les plats au sein de chaque société.

Pour l’anthropologue britannique, Mary Douglas, l’alimentation est un code. Elle cherche alors à “décoder”, “déchiffrer” la spécificité et la variabilité des faits culturels et de la vision du monde des cultures, groupes ou classes sociales. Supposant un besoin universel de cohérence taxinomique, elle propose, dans son célèbre ouvrage De la souillure 17, une interprétation des interdits du Lévitique en terme d’anomalies de classification. Elle montre qu’à chaque milieu correspond une catégorie animale spécifique : ainsi « ‘dans le firmament, ce sont les volatiles ailés à deux pattes ; dans les eaux, les poissons à écailles qui nagent avec des nageoires ; sur la terre, ce sont les animaux à quatre pattes et qui sautent ou marchent’ »18. Les animaux impurs sont ceux qui sont hybrides, ceux qui ne concordent pas avec leur catégorie. A l’inverse, « ‘seuls sont purs les animaux qui sont entièrement conformes à leur classe’ »19. Cet auteur montre que dans la culture israélite, la sainteté est associée à l’unité, l’intégrité, la perfection, si bien que « ‘les prescriptions alimentaires se contentent de développer la métaphore dans le même sens ’»20. Ainsi, pour Mary Douglas, de manière générale, « ‘les tabous alimentaires s’enracinent dans l’ordre selon lequel nous structurons notre expérience globale de la vie’ »21. Dans son article « Les structures du culinaire »22, souhaitant que des chercheurs s’efforcent de mettre à jour les structures normatives des divers systèmes alimentaires, elle propose, entre autres, une méthode comparative qui devrait permettre de découvrir les règles qui ordonnent ces systèmes alimentaires.

L’essentiel des travaux a longtemps minimisé la dimension temporelle de l’alimentation et n’a pas pris en compte ses aspects évolutifs. L’accent était mis sur les spécificités des pratiques alimentaires, sur la permanence de la cuisine et sa pérennité au détriment du changement. L’école des “Annales d’histoire économique et sociale”, en s’intéressant à l’histoire de l’alimentation, des sensibilités alimentaires et du goût, introduit la question du changement. En 1961, les Annales ont lancé un appel pour que soient effectuées d’autres études non seulement sur les pratiques alimentaires mais sur la nourriture en général. Mais jusque dans les années 1960 et 1970, les historiens s’occupent principalement de la perspective nutritionnelle (calcul des poids de chaque aliment à partir des livres de compte, évaluation tant bien que mal des rations caloriques, etc.), comme le remarque Jean-Louis Flandrin23 ou des questions économiques : les marchés, les fluctuations dans les approvisionnements, les famines, etc24. A cette époque, la plupart des anthropologues et historiens restent campés dans leurs disciplines respectives.

Dans « Une anthropologie alimentaire des Français ? »25, article en forme de plaidoyer, Igor de Garine insiste sur la nécessité de voir se développer des collaborations pluridisciplinaires26 afin de créer une véritable anthropologie de l’alimentation. Pour cet auteur, l’alimentation est une donnée essentielle de l’identité culturelle, c’est-à-dire du sentiment d’appartenance à un groupe. L’Homme est potentiellement omnivore mais sa culture veut qu’il ne consomme pas tout. Les aliments sont sélectionnés pour marquer la différence ; leur consommation est discriminante. Dans ses travaux, cet anthropologue met en avant le caractère plus ou moins arbitraire des pratiques alimentaires. L’exemple des Massa et des Moussey du Nord-Cameroun et du Tchad révèle comment le refus de consommer certains aliments permet d’affirmer son identité et de se maintenir en tant qu’entité culturelle27.

Dans la même optique, Manuel Calvo, qui s’intéresse aux aspects dynamiques de l’alimentation et aux phénomènes alimentaires liés à la migration, considère que « ‘l’alimentation des groupes ethniques est partie intégrante du processus de maintien et d’affirmation de l’identité, dans la mesure où elle peut être fortement liée à l’identité ethnique’ »28.

Dans les années 1980, alors que se multiplient les études sur l’alimentation, plusieurs ouvrages conséquents sont consacrés au domaine de l’anthropologie alimentaire. Farb et Armelagos proposent une Anthropologie des coutumes alimentaires 29 qui aborde les grands thèmes du champ disciplinaire (l’alimentation et l’organisme humain, l’alimentation et la socialisation, les tabous, etc.). Jack Goody, dans Cuisines, Cuisine et Classes 30, montre comment la répression exercée par les princes gonja ou achanti en Afrique ont conduit à l’absence, dans cette région, contrairement à d’autres parties du monde, de ce qu’il qualifie de grande cuisine. Jacques Barrau dans Les hommes et leurs aliments 31 aborde le statut des différentes catégories d’aliments (aliments animaux issus des eaux, les potages et les soupes, le beurre-les oeufs-les fromages, etc.) et leurs évolutions. Dans Le Culte de la table dressée 32, Joëlle Bahloul s’intéresse à l’alimentation d’une communauté : elle analyse les pratiques alimentaires des Juifs algériens. Nous n’évoquons, pour cette période, que ces ouvrages avec lesquels nous ressentons le plus d’affinité, mais nous aurions pu en citer d’autres, dont certains relevant de disciplines proches33.

