Des productions locales et traditionnelles comme objets de recherche...

En raison du rôle économique, social, culturel que représentent ces productions de terroir, il n’est pas surprenant qu’elles aient fait l’objet, depuis la fin des années 1980/début des années 1990, de nombreux débats, réflexions et études scientifiques, à la demande de diverses organismes (syndicats de producteurs, cabinets de certification, ministères, collectivités territoriales, etc.). Tandis que les ministères de l’Agriculture et de la Culture chargent dès 1990 le Conseil national des arts culinaires d’un vaste inventaire du patrimoine gastronomique français63, la Direction générale de l’agriculture de la Commission des Communautés Européennes commande un Programme communautaire spécifique de recherche intitulé « Les produits de terroir en Europe du sud. Caractérisation ethnologique, sensorielle et socio-économique de leur typicité ; stratégie de valorisation »64. L’Institut national de la recherche agronomique propose en 1995 une réflexion autour de la construction sociale de la qualité65 et organise, la même année, un colloque « Qualification des produits et des territoires » à Toulouse en 1995. Nous pouvons encore, sans pour autant être exhaustive, ajouter au niveau européen, le 52e séminaire de l’EAAE66 « EU typical and traditional productions : rural effects and agro-industrial problems » à Parme (Italie) en 1997 et le colloque organisé par Trallosmontes à Villa Real (Portugal) en 1998 intitulé « Produits avec histoire »67. En octobre 2002 à Montpellier est prévu, à l’initiative du SYAL, un colloque intitulé « Systèmes agroalimentaires localisés : produits, entreprises et dynamiques locales » portant, entre autres, sur les savoirs et savoir-faire liés à ces ressources locales, leur patrimonialisation, leur prise en compte dans les politiques publiques. Objet d’étude complexe et diversifié, les productions locales et traditionnelles sont le thème central de recherche de l’antenne « Ressources des terroirs. Cultures, Usages, Sociétés » du CNRS, co-dirigée par Laurence Bérard et Philippe Marchenay. Installés depuis 1991 à Bourg-en-Bresse, ces chercheurs explorent la dimension culturelle de ces productions en prenant en compte leur environnement naturel.

Les principaux travaux ont fait ressortir la réalité économique et sociale de ces productions locales et traditionnelles. Les deux précédents chercheurs insistent sur le fait que « ‘non seulement elles restent très présentes localement, mais elles recouvrent un secteur riche et diversifié, voire innovant pour un certain nombre d’entre elles ’»68. Il ne s’agit pas uniquement de productions inventées par les industriels et portées par les opérations de marketing. Néanmoins, ils remarquent qu’en raison de l’hétérogénéité des produits qu’évoque ce terme69, il convient de délimiter les contours de cette catégorie alimentaire et proposent pour cela trois principaux critères permettant de distinguer les productions locales et traditionnelles : « ‘elles croisent l’espace et le temps et reposent sur des savoirs et des pratiques partagés. Elles se situent en un lieu et ont une histoire. En d’autres termes, elles s’inscrivent toutes, de façon plus ou moins marquée, dans une culture’ »70. Cette catégorie n’en reste pas moins hétérogène : elle comprend des productions d’origine animale ou végétale, transformées ou non, ayant une large renommée ou médiocrement reconnues, produites à l’échelle domestique ou industrielle, bénéficiant ou non de signes de qualité ou de protection, etc.

La plupart de ces réflexions et études scientifiques portent sur le moment de la « production » de ces aliments : incidences socio-économiques des signes distinctifs du produit pour les producteurs, influence du lieu sur ses caractéristiques organoleptiques, mesure de sa profondeur historique, détermination des zones de production et description des savoir-faire qui lui sont propres. Est alors examinée la relation que les producteurs et les commerçants entretiennent avec l’aliment. Nombreuses sont aussi les approches portant sur la dimension patrimoniale de ces aliments, mais là aussi ce sont les stratégies des professionnels, des politiques ou des institutions, plus que celles mises en place par les particuliers qui sont interrogées. Les acteurs en fin de filière, les « consommateurs connaisseurs »71, sont moins souvent pris en compte par ces recherches sur les productions locales. Les monographies s’attachant à la présentation d’une production leur accordent parfois une place mais il s’agit alors d’une pratique atomisée, sortie du système alimentaire global. Par ailleurs, lorsqu’est prise en compte la sphère de la consommation des produits de terroir, ce sont généralement des consommateurs novices, des touristes, des citadins qui ne sont pas familiers du produit dont il est question. Ainsi, lorsqu’il met en exergue la connivence avec le lieu par la consommation d’un aliment qui y est produit, Martin de La Soudière72 fait allusion aux consommateurs en vacances et non aux consommateurs locaux. Du reste, de manière générale, les travaux portant sur le consommateur sont essentiellement des démarches issues des analyses sensorielles, de la socio-économie ou du marketing. Pourtant la consommation de ces produits se prête particulièrement bien à une approche plus orientée sur le champ culturel.

Notes
63.

Ces travaux sont édités aux éditions Albin Michel, dans une série intitulée L’inventaire du patrimoine culinaire de la France.

64.

Laurence Bérard, Philippe Marchenay, 1998c.

65.

Casabianca François, Valeschini Egizio (ss la dir de), 1996.

66.

European Association of Agricultural Economics Seminar.

67.

Produits avec histoire, 1998.

68.

Laurence Bérard, Philipppe Marchenay, 1998b, p.49.

69.

« Produit de terroir » est souvent employé dans le langage courant pour qualifier les produits fermiers, les spécialités d’un artisan, les produits de montagne, ou tout simplement des aliments qui évoquent le rural.

70.

Laurence Bérard, Philippe Marchenay, 1998b, p.50.

71.

Tout comme les producteurs qui en raison de leurs compétences concernant la fabrication de ces productions se révèlent être des connaisseurs, il est possible de qualifier de connaisseurs les consommateurs, proches du produit, habitués à sa consommation.

72.

Martin de La Soudière, 1995.