Du bon usage des restes

Au sein d’un système alimentaire où est essentiellement consommé ce qui est produit sur l’exploitation, tout doit être utilisé. Maintes productions en Bresse permettaient de tirer parti des choses les plus médiocres, des aliments qui ne pouvaient pas se conserver en l’état ou des déchets de la confection d’autres productions : « ‘autrefois, c’était souvent que l’on faisait des choses pour conserver, par économie, pour ne pas perdre les productions ’». Les productions les plus spécifiques de la région résultent de cette logique consistant à utiliser le plus efficacement possible les ressources disponibles : le fromage fort, les gaudes, la paria, voire le civier* ou encore les tartes, apparaissent comme des sous-produits, issus de l’exploitation de restes, de résidus, de déchets, en somme des aliments les moins nobles.

En effet, le fromage fort est une préparation fromagère qui satisfaisait les préoccupations économiques des maîtresses de maison. Grâce à ce produit, elles réutilisaient les fromages impropres à une consommation en l’état et évitaient ainsi tout gaspillage. Tous les informateurs ont utilisé pour décrire cette fabrication des termes significatifs, mettant en avant la récupération de produits de peu de valeur : des « vieux fromages », des « restes », des « déchets », des « fromages très très secs » - ce qui rend difficile la consommation de table -, voire des « restes de vieux fromages » - dont on imagine l’état de déchet par excellence !

Les gaudes, elles aussi, sont présentées comme un sous-produit et non comme une production première, une fabrication en soi. En effet, le maïs était prioritairement destiné, après séchage, à l’alimentation des animaux122, et principalement aux volailles ; seuls les épis qui ne pouvaient être conservés pour cet usage étaient transformés en gaudes. Myriam Gaxotte123 a ainsi recueilli auprès de ses informateurs la précision selon laquelle, s’il y avait trop de gaudes, certains grains pouvaient être donnés aux poules, mais qu’à l’inverse, s’il manquait de gaudes, on ne reprenait jamais des épis « suspendables » pour en augmenter les réserves insuffisantes. Seule la présence de surplus, de restes, autorise donc la fabrication de gaudes. Celles-ci étaient confectionnées selon une logique de récupération, de non-gaspillage qui pousse à transformer toutes les matières premières, quelles qu’elles soient. Cette farine était produite à partir de plusieurs sortes d’épis de maïs : ceux cueillis avant maturité des grains, dont on disait qu’ils étaient « au lait », et qui ne pouvaient pas se conserver, ceux dont les spathes (appelées pilles) s’étaient détachées et ne pouvaient donc pas être accrochés et enfin ceux, mal fécondés, auxquels il manquait des grains : « ‘y avait deux choses, y a celui qui était pas mûr, qui risquait de moisir pendu et y a des fois celui que la pille tenait pas. Alors on les mettait aux gaudes’ ». Dès lors, ces épis étaient désignés par le terme de gaudes : « ‘ces épis qui n’étaient pas mûrs, on les appelait les po*124, les gaudes’ ». Ce sont d’ailleurs ces épis au lait qui sont généralement considérés comme les meilleurs pour la fabrication des gaudes. Laurence Bérard et Philippe Marchenay soulignent que « ‘l’état physico-chimique des sucres présents à ce stade dans les grains immatures y est peut-être pour quelque chose’ »125.

En précisant que les gaudes étaient confectionnées à partir des « maïs pas assez mûrs », les informateurs se réfèrent à un emploi précis et laissent entendre « pas assez mûrs pour leur utilisation normale ». Ces épis qui risquaient de moisir, qui étaient « pâteux », « qu’on ne pouvait pas mettre à sécher », qui « n’allaient pas »126, « il fallait en faire quelque chose » reconnaît un Stéphanois après avoir insisté sur l’absence de gaspillage. Ils étaient alors voués à la fabrication des gaudes, « comme on n’avait pas d’autres moyens pour les faire sécher ». Les propos des Bressans ne mettent pas, a priori, en valeur les matières premières utilisées pour les gaudes : cet aliment apparaît clairement comme un sous-produit, une production dérivée.

