1.1.2. ... à une agriculture plus spécialisée mais secondaire

En cinquante ans, à l’image du reste du pays, la société bressane s’est radicalement transformée. Le principal changement est la baisse de l’activité agricole : l’agriculture n’est désormais plus en Bresse un secteur dominant l’économie locale mais s’avère secondaire. Alors qu’avant la Seconde Guerre mondiale, la proportion d’exploitants agricoles était très élevée, en 1990, seul 4,8% de la population active travaillait dans l’agriculture. A Saint-Etienne-du-Bois, d’anciens agriculteurs soulignent cette évolution marquante : dans le hameau de « ‘Pommier, on était une dizaine, maintenant ils ne sont plus que deux’ » compte l’un d’entre eux, tandis que son voisin conclut au même résultat : « ‘on était onze à La Claison, il y avait onze ménages qui vivaient de l’agriculture. Aujourd’hui il en reste un’ ». Néanmoins, la population bressane reste plus rurale que la moyenne nationale (près de 43% de la population habite dans une commune rurale).

La baisse de l’activité agricole n’est pas sans conséquence sur le système alimentaire local. Les consommateurs n’étant plus des exploitants agricoles, l’auto-production n’est plus aussi évidente. Les élevages bovins, caprins et porcins, desquels était tiré l’essentiel de l’alimentation carnée et laitière, ne sont plus systématiques : ils ne sont produits que dans les exploitations agricoles, dont le nombre est maintenant minoritaire par rapport à l’ensemble des ménages, et par quelques particuliers, de manière sporadique ; seuls les lapins et les volailles sont encore couramment élevés par certaines personnes. De nombreuses productions, issues selon une logique d’auto-consommation des matières premières de la ferme, ne sont désormais plus fabriquées de manière domestique. L’exemple le plus flagrant est celui du pain dont la fabrication domestique, à partir du blé de l’exploitation, s’est progressivement réduite : « ‘pour les foins ou les moissons, on n’avait pas bien le temps, on disait “et bien ma foi tant pis, on va aller chercher du pain au village et on va repousser la fournée d’un jour ou deux”’ », « ‘nous, comme on était une grande famille, il n’y avait pas assez de blé pour faire la soudure. On achetait le pain au mois de juillet, on achetait une fournée chez le boulanger ’». Les boulangers ont effectué de plus en plus régulièrement des tournées dans les fermes ; beaucoup d’entre eux étaient polyvalents, assurant le statut de grainetier ou tenant également un bistrot : « ‘parce que le boulanger n’avait pas beaucoup de boulot. Jusqu’en 1950, il ne vivait pas qu’avec la boulangerie, parce qu’il n’y avait que les gens du village pour acheter du pain. Et encore, dans les gens du village, y en a qui avaient un four’ ». Avec l’augmentation de la demande, les boulangers se spécialisèrent et élargirent leurs fabrications : « ‘après la guerre, ils ont commencé à faire de la tarte et de la brioche pour la vogue ’». A Saint-Etienne-du-Bois, les fabrications domestiques se sont poursuivies, dans certaines familles, bien après la Seconde Guerre mondiale avant d’être définitivement arrêtées : « ‘mon frère, André a dû en faire jusqu’en 65, c’est un des derniers qui en faisaient ’».

Parallèlement à la baisse du nombre des exploitations, le système agricole a connu des changements importants dont certains ont des conséquences directes sur l’existence et le statut des productions agricoles et alimentaires locales. Le premier constat est celui de l’augmentation considérable de la taille des exploitations. La Bresse restant découpée en une multitude de petites propriétés, les jeunes qui s’installent - car les agriculteurs sont aujourd’hui pour la plupart locataires - éprouvent souvent des difficultés à constituer des parcellaires groupés131. Ces agrandissements se sont assortis d’une certaine spécialisation : les fermes ne sont plus aussi polyvalentes. Actuellement, l’agriculture bressane est portée par quelques secteurs phares, l’élevage bovin pour lequel il faut distinguer la production de viande et la production de lait, l’élevage porcin, l’aviculture et les céréales. Certaines fermes se sont spécialisées dans quelques, voire une seule, de ces activités. Les autres productions sont délaissées. A titre d’exemple, le nombre de chèvres, regroupées dans quelques exploitations, a été divisé par trois et la production laitière par deux, si bien que cette production ne pèse plus guère en terme économique.

