En Europe, depuis les années 1950/1960, les entreprises agroalimentaires offrent des produits de plus en plus transformés, finalisés, « prêts à consommer ». L’industrialisation de l’alimentation porte sur un nombre croissant d’opérations de transformation des aliments (nettoyage, préparations culinaires telles que l’épluchage des légumes ou le découpage des viandes, cuisson, assaisonnement, etc.) au point de proposer des plats de plus en plus sophistiqués ou de prendre en charge la plupart des tâches culinaires, parfois parmi les plus sommaires comme nettoyer la salade, râper les carottes ou assaisonner les plats47. L’industrie agroalimentaire s’est donc introduite tant dans les cuisines, remplaçant le travail des « cuisinières », que dans les salles à manger, relayant les gestes des commensaux. Quant à la production agricole, elle s’oriente vers une logique rationnelle taylorisée : les cultures sont soumises à une hyperspécialisation et l’élevage intensif réduit les animaux à des matières premières, désanimalisées48 49. La multiplication des grandes surfaces - hyper et super marchés - facilite la distribution de masse et favorise la diversification des aliments : sans cesse, sont proposés aux clients de nouveaux produits, issus de l’innovation ou empruntés à d’autres cultures. Si la plupart de ces nouveautés ne reposent que sur des innovations mineures telles que de nouvelles présentations, l’association d’aliments déjà existants ou une modification imperceptible de la recette, leur fréquence donne l’impression d’un mouvement constant et de changements incessants. Ces innovations sont amplifiées par le phénomène de concentration national et international du secteur agroalimentaire, lié aux enjeux de plus en plus gigantesques. Les grandes surfaces, transnationales, proposent des aliments industriels, standardisés pour satisfaire le plus grand nombre et stabilisés pour éviter les variations du produit. Elles facilitent l’internationalisation de la nourriture, proposant des aliments du monde entier. Si les spécificités régionales ne sont pas totalement niées, les productions locales n’occupent qu’une place restreinte dans ces commerces et sont alors sélectionnées parmi celles qui présentent les caractéristiques les moins marquées et qui sont le plus facilement appréciées par tous. En raison de la mondialisation de certains aliments, émerge un sentiment chez les consommateurs, largement entretenu par les médias, d’uniformisation de l’alimentation. Les discours insistent sur la disparition des particularités régionales, la banalisation de la nourriture et le risque d’invasion par le régime alimentaire américain, incarné par la chaîne de fast-food Mac Donald.
Face à ces aliments issus de l’agroalimentaire, le consommateur devient ce que Claude Fischler appelle un « consommateur pur »50, c’est-à-dire un consommateur stricto sensu qui se contente d’ingurgiter des substances consommables et qui ne sait pas ce qu’il mange, n’ayant pas été témoin du processus de production et de transformation tandis que les aliments deviennent ce que cet auteur appèle des OCNI, des « objets comestibles non identifiés »51. Car cette industrialisation dépossède le consommateur des diverses élaborations du produit, de la maîtrise de son passé et de ses origines. Une distance s’est instaurée entre le consommateur et ses aliments et ceci d’autant plus que la technologie agroalimentaire actuelle est capable de transformer considérablement la nature des aliments : « ‘elle permet à l’industrie de tromper à volonté ou presque les sens, de faire passer des protéines de soja texturées pour du boeuf haché premier choix. Colorants, arômes artificiels, renforçateurs de saveur, agents de texture et de sapidité, tout un arsenal d’artifices et de fards se conjuguent pour brouiller la perception du mangeur’ »52. Ainsi les processus de transformation subis par les aliments dans les usines sont fort différents de ceux qu’ils auraient reçus dans la sphère domestique : s’appuyant sur des connaissances scientifiques pointues de la biotechnologie, ces processus sont généralement incompris par les consommateurs quand ils ne sont pas, tout simplement, inconnus d’eux. L’aliment qui n’est plus maîtrisé devient anonyme, perd de son identité : il n’est plus alors possible de l’identifier. En détournant le concept psychanalitique kleinien de « fantasme de l’incorporation du mauvais objet »53, il est possible de rendre compte de l’angoisse dont est victime le mangeur qui ne peut identifier l’aliment, et qui appréhende de se trouver face à un « mauvais objet ». Claude Fischler perçoit dans ce processus d’industrialisation de l’alimentation « ‘l’une des sources profondes du malaise de la modernité alimentaire : il s’agit en somme d’un trouble d’identité. A absorber quotidiennement des nourritures qu’il identifie mal, le mangeur moderne en vient à craindre de perdre la maîtrise de son propre corps, mais aussi de sa personne, à s’interroger pour ainsi dire sur sa propre identité ’»54.
