... à une recherche sur la consommation des productions locales en Bresse

Le travail que nous présentons participe à une étude de la consommation des productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles, domaine plus souvent abordé par les économistes ou les sociologues que par les ethnologues. Il propose de mieux comprendre le statut accordé par les « consommateurs connaisseurs » aux productions locales en prenant comme fil d’Ariane les consommateurs de la Bresse de l’Ain. Il s’agit de voir si la consommation de ces productions se différencie sur un plan culturel de celle des autres aliments, en particulier créés par l’agro-industrie.

Pour cela nous favoriserons une approche holiste en prenant en compte l’ensemble des produits de terroir bressans et en les resituant au sein du système alimentaire local. Par ailleurs, ces productions se définissant par un lien fort à la dimension temporelle, nous tiendrons compte de l’aspect historique de cette consommation, par l’observation des changements dans les pratiques, des modifications de la perception de ces aliments, des évolutions de leur statut, etc. Cette approche correspond donc au pôle dynamique de l’anthropologie contemporaine qui procède à « ‘l’étude des processus de changement, liés tant au dynamisme interne qui est le fait de toute société qu’aux relations qu’entretiennent nécessairement des sociétés entre elles ’»73.

Enfin, à l’instar d’Igor de Garine, nous considérons que « ‘l’alimentation est aussi un domaine où étudier, dans un cadre socio-culturel déterminé, la dialectique qui s’établit entre le réel et l’imaginaire, le vécu quotidien et le changement souhaité. A vrai dire, les décalages entre le comportement alimentaire effectif, la description que les individus en restituent et la vision qu’ils fournissent de leurs préférences (l’alimentation souhaitée ou rêvée) sont lourds de signification ’»74. Nous nous attacherons pour cela à prendre en compte tant le discours que les pratiques des consommateurs et nous chercherons s’il existe un écart entre « dire » et « faire », entre l’alimentation rendue publique, extériorisée - en somme l’image véhiculée - et l’alimentation intime, vécue, effective.

Fortement marquées culturellement et à l’articulation du biologique et du social, les productions locales et traditionnelles sont polymorphes, variables et évolutives75. Nous pouvons alors nous demander comment les consommateurs reconnaissent, caractérisent et définissent ces productions. Existe-t-il un « noyau dur », c’est-à-dire un ensemble de constantes repérables par des caractéristiques intrinsèques ou hédoniques ? Le lieu d’approvisionnement, la présence d’un signe réglementaire de protection, un mode spécifique de consommation peuvent-ils participer à l’identification du produit par les consommateurs ?

Nous serons également conduite à examiner les usages et pratiques alimentaires relatifs à ces ressources de terroir. Dans quelles conditions et à quelles occasions sont consommées ces productions ? Relèvent-elles d’une consommation publique ou d’une pratique domestique ? Quel est le niveau des connaissances que les consommateurs ont de ces productions en terme de fabrication, de consommation, d’histoire ou encore relatives à leur spécificité locale ?

Enfin, l’alimentation étant une composante de l’identité collective, nous pouvons nous interroger sur le rôle de chacune des productions dans le sentiment d’appartenance à la communauté. La consommation de ces produits, la fréquentation de circuits spécifiques d’approvisionnement, la maîtrise de certains savoir-faire sont elles le moyen de marquer son identité, sa personnalité ? Quelles sont parmi les productions locales, celles qui sont sollicitées pour représenter l’alimentation locale ? Les consommateurs participent-ils à une démarche de patrimonialisation de ces aliments ?

La consommation de productions locales et traditionnelles ne s’apparente pas à celle des produits génériques de la consommation de masse. Nous faisons l’hypothèse que plus la proximité avec le produit et son système de production est forte, plus l’attention du consommateur vis-à-vis de ce qu’il mange est soutenue et plus l’aliment est appréciable. Car la consommation de cette catégorie d’aliments suppose la maîtrise d’un certain nombre de savoirs et savoir-faire tant en terme de mode de consommation que de préparations culinaires ou d’identification, connaissances qui donnent sens à l’acte d’incorporation. L’observation des pratiques des « consommateurs connaisseurs » permet d’appréhender la richesse et la finesse de ces connaissances.

Relevant de l’intimité domestique, la consommation des productions locales ne peut pas être extériorisée dans son intégrité : les processus de mise en exposition supposent des procédures de sélection qui construisent un décalage entre alimentation privée et alimentation publique, entre « dire » et « faire ».

En se référant aux auteurs précédemment présentés, et tout particulièrement à Igor de Garine, Claude Fischler, Manuel Calvo, Laurence Bérard et Philippe Marchenay, nous étudierons les pratiques de consommation des productions locales et traditionnelles en Bresse, en tenant compte du contexte général des pratiques alimentaires dans la société française.

Afin de définir le cadre historique des pratiques, nous présenterons tout d’abord le système alimentaire bressan en privilégiant son caractère dynamique.

Considérant que l’acte d’incorporation joue un rôle fondamental dans la relation que les consommateurs entretiennent avec leur alimentation, nous serons ensuite amenée à observer la consommation au sens strict du terme en prenant en compte les règles qui la régissent ainsi que les fréquences qui révèlent le poids de chacune des productions au sein de l’ensemble du corpus alimentaire.

Dans une troisième partie, nous décrirons, telles qu’elles ont lieu actuellement en Bresse, les pratiques d’approvisionnement, de préparation et de conservation qui contribuent au domaine de l’alimentation.

Puis, étant donné la variabilité des productions locales et traditionnelles, nous verrons les connaissances et représentations que sollicitent les consommateurs pour les identifier et quelles sont les subtilités auxquelles sont attachés les amateurs.

Enfin, nous présenterons l’aspect public de ces productions. Nous montrerons les processus de mise en exposition - discours et pratiques - qui arborent ou au contraire occultent les différentes productions bressanes et les spécificités locales.

Auparavant il convient, afin de terminer cette présentation du travail, de préciser l’approche méthodologique.

Notes
73.

François Laplantine, 1987, p.138.

74.

Igor de Garine, 1980, p.232.

75.

Cf à ce sujet, Laurence Bérard, Philippe Marchenay, 1998.