La production laitière bovine occupe une place prépondérante dans l’économie agricole de l’Ain et tout particulièrement de la Bresse : le lait est l’une des principales richesses agricoles du département. En instaurant les quotas laitiers, la P.A.C. de 1984 a contribué à réduire le nombre d’exploitations ayant des vaches laitières. Cette mesure a particulièrement marqué la Bresse. Ce sont essentiellement les petites exploitations de polyculture qui, profitant de la prime offerte, ont cessé leur activité laitière, si bien que cette mesure a accru la spécialisation laitière des grosses exploitations. En 1995, l’étable laitière moyenne comptait 32 vaches. 440 exploitants (soit 20% de l’ensemble) détenaient plus de 40 vaches laitières alors qu’en 1980 ils n’étaient que 200. De même, en 1980, la moitié des éleveurs possédaient moins de 10 vaches, ils ne sont plus que 11% en 1995132. Moins d’une dizaine de collecteurs-transformateurs se partagent la zone de collecte laitière dont les beurreries coopératives de Foissiat et d’Etrez, les coopératives de Saint-Trivier-de-Courtes, de Bourg-en-Bresse, la fromagerie de Treffort, etc. A côté de l’élevage laitier, se sont développés les troupeaux allaitants. Entre 1983 et 1995, le nombre de vaches nourrices a presque doublé. La race charolaise est la plus répandue, devant quelques limousines et blondes d’Aquitaine.

Avec deux cents élevages, plus ou moins spécialisés, l’Ain se distingue par une activité porcine élevée au regard du reste de la région Rhône-Alpes. En 1999, le cheptel porcin dans ce département représentait 147 000 têtes soit 40% de la production totale en Rhône-Alpes133. Au sein du département, la Bresse concentre l’essentiel du cheptel, soit environ 70% de la production134. Cette production doit néanmoins être relativisée par rapport à la production nationale puisque si l’Ain est au premier rang de la région Rhône-Alpes, elle n’occupe que la 15ème place au niveau national avec moins de 1% du tonnage français.

La volaille n’est plus comme autrefois une « production dérobée », pour reprendre l’expression de Patricia Pellegrini. Cette auteur souligne d’ailleurs que « ‘la tendance actuelle se renverse car de plus en plus de jeunes s’installent avec la volaille de Bresse comme production principale, ou à part égale avec une autre’ »135. La volaille est en effet la quatrième richesse agricole du département de l’Ain après les céréales, le lait et les bovins. En terme économique, l’aviculture est en progression et elle occupe en Bresse une place bien particulière. Recouvrant un territoire de 3536 km2 délimité par le Doubs au nord, la Saône à l’ouest, la Veyle et la Dombes au sud et le Revermont à l’est, la zone d’appellation de la volaille de Bresse chevauche trois départements (la Saône-et-Loire, l’Ain et le Jura), relevant de trois régions différentes (la Bourgogne, Rhône-Alpes et la Franche-Comté)136. Le jugement de 1936, délimitant cette zone, a été renforcé par la « Loi du 1er août 1957, relative à la protection de l’appellation « volaille de Bresse » » (Cf. Annexe 4). Contrairement au jugement précédent, celle-ci n’a retenu que la volaille de race Bresse blanche, excluant celles au plumage noir et au plumage gris. Cette loi reconnaît la création et précise les fonctions d’un Comité interprofessionnel de la volaille de Bresse. Après l’arrêté de 1970, puis celui de 1989, le décret de 1995 (Cf. Annexe 5) définit les conditions de production et d’agrément des Appellations d’origine contrôlées « volailles de Bresse », « poulet de Bresse », « poularde de Bresse » et « chapon de Bresse ». Depuis la création, en 1955, d’un Centre de sélection à Béchanne sur la commune de Saint-Etienne-du-Bois qui a « ‘pour but de maintenir et d’améliorer la race pour obtenir un cheptel plus homogène et plus productif. Il possède aussi la fonction d’accouveur ’»137, si bien que les éleveurs achètent leurs poussins d’un jour auprès des accouveurs qui se fournissent dans ce centre. Le nombre de poulets de Bresse, si l’on fait l’impasse sur les fluctuations, a fortement augmenté : il est passé d’un peu plus de 1 133 000 en 1977 à 1 376 000 en 1998138. Etant donné que le nombre d’éleveurs ne cesse de diminuer (ils étaient 1095 en 1977 sur la zone d’appellation contre 329 en 1998), la taille des exploitations est en augmentation constante. Le nombre moyen de poulets par exploitation a presque quadruplé : de 1035 à 4053. Les quelques agriculteurs qui se sont fortement spécialisés dans la volaille A.O.C. sont essentiellement installés en Saône-et-Loire139. Quant aux chapons et poulardes qui nécessitent un travail minutieux, leur nombre est moindre par rapport aux poulets : 15 630 chapons ont été recensés sur les 21 872 déclarés en 1997, 17 597 poulardes sur les 17 962 déclarées. La rentabilité de cette production est supérieure à celle des poulets A.O.C.. Production de luxe, la volaille de Bresse représente le fleuron de l’agriculture bressane.