Il est dès lors compréhensible que les aliments industriels aient été progressivement accusés de ne pas être conformes aux exigences nutritives (par carence ou par excès), d’être dénaturés, insipides et/ou de contenir des poisons. Au fantasme de l’incorporation du mauvais objet, se sont greffés les multiples scandales, petits ou grands, de l’agroalimentaire (du veau aux hormones au prion de l’encéphalopathie spongiforme bovine, de l’huile frelatée au poulet à la dioxine ou encore les melons piqués à l’aspartame), résultats d’une activité mercantile avant tout soucieuse des bénéfices économiques. Entre rumeur et réalité, chaque aliment fait l’objet, à tour de rôle, d’une révélation qui choque avec plus ou moins de réaction l’opinion publique. Quant aux risques d’infection et d’intoxication alimentaires, s’ils n’ont cessé de diminuer, chaque cas est fortement médiatisé au point de susciter une panique générale : la listéria est l’exemple le plus marquant. Les articles consacrés aux risques alimentaires dans les revues grand public reflètent l’anxiété actuelle. Or le nombre élevé de ces articles parus ces dernières années est un bon indicateur de l’intérêt que porte la société à cette question. Actuellement, en raison de la distance entre le consommateur et la majorité de ses aliments, la nourriture est principalement l’objet de discours teintés d’inquiétude, de méfiance, de réticence vis-à-vis de ces substances, toujours susceptibles d’avoir subi un processus de transformation suspect55. L’alimentation est souvent vécue sur un mode d’anxiété. Cette perte de confiance dans le rapport aux aliments s’exprime, entre autres, par des formes obsessionnelles d’hygiénisme alimentaire que prend à nouveau en charge l’agroalimentaire (« la sécurité »).
Parallèlement se sont mises en place des procédures de « réidentification » des aliments, à l’initiative des professionnels du secteur agroalimentaire mais aussi des pouvoirs publics qui imposent un certain nombre de normes et réglementations (origine, composition, date de péremption, etc.), exigent la « traçabilité » et proposent des labels et garanties de qualité (Viande garantie CQL, label rouge, label agriculture biologique, etc.). Les emballages des aliments et les publicités cherchent à multiplier les informations sur l’aliment : sa composition, son histoire (sous forme de petites anecdotes), sa fabrication (dont ne sont mises en avant que les lignes les plus valorisantes et rassurantes), éventuellement son lien au terroir ou à la tradition (parfois simplement évoqué par le nom donné au produit ou à la marque et souvent imaginaire56), sa valeur énergétique et nutritionnelle, ses modes de préparation, etc. En somme, les démarches marketing visent à redonner une identité aux aliments.
A titre d’exemple, les conserves de thon au citron soustraient au consommateur un acte des plus aisés et peu contraignants : celui-ci n’a plus à presser un filet de citron dans son assiette ; cette tâche a été prise en charge par l’industrie !
Jean-Pierre Poulain, 1997, p.20.
En mai 2002, les médias ont rapporté les résultats de recherches menées pour produire des volailles sans plume, afin de permettre leur élevage dans des régions à climat chaud et de faciliter leur transformation pour la commercialisation. Rumeur ou réalité, ceci reflète en tout cas la tentation humaine de métamorphoser l’animal en matière première, c’est-à-dire en matière la plus dense possible en qualité requise, quitte à lui faire perdre ses particularités d’origine. Etrangement, cette tendance est également associée à celle, caractéristique de l’époque actuelle, qui consiste à prendre en compte la notion de bien être de l’animal (c’est pour répondre, entre autres, à cette notion que les plumes seraient supprimées : « pour que les volailles aient moins chaud » !).
Claude Fischler, 1993 (1990), p.216.
Ibid. p.218.
Ibid. p.219.
La théorie de Mélanie Klein est, très schématiquement, construite autour de la gestion entre le moi et l’extérieur, où les « mauvais objets » sont « projetés » tandis que les « bons objets » sont « introjectés », « incorporés ». Ce mécanisme peut se voir perturbé par un extérieur menaçant et tout puissant. Apparaît alors l’angoisse d’être envahi par celui-ci, comme dans le fantasme de l’empoisonnement.
Claude Fischler, 1993 (1990), p.219.
Les autres propos, pour la plupart, relatent les inquiétudes en terme nutritionnel et de santé des consommateurs, également liées à la « destructuration » des habitudes alimentaires actuelles (Cf. à ce sujet, Claude Fischler, 1993 (1990)).
L’exemple le plus frappant est bien entendu la confiture « Bonne maman » qui sous-entend une préparation traditionnelle transmise par filiation maternelle et qui créé par ce biais de l’affinité entre le consommateur et le produit.