Présentation du terrain

Accordant une place privilégiée à ce que François Laplantine appelle « l’infiniment petit et le quotidien », c’est-à-dire « ‘ce qui apparaît comme le plus anodin dans nos comportements sociaux’ »76 et qui fait la spécificité de l’ethnologie, nous avons privilégié une approche intensive portant sur un groupe restreint afin de faire ressortir les moindres détails, les nuances ou subtilités qui singularisent les pratiques alimentaires. Ainsi, plutôt que de disperser nos enquêtes sur l’ensemble du territoire bressan - ce qui n’aurait pu permettre qu’une approche plus généralisante - nous avons porté l’essentiel de notre attention sur une commune, Saint-Etienne-du-Bois, afin de pouvoir dresser une analyse approfondie, de type monographique. Cette échelle rendait possible une observation plus minutieuse, prenant en compte les données factuelles du quotidien et de l’ordinaire.

Néanmoins ce choix d’un village n’est nullement dicté par l’idée qu’une commune constituerait un ensemble clos et uniforme mais il s’avère que l’espace géographique est un élément essentiel des productions locales. En raison des axes de circulations, de la présence ou de l’absence de certaines structures commerciales, en fonction des conditions pédo-climatiques (sol, climat, exposition), etc., leur production et leur consommation peuvent différer d’une localité à une autre, parfois distantes seulement de quelques kilomètres. Il était alors nécessaire de préciser un lieu de référence. Cette commune, située à 10 km au nord de Bourg-en-Bresse sur la route nationale 83 reliant la préfecture de l’Ain à Lons-le-Saunier puis Besançon, a été retenue pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle bénéficie dans le domaine de la volaille, secteur alimentaire phare de la Bresse, d’une forte réputation : qualifiée par certains de « berceau de la volaille de Bresse », elle a fourni pendant des années les meilleures volailles de la région, a vu naître l’un des principaux défenseurs de cette production, appelé « le pape de la volaille » et accueille aujourd’hui dans le hameau de Béchanne le centre de sélection de la filière. De plus, Saint-Etienne-du-Bois était, tout au moins au début de l’enquête, l’une des dernières communes bressanes à disposer d’une coopérative laitière. Or étant donné l’importance des produits laitiers dans la région, nous pouvions nous attendre à ce que son point de vente joue un rôle central dans les réseaux d’approvisionnement. Par ailleurs, cette commune est le siège de nombreuses associations de type loi 1901 dont l’une, « Maisons de pays en Bresse », organise diverses manifestations autour du patrimoine bressan. La rencontre de ses membres et la prise en compte de ses activités nous a paru être un moyen privilégié d’accession aux questions de valorisation et de mises en exposition de l’alimentation locale. Enfin, Saint-Etienne-du-Bois, localisée à une dizaine de kilomètres du Revermont77, pouvait être un terrain d’observation du rôle des productions locales dans l’affirmation des identités : il était possible de supposer que certaines pratiques seraient renforcées par les consommateurs afin de se distinguer des habitants de cette région voisine78. Mais l’existence de pratiques métissées, entre usages bressans et usages bugistes, était également prévisible. Tout en compliquant les données, cette localisation venait enrichir la situation.

Nous ne nous sommes toutefois pas arrêtée aux frontières de Saint-Etienne-du-Bois mais avons pris en compte tant les réseaux extra-communaux que les informations apportées par des personnes ou des lieux extérieurs à cette commune. D’ailleurs, afin de faire ressortir les spécificités locales de Saint-Etienne-du-Bois, nous avons réalisé quelques enquêtes dans d’autres communes de la Bresse, Saint-Trivier-de-Courtes et Lescheroux en particulier ; et pour repérer ce qui relevait plus largement de la Bresse, nous en avons également effectué dans une région voisine, le Revermont (à Simandre-sur-Suran essentiellement). Enfin, le travail réalisé préalablement sur la consommation de carpes en Dombes a souvent été un éclairage complémentaire que nous ne nous sommes pas interdite d’utiliser lorsqu’il venait enrichir les propos. Cependant, si toutes ces enquêtes complémentaires nous ont permis, par comparaison, de mieux repérer les particularismes locaux et de confirmer des impressions, leurs résultats ne sont pas - ou occasionnellement - lisibles dans le présent travail, si ce n’est lorsque, par extrapolation, nous avons pu attribuer les données collectées à l’ensemble des Bressans. Mais il est également ressorti quelques spécificités alimentaires bien marquées liées à la localisation particulière de Saint-Etienne-du-Bois.

