Un système agricole cohérent aux productions complémentaires

Pendant longtemps en Bresse, plus que dans d’autres régions de France et sous une forme particulièrement aboutie, les exploitations ont produit tout ce dont elles avaient besoin, fonctionnant presque en autarcie. Hormis les surplus de blé, les cultures végétales étaient entièrement écoulées dans les fermes ; seuls les produits de l’élevage étaient mis à la vente sur les marchés locaux. La plupart des exploitations étant exploitées en faire-valoir direct et non affermées, le besoin de liquidité était moins important que dans d’autres régions.

De même que les productions végétales étaient auto-consommées, la plupart des semences nécessaires à l’exploitation étaient auto-produites. Elles étaient sélectionnées au sein de la production familiale sur les récoltes précédentes, selon le procédé qualifié de « sélection massale » et décrit par Jean-Pierre Gay à propos du maïs : « ‘la sélection massale est une technique qui consiste à choisir dans une population, dont la fécondation n’est pas contrôlée, certains épis dont les grains seront utilisés comme semences l’année suivante. Il y a 7 à 10 000 ans, ce type de sélection était déjà pratiqué par les Indiens. Au début de notre siècle, cette sélection était encore pratiquée d’une manière empirique par nos parents et nos grands-parents. Les plus beaux épis étaient récoltés, mis à sécher soigneusement, et leurs grains étaient utilisés comme semences’ »113. Cette technique était utilisée pour le maïs mais également pour d’autres cultures comme les haricots ou les courges. Ainsi, chaque exploitation possédait ses cultivars114, parfois très différents d’une famille à une autre. En 1864, dans le Journal d’Agriculture, Lettres et Arts, un propriétaire signale qu’il a repéré chez son fermier à Curtafond un « ‘maïs blanc d’une singulière forme au plafond de la cuisine. [...] Ce grain est très farineux et la partie cornée, mince ; il se brise assez bien sous la dent et je remarque que le goût de maïs est peu prononcé, chose assez avantageuse pour la panification’ »115. Quant aux volailles, si les sujets étaient également sélectionnés sur l’exploitation, les coqs étaient néanmoins échangés de temps en temps entre fermes.

Au sein du système agricole bressan, les trois activités centrales - la culture du maïs, l’élevage des volailles et la production laitière - sont particulièrement complémentaires et interdépendantes.

En effet, le maïs, qui occupait une place prioritaire parmi les cultures, servait prioritairement à l’alimentation des animaux : la paille116 et les maïs fourragers étaient consommés par les bovins (boeufs et vaches) ; les grains entiers, séchés et conservés sous les auvents, étaient destinés aux volailles (gallinacés, pigeons, etc.) : « c’est le maïs qui a fait la volaille » entend-on souvent, ce qui prouve l’étroite relation entre ces productions. Une fois sec et égrené, le maïs était porté au moulin pour être transformé en farine. Celle-ci entrait dans la composition des pâtées pour l’engraissement des volailles, des porcs et dans une moindre mesure des vaches. Chaque exploitant cultivait plusieurs variétés de maïs afin d’adapter l’alimentation aux étapes de la production : « ‘y avait du maïs qui avait des grains ronds, quoi, un maïs normal et il y avait ce qu’on appelait du petit riz : c’était des petites panouilles*117 avec des petits grains et on en semait toujours un peu pour donner aux petits poussins, quand ils commençaient à manger, on leur donnait du petit riz’ ». Une partie des épis était récupérée pour l’alimentation des hommes. Torréfiés dans le four de la ferme, ils étaient portés au moulin pour être finement moulus et transformés en farine de gaudes*.

Outre le maïs, les vaches recevaient pour nourriture « ‘un bon barbotage : bouillie de son, légumes (rave, pommes de terre, farine d’orge ou d’avoine). On faisait cuire les légumes dans la chaudière. L’été on allait leur chercher du trèfle’ ». Le lait, considéré comme la production principale, était écrémé : la crème était transformée en beurre pour être vendue sur le marché. Sur chaque domaine, était entretenue une plante présentant de larges feuilles pour le transport des mottes de beurre118. Les sous-produits de la fabrication - le lait écrémé, le babeurre et le petit-lait (issu de la fabrication des fromages) - étaient donnés aux volailles et aux porcs. Ils constituaient une part non négligeable de leur alimentation. Lorsque le lait fut vendu aux coopératives laitières (beurreries), celles-ci retournaient le lait écrémé dont elles ne savaient quoi faire et que les agriculteurs réclamaient. Pour cette raison, Patricia Pellegrini présente l’élevage de la volaille comme une « production dérobée »119. Une partie du lait de vache, transformé ou non, était néanmoins conservée pour la nourriture des hommes. A cette production laitière, il faut ajouter le lait de chèvre, destiné aux humains.