Quant à la paria, elle permet, là encore, d’exploiter toutes les matières premières à disposition, en conservant des poires - et dans une moindre mesure des pommes ou d’autres fruits - qui sans cette transformation auraient été perdues. Cette fabrication permettait de tirer profit des fruits les plus mauvais, qu’ils soient abîmés et difficiles à conserver ou bien qu’il s’agisse de variétés qui ne convenaient pas à la consommation de table. Ainsi, les informateurs se souviennent, pour chaque variété utilisée, de leur médiocre qualité organoleptique. Le jus, première étape de la fabrication, était obtenu, à Saint-Etienne-du-Bois, à partir des pommes camion, « variété ancienne, locale. Entièrement rouges, mais qui sont petites ». Ce sont donc des fruits de taille modeste qui sont récupérés. D’autres se souviennent de l’utilisation de fruits bien plus altérés : « ‘on prenait des poires vertes, les tombées qui étaient trop abîmées, on pouvait les mettre en jus, on faisait réduire. Et le reste, les jolies, on les gardait pour éplucher ’». Ce témoignage confirme la pratique d’une gestion très stricte des fruits passant par une double sélection : les moins bons étaient réservés à la fabrication de la paria, et parmi eux, les plus vilains étaient triés pour être pressés. Quant aux poires, coupées en morceaux pour être cuites dans ce jus, il s’agissait également de diverses variétés, toutes peu gastronomiques. La poire chonaille ou chonay en parler local bressan et la poire curé sont les plus souvent citées. La première est présentée comme « la meilleure, la spéciale à faire la paria » si bien que certains disent de cette variété qu’elle « était exprès pour ». Elle était néanmoins, comme la pomme camion, de petite taille. Quant à la seconde, réputée assez fine et plus grosse que la précédente, les informateurs précisent qu’elle « était bonne cuite », laissant entendre qu’elle l’était moins à l’état cru ! Désiré Bois confirme cette impression dans son ouvrage sur les fruits. Dans le passage consacré à la « Poire de Curé (Belle de Berry, Belle Adrienne) », il précise que « ‘le fruit, moyen, piriforme, assez beau, de qualité médiocre à l’état cru, est meilleur après cuisson’ »127. Parmi les autres variétés utilisées, la « petite poire verte » est l’une des moins appréciées en raison de la multitude des grains qui parsèment sa chair : « ‘elle est pas si bonne parce qu’elle est bien granuleuse, la poire verte, ça fait un peu des grains’ » ; tout le monde s’accorde pour cette raison à la décrire comme un fruit presque immangeable, par des comparaisons fortes : « ‘c’est une poire qui est comme ça, qui est pas bien grosse et qui est très sucrée mais qui est... sableuse alors ! Qui a des graviers, des... Incroyable’ », « on s’en met plein les dents ». C’est pourquoi elles n’étaient souvent utilisées que pour la fabrication du jus. Parfois, les Bressans ajoutaient des poires sauvages, elles aussi petites et impropres à la consommation à l’état de fruit. Enfin, à Saint-Trivier-de-Courtes, la « poire livre » entrait dans la fabrication du vincuit*, préparation proche de la paria. Contrairement aux variétés précédentes, son poids était important mais sa chair totalement fade : « ‘c’était pour la quantité. On disait la poire livre parce qu’elle faisait cinq cents grammes. Elle ne valait absolument rien. Mais elle faisait de la quantité’ ». Certains la comparent à la betterave sucrière et ajoutent « ‘elle n’était pas bien bonne, elle était neutre, cuite, elle donnait pas d’autre goût’ ». En somme, les fruits utilisés pour la réalisation de la paria étaient des variétés de petites tailles, à la chair de piètre texture (granuleuse, sans parfum) ou encore détériorée. Les descriptions qui en sont faites mettent rarement ces fruits en valeur !

Selon cette même logique d’utilisation des résidus, le civier a, lui aussi, souvent été décrit comme « un moyen de tout récupérer dans le cochon ». Cette charcuterie était confectionnée à partir des pieds et de la tête du porc mais aussi des petits morceaux de viande qui ne pouvaient être utilisés autrement : « les restes allaient au civier ».

En fait, rares sont les produits locaux pour lesquels au moins l’un des informateurs n’ait pas dit, d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agissait de l’utilisation d’un reste ou résidu. Ainsi, des tartes, toutes les personnes âgées ont rappelé qu’elles étaient faites à partir d’un reste de pâte à pain : « ‘quand on mettait le pain au benon128, s’il en restait un petit peu, moi je revois ma mère, avec une boule de pâte à pain dans lequel elle mettait un oeuf, elle mettait un petit peu de beurre, elle faisait une petite pâte briochée, comme ça ’».

Quant au beurre clarifié, appelé « beurre fondu » ou « beurre noir », il était fabriqué l’été, période d’abondance laitière, à partir de la surproduction de beurre frais, et permettait de gérer et conserver un excédent pour les périodes de pénurie :

‘« y avait un moyen de conservation du beurre, c’était de le faire fondre. Les ménagères dans les fermes, y avait un moment où le beurre se vendait très mal, y avait des grosses différences de prix, au grand moment de production du lait, qui était en général juillet/août, le beurre se vendait mal, alors les ménagères en profitaient pour se faire un stock de beurre pour l’hiver. Parce que l’hiver, elles n’allaient pas employer du beurre pour la cuisine, parce qu’il était tellement cher l’hiver qu’il valait bien mieux le vendre, le peu qu’on pouvait produire il valait mieux le vendre, donc elles le faisaient fondre et puis elles le mettaient dans des cruches de terre, en grès ».’

De même, lorsqu’une motte de beurre était imparfaite, elle était transformée en beurre noir : « ‘des beurres qui ne tenaient pas. Ils ne pouvaient pas aller au marché. Ils coulaient, donc on les faisait fondre, on les gardait pour l’hiver ’». Quant à la consommation de beurre frais, elle n’était pas non plus choisie mais résultait de l’incapacité à le vendre, par exemple lorsque les quantités étaient insuffisantes pour faire une motte : « ‘j’ai vu mes grands-parents faire le beurre. On faisait, je ne sais pas, huit livres, dix livres, quinze livres, je ne me rappelle plus et le dernier morceau qui restait, si y en avait pas quatre cents grammes et bien c’était le morceau qui restait pour la maison’ ».