Le choix d’une approche microsociologique, qui amène « ‘à s’intéresser aux conduites les plus habituelles et, en apparence, les plus futiles’ »79, est particulièrement adapté au domaine de l’ethnologie de la France. Car si l’ethnologue appartient à la société qu’il étudie, ce qui rend difficile le « regard éloigné », condition essentielle pour Lévi-Strauss, c’est dans l’observation des détails, dans la recherche de précisions que peut s’effectuer le processus de mise à distance avec le quotidien. Ainsi en tant que Lyonnaise80, si je partage globalement avec les Bressans un grand nombre de pratiques alimentaires, en particulier toutes celles relevant de la culture culinaire française, j’ai néanmoins été fort surprise par de multiples différences, portant parfois sur de menus détails qui prenaient alors de l’importance, et me renvoyaient l’arbitraire de mes propres pratiques. De toute évidence, la distanciation existait dès que je prenais en compte la subtilité des pratiques alimentaires ou parfois simplement une appellation. Ainsi, la proximité avec les informateurs rend possible une observation plus fine, qui s’attache aux nuances, aux discrètes particularités, qui ne sont pas toujours perceptibles par ceux dont la culture est trop éloignée. Nous nous sommes attachée au cours de ce travail à prendre en compte ces éléments qui participent à la subtilité et la complexité des systèmes alimentaires.

Si Saint-Etienne-du-Bois, comme bon nombre de communes bressanes, est longtemps restée une commune rurale très agricole, le nombre d’exploitations n’a cessé de diminuer. A titre d’exemple, entre 1979 et 1988, la population agricole familiale a baissé d’un quart et en 1996, la commune ne comptabilisait plus que quarante sièges d’exploitations en activité 81. Relevant majoritairement du secteur secondaire ou tertiaire, près des trois quarts des actifs se rendent dans l’agglomération burgienne82 pour travailler83. Ainsi, majoritairement, les habitants de Saint-Etienne-du-Bois, les Stéphanois84, sont originaires du milieu agricole : les personnes âgées sont, pour la plupart, des retraités agricoles, et celles en activité, travaillant dans d’autres secteurs, sont enfants ou petits-enfants d’agriculteurs. Par ailleurs, si cette commune a vu sa démographie légèrement augmentée grâce à l’arrivée de personnes extérieures, beaucoup sont originaires de la région. D’ailleurs, si la population stéphanoise est légèrement plus mobile qu’il y a quelques années, la commune reste marquée, mais il semble que cela soit valable pour d’autres villages bressans, par une forte sédentarité. Les jeunes s’installent souvent à Saint-Etienne-du-Bois, parfois à côté de leurs parents, ou dans une commune voisine. Le maire actuel souligne que nombre d’entre eux souhaitent faire construire leur habitation sur le terrain familial, ce qui a longtemps été autorisé par l’équipe municipale précédente. Ainsi, s’il existe quelques logements collectifs (dans le bourg essentiellement) et quelques logements individuels groupés, les logements individuels purs représentent l’essentiel des habitations (hormis dans le bourg, les habitations anciennes, pour beaucoup des fermes autrefois, sont majoritairement des maisons individuelles tandis que 75% des 300 constructions réalisées entre 1975 et 1993 sont des logements individuels purs85).

Les Stéphanois rencontrés reflètent pour l’essentiel cette situation démographique. Ce sont essentiellement des personnes originaires de Saint-Etienne-du-Bois et issues du milieu agricole : des retraités agricoles, des agriculteurs en activité, des enfants ou petits-enfants d’agriculteurs travaillant dans d’autres secteurs. Tous logent en maison individuelle.

Notes
76.

François Laplantine, 1987, p.152.

77.

Contrefort géologique du Jura, le Revermont sépare la Bresse du Bugey, et se voit rattaché, selon les circonstances, à l’une ou l’autre de ces deux régions.

78.

La relation qu’entretiennent entre eux les Bressans et les Cavais (habitants du Revermont), et plus particulièrement ceux de Treffort-Cuisiat, principale commune, la plus proche de Saint-Etienne-du-Bois, et située au pied du Revermont, est ambiguë : elle est, depuis longtemps, à la fois marquée de multiples collaborations et de vives rivalités.

79.

François Laplantine, 1987, p.152.

80.

à la distanciation géographique s’ajoute la distanciation citadins/ruraux.

81.

Elaboration du plan d’occupation des sols, dossier d’approbation, 1998, p.11.

82.

de Bourg-en-Bresse.

83.

Elaboration du plan d’occupation des sols, dossier d’approbation, 1998, p.12.

84.

Nous soulignons ce terme qui pourrait porter à confusion, désignant au niveau national les habitants de Saint-Etienne dans la Loire. Employé dans le présent travail, il s’applique aux habitants de Saint-Etienne-du-Bois.

85.

Elaboration du plan d’occupation des sols, dossier d’approbation, 1998, p.9.