Dans les champs de maïs, à l’extrémité des sillons, il était d’usage de planter des haricots grimpants, afin que les pieds de cette céréale, une fois éclaircis, servent de tuteurs. A l’ombre de cette plante, on semait également des courges dites « à cochon* » en quantité très importante (« on en ramassait des tombereaux » entend-on souvent dire)120. Celles-ci servaient en effet à l’alimentation des porcs et des vaches mais étaient également consommées par les hommes.

En plus des laitages et du maïs, les porcs étaient donc nourris, selon les saisons et l’état d’engraissement, avec divers légumes (betteraves et feuilles de betterave, courges, pommes de terre), des céréales (son, etc.) et les restes de la cuisine et du jardin (« ‘Y avait toujours les eaux de vaisselle, ça fait une eau grasse, c’était jamais perdu, c’était toujours pour les cochons’ »). Leur pâtée, ainsi que celle des vaches, était cuite dans une chaudière, grande marmite réservée à cet effet. Les porcs étaient essentiellement destinés à être consommés à la ferme mais quelques exploitations en commercialisaient.

Le blé, porté comme le maïs au moulin, procurait la farine nécessaire au ménage. Tous les huit à douze jours, le pain était cuit dans le four familial. Chaque ferme disposait d’un tel bâtiment, qui comprenait généralement non seulement l’espace de cuisson où étaient disposés le four à pain proprement dit et la chaudière à cochon mais également, à l’arrière, les loges à cochon, le poulailler et parfois une remise pour les cages à lapin et les instruments de la ferme. Les restes de pâte à pain, bonifiés d’oeufs et de beurre, servaient à la fabrication de tartes, garnies des ingrédients de la ferme : courges, fromage blanc* (de vache ou de chèvre), oeufs, paria*, pourri*, fromage fort*, bouillie blanche*, pommes, prunes, mais aussi tout simplement de beurre ou de crème fraîche. Les informateurs soulignent la concordance des appareils121 avec la saison et les produits à disposition : « ‘on mettait de la crème ou des pommes... tout dépend de la période’ ».

Les légumes et les fruits de consommation domestique étaient produits sur l’exploitation, dans les champs ou les jardins potagers. Tous les domaines transformaient leur eau-de-vie et beaucoup produisaient également du vin de médiocre qualité.

En somme, l’organisation des exploitations prenait en Bresse la forme d’un « système » agricole cohérent, au sens d’une structure organique dont les éléments sont intimement solidaires et interdépendants et qui semble se suffire à elle-même. La complémentarité entre les productions animales, les productions végétales et les besoins humains était particulièrement forte. La majorité des produits trouvait un débouché au sein de la ferme selon une logique d’auto-consommation, tandis que chaque bien nécessaire était obtenu selon une logique d’auto-production, formant ainsi un système relativement fermé.

Notes
113.

Jean-Pierre Gay, 1984, p.210.

114.

Terme botanique désignant un « ensemble de plantes cultivées qui peut être clairement défini par des caractères morphologiques, physiologiques, cytologiques, chimiques ou autres et qui, après multiplication sexuée ou asexuée, garde ses caractères distinctifs » (Dictionnaire d’agriculture, 1999).

115.

« Maïs amélioré », 1864, p.87-89.

116.

Les feuilles servaient également à la confection de paillasses et de matelas.

117.

Les termes locaux sont signalés en italique uniquement à la première occurrence.

118.

Il s’agit de Rumex patientia Linné, de la famille des polygonacées (Philippe Marchenay, communication personnelle).

119.

Patricia Pellegrini, 1991, p.17.

120.

Philippe Marchenay remarque que l’on retrouve dans le sud/ouest de la France cette culture associée du maïs et des haricots, association qui suppose une maîtrise parfaite des croissances (communication personnelle).

121.

Terme technique de pâtisserie désignant la garniture d’une tarte.