3. Construction d’une problématique autour des « consommateurs connaisseurs » des productions locales

De l’importance de contrôler ce que l’on mange

La consommation alimentaire participe de manière cruciale à l’identité culturelle. En effet, le choix des aliments consommables, parmi les substances potentiellement mangeables, est culturel et non fonction des exigences nutritionnelles : autrement dit « ‘tout ce qui est biologiquement mangeable n’est pas culturellement comestible ’»40. Chaque groupe détermine, selon un « arbitraire culturel »41, la comestibilité des produits et établit un corpus alimentaire spécifique. Or « ‘au-delà des déterminismes imposés par le milieu, se manifeste au niveau de chacune des cultures un souci d’utiliser l’alimentation pour affirmer et afficher sa cohésion interne et son hétérogénéité par rapport aux cultures voisines’ »42. En effet, les individus marquent leur appartenance à un groupe par leur attachement à la consommation des produits sélectionnés par celui-ci et l’observance de pratiques collectivement partagées. Des liens de fraternité se créent avec ceux qui mangent la même chose c’est-à-dire avec ceux qui ont absorbé les mêmes particularités.

Par ailleurs, l’alimentation, contrairement à d’autres consommations, suppose l’absorption corporelle de l’objet consommé, l’ingestion de l’aliment. Claude Fischler43 montre qu’en raison du principe d’incorporation, l’aliment accède à l’intériorité du corps, ce qui lui confère une intimité particulière avec l’individu. Manger est un acte intime par excellence. Par ailleurs, dans les représentations profanes, l’aliment, en atteignant cette intériorité, est supposé construire l’individu et lui communiquer ses caractéristiques tant du point de vue physiologique que psychologique. La « loi de la contagion », énoncée par Frazer à propos des tabous alimentaires dans les sociétés traditionnelles, croyance selon laquelle le contact transmet quelque chose, laisse une trace qui ne sera éventuellement effaçable que par des rituels appropriés, a été vérifiée auprès d’étudiants américains par Nemeroff et Rozin : il est apparu que « ‘les Américains perçoivent certains aliments comme moralement bons, d’autres comme mauvais et portent des jugements moraux sur les individus en fonction de ce qu’ils mangent ’»44. Cette représentation s’exprime au travers d’expressions devenues populaires telles que « ‘dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es’ »45 ou « ‘nous devenons ce que nous mangeons ’». « ‘Incorporer un aliment, c’est, sur un plan réel comme sur un plan imaginaire, incorporer tout ou partie de ses propriétés’ »46. En transmettant certaines de ses qualités symboliques au mangeur, l’aliment participe alors à sa constitution : celui-ci devient en quelque sorte ce qu’il consomme. Contribuant à l’identité collective, l’alimentation est donc également un élément de l’identité individuelle. Ainsi, en exerçant une maîtrise sur son alimentation, le mangeur contrôle son identité. Dès lors, il n’est pas surprenant que celui-ci soit méfiant quant à la nature des denrées absorbées.

Notes
40.

Ibid. p.31.

41.

Igor de Garine, 1979, p.82.

42.

Ibid. p.83.

43.

Claude Fischler, 1993 (1990).

44.

Carol Nemeroff, 1994, p.44.

45.

Brillat-Savarin, 1982 (1825), p.19.

46.

Claude Fischler, 1993 (1990), p.66.