La seule production alimentaire qui ne soit pas présentée comme étant une production dérivée ou l’utilisation d’un reste, la volaille de Bresse est élevée au rang de la perfection129. Productions nobles, vers lesquelles sont tournés tous les soins, les chapons, poulardes et poulets étaient destinés à être commercialisés si bien que n’apparaissaient sur les tables paysannes que ceux qui présentaient des défauts : « ‘autrefois, les Bressans consommaient quand même beaucoup de volailles mais c’était les fins de série, les petites, les crevures comme on dit. Les pattes cassées. Tout ce qui n’était pas bon à vendre’ ». « ‘On ne mangeait pas de chapon, ou alors un qui n’était pas si joli, qui avait de la crête qui avait repoussé, un peu raté quoi. Les jolis ils partaient’ ». Ce ne sont, à nouveau, que des rebuts qui sont consommés par les exploitants.

Tout se passe comme si les productions locales spécifiques entrant dans l’alimentation paysanne était essentiellement composées de produits dérivés : sans reste de pâte, pas de tarte ; sans surproduction de beurre, pas de matière grasse ; sans fruits de mauvaise qualité, pas de paria ; sans épis immature, pas de gaudes ; sans volaille abîmée, pas de volaille, etc.

Ces productions, et tout particulièrement le fromage fort, le civier, la paria et les gaudes révèlent la capacité des Bressans à apporter de la plus-value à des produits bruts de moindre qualité, peu valorisés. Leur transformation suppose un ensemble de savoir et savoir-faire particulièrement élaborés et spécifiques à chaque produit qui leur donnent une singularité. Ces matières premières subissent une revalorisation par un investissement temporel (le temps qui leur est consacré n’est pas négligeable tant pour les préparations au sens strict que pour les cuissons), un investissement spatial (les individus se déplacent vers les lieux de fabrication et les produits eux-mêmes circulent), un investissement physique (le travail demande tantôt de la force, tantôt des gestes répétitifs, ou encore minutieux ; ces fabrications engagent les corps qui sont parfois marqués comme lors de la cuisson de la paria lorsque les éclaboussures brûlent la peau) mais également un investissement en terme d’attention (la précision est de rigueur dans plusieurs des préparations, sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement : ne pas faire attacher la paria, ne pas brûler les épis de maïs, moudre les grains à la bonne grosseur, ne pas hacher trop fin le civier, ajouter les bonnes quantités de fromage dans le récipient de fromage fort, etc.). Les productions bressanes les plus spécifiques sont issues d’une élaboration mobilisatrice. Par une appropriation culturelle, des sous-produits sont transformés en productions alimentaires singulières et porteuses de sens. Ainsi le fait que la plupart des productions locales soient réalisées à partir de rebus n’est sans doute pas seulement lié à une stricte raison économique. Ces techniques culinaires, par la gestualité et l’investissement spatio-temporel, créent de la subjectivité collective. Cette question semble redevable de l’anthropologie de la matérialité130 (le geste produit de la culture) telle qu’elle sera à nouveau évoquée avec la question du goût et des préférences organoleptiques (Cf. Chap.4.).

Notes
122.

Après la récolte du maïs, à l’automne, les épis, appelés panouilles, étaient triés et défeuillés (dépillés) lors de veillées « dépillage » entre voisins, auxquelles participaient parents et enfants. A cette occasion, les spathes qui entourent les épis étaient supprimées sauf quatre qui, retournées, étaient nouées avec celles de quatre à six autres épis. Ainsi solidarisés en raisins, les épis étaient suspendus sous les auvents afin de sécher au gré du vent.

123.

Myriam Gaxotte, 1989, p.19.

124.

Nous avons retenu l’orthographe proposée dans l’article de Laurence Bérard et Philippe Marchenay, « Les gaudes en Bresse : pratiques techniques et consommation » (sous presse).

125.

Laurence Bérard, Philippe Marchenay, « Les gaudes en Bresse : pratiques techniques et consommation » (sous presse).

126.

La liste des propos allant dans ce sens serait encore longue.

127.

Bois Désiré, 1996 (1928), p.301.

128.

Terme vernaculaire désignant le paneton.

129.

Nous devons pourtant relativiser ce propos car si les Bressans ne présentent pas la volaille comme une production issue de restes, l’analyse du système agricole montre que la qualité spécifique de cette production à, entre autres, pour origine la nature de son alimentation qui est composée des produits dérivés de la fabrication du beurre et des fromages (le petit-lait, le babeurre), ce qui la fait apparaître à certains, dont Patricia Pellegrini (1991), comme une « production dérobée ».

130.

Cf. à ce sujet Jean-Pierre Warnier, 1999.