En 1984, le colloque de Neuchâtel, réunissant ethnologues, sociologues et psychologues, met en évidence les questions d’identité inhérentes à l’alimentation34. Peu après, en 1987, le colloque « Cuisines, régimes alimentaires, espaces régionaux », organisé à l’initiative de géographes et publié sous le titre Alimentation et régions 35, réunit des géographes, des ethnologues mais aussi des historiens, des médecins, des sociologues. Les communications mettent en évidence les liens entre cuisine ou régimes alimentaires et territoire et s’interrogent sur la question des cuisines régionales et de terroir. Elles « ‘relevèrent des corrélations à différentes échelles spatiales, entre le choix, la préparation, l’association des aliments et, d’autre part, l’environnement économique, social, ethnique, culturel’ » annonce l’avant-propos36. D’autres colloques et séminaires s’organisent autour du domaine de l’alimentation dont la table ronde, en 1989, à l’initiative de la Maison des sciences de l’homme et de l’Institut national de la recherche agronomique, portant sur la notion du temps social et de la nourriture et réunissant historiens, anthropologues, sociologues, économistes et biologistes37.

Parmi les travaux plus récents, le sociologue Claude Fischler adopte une démarche transdisciplinaire pour aborder l’évolution des moeurs alimentaires, ce qui correspond assez bien aux multiples aspects de l’alimentation. Dans son ouvrage L’Homnivore qui reprend l’essentiel des recherches dans le domaine, il a défini un certain nombre de concepts et de principes dont celui du « paradoxe de l’omnivore » qui explique que l’homme, en raison de son statut d’omnivore « ‘se situe dans le tiraillement, l’oscillation entre [...] deux pôles, celui de la néophobie (prudence, crainte de l’inconnu, résistance à l’innovation) et celui de la néophilie (tendance à l’exploration, besoin du changement, de la nouveauté, de la variété) ’»38 et le principe d’incorporation qui est « ‘le mouvement par lequel nous faisons franchir à l’aliment la frontière entre le monde et notre corps, le dehors et le dedans’ »39.

Ces dernières années, les recherches consacrées au champ de l’anthropologie de l’alimentation n’ont cessé d’augmenter. Reflétant les recherches actuelles, plusieurs revues spécialisées lui ont consacré un numéro spécial (Ethnologie française en 1997, Le Journal des Anthropologues en 1998, Techniques et culture en 1998, Bastidiana en 2000, etc.), tandis que se multiplient les colloques autour de ce thème (2ème Conférence internationale d’anthropologie et d’histoire de la santé et de la maladie : Anthropologie, alimentation et santé, à Gênes (Italie) en 1998, Colloque « histoire et identités alimentaires en Europe » à Strasbourg en janvier 2001, Colloque international d’anthropologie de l’alimentation à Borja (Espagne) en novembre 2001, etc.).

Si ce domaine est tant sollicité aujourd’hui, c’est qu’il convoque l’homme dans sa globalité corporelle, psychologique et sociologique. L’alimentation présente des dimensions économiques, juridiques, religieuses, politiques, biologiques, symboliques, etc. Sujet large, complexe et varié, c’est une entrée stimulante pour appréhender les groupes sociaux. Révélatrice de la société, elle peut être abordée par de multiples aspects.

Notes
9.

Philippe Laburthe-Tolra, Jean-Pierre Warnier, 1993, p.344.

10.

Jack Goody, 1984, p.31.

11.

James Frazer, 1890 pour la première édition.

12.

Jack Goody, 1984, p.32.

13.

Audrey Richards (1932), citée par Fischler, 1993 (1990), p.16.

14.

Igor de Garine, 1980, p.228.

15.

Marcel Mauss, 1967 (1947), p.52-55.

16.

Le thème de la nourriture récurrent dans l’oeuvre de Lévi-Strauss apparaît dès l’ouvrage Anthropologie structurale (1958 et 1974, p.104).

17.

Mary Douglas, 1992 (1967), pp.61-76.

18.

Ibid. p.74.

19.

Ibid. p.74.

20.

Ibid. p.73.

21.

Mary Douglas, 1979, p.148.

22.

Ibid.

23.

Jean-Louis Flandrin, 1999, p.18.

24.

Renée Valeri, 1977.

25.

Igor de Garine, 1980.

26.

« Une anthropologie alimentaire des Français ne peut être que pluridisciplinaire et associer anthropologie sociale, linguistique, anthropologie biologique, nutrition, économie et histoire régionale » (Ibid. p.234).

27.

Igor de Garine, 1979 et 1988.

28.

Manuel Calvo, 1982, p.424.

29.

Farb, Armelagos, 1985 (1980 pour l’édition originale anglaise).

30.

Jack Goody, 1984 (1982 pour l’édition originale anglaise).

31.

Jacques Barrau, 1983.

32.

Joëlle Bahloul, 1983.

33.

Nous pensons, entre autres, à Jean-Paul Aron (1989), Stephen Mennell (1987), Pascale Pynson (1987), etc.

34.

Recherches et travaux de l’Institut d’ethnologie, Université de Neuchâtel, Faculté des Lettres, 1985.

35.

Jean Peltre, Claude Thouvenot (ss la dir de), 1989.

36.

Ibid, Avant-propos.

37.

Les communications sont réunies dans l’ouvrage dirigé par Maurice Aymard, Claude Grignon et Françoise Sabban, intitulé Le temps de manger : Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux (1993).

38.

Claude Fischler, 1993 (1990), p.63.

39.

Ibid. p.66.