En ce qui concerne les cultures, le département de l’Ain s’est spécialisé dans les productions céréalières (en 1998, elles représentaient 60% des productions végétales), dont l’essentiel des cultures est situé en Bresse et dans la Dombes. Parmi les céréales, le maïs, en raison de son bon rendement, est prédominant (56% du total des céréales en surface cultivée, pour seulement 15% au niveau national)140. Après le maïs vient le blé en terme de surface cultivée (27% du total des céréales), puis en proportion moindre l’orge, le triticale, l’avoine, le seigle, le sorgho, etc. La culture du maïs a fait l’objet, après la Seconde Guerre mondiale d’une modification considérable ayant des répercussions sur l’ensemble du système agricole. C’est en effet au début des années cinquante, qu’ont été introduits en Bresse les maïs hybrides, nouvelles variétés plus précoces, permettant une plantation plus dense et présentant un rendement supérieur. En une dizaine d’années, ces maïs hybrides, dont les premières semences d’origine américaine ont été remplacées dès 1957 par celles, mieux adaptées aux conditions climatiques françaises, créées par l’INRA, vont s’imposer. Cette innovation massive conduit à une uniformisation des variétés et un appauvrissement de la biodiversité bressane car les cultivars locaux, obtenus par sélection massale, sont abandonnés. Par ailleurs, ces nouvelles variétés induisent des changements dans l’ensemble des pratiques culturales. Tout d’abord, les pieds de ces variétés étant moins vigoureux au début de leur croissance, les agriculteurs doivent apporter des engrais et surtout éviter qu’ils soient menacés par des mauvaises herbes. L’emploi de désherbants condamne la culture associée des courges, haricots et maïs qui était pratiquée jusqu’alors dans les champs. De plus, en raison de l’augmentation de la production, les épis ne sont plus mis à sécher sous les avant-toits mais conservés dépouillés, au grand air, dans des séchoirs grillagés appelés également cribs, dispositifs plus économes en main-d’oeuvre. Il n’est plus utile d’attacher les spathes, ce qui met fin aux soirées dépillages, décrites précédemment en note de bas de page. Celles-ci sont directement retirées dans les champs, dans un premier temps à la main, puis mécaniquement. En effet, présentant une meilleure résistance à la verse, les maïs hybrides sont ramassés par des corn-pickers qui non seulement cueillent les épis mais les effeuillent également. Enfin, les variétés hybrides ne conservant pas leur uniformité à la seconde génération, les agriculteurs ne peuvent plus procéder par sélection massale et sont contraints de racheter leurs semences chaque année. Si la diversité variétale s’est réduite, le volume des productions a considérablement augmenté suite à l’introduction de ce maïs hybride. Progressivement, cette céréale est passée d’une culture d’auto-consommation à une culture destinée à la vente, qui va être collectée par des organismes stockeurs pour être exportée. Dans ce nouveau système productif, les gaudes, dont la fonction principale était l’utilisation efficace des rebuts du tri imposé par le mode de séchage et l’irrégularité de la production, n’ont plus leur place. Les spathes étant toutes retirées, la différence entre les épis qui en avaient et ceux qui n’en avaient pas n’est plus remarquable. De plus, le maïs, bien plus régulier maintenant, ne donne plus guère d’épis immatures ou mal formés : il n’y a plus que des épis arrivés à maturité.

Notes
131.

Jean-Louis Peltier, chargé de mission de références économiques à la Chambre d’agriculture de l’Ain, communication personnelle, 8 mars 2001.

132.

Agreste, 1996.

133.

Chambre d’Agriculture de l’Ain, 2001, La filière porcine.

134.

Jean-Louis Peltier, communication personnelle.

135.

Patricia Pellegrini, 1992, p.17.

136.

Avec la zone de la volaille de Bresse se dessine une nouvelle délimitation de la Bresse, différente des délimitations historiques et politiques (Cf. Annexe 1) mais qui tend à se rapprocher d’une délimitation géologique. Elle s’étend sur 90 km de long et 40 km de large.

137.

Patricia Pellegrini, 1992, p.26.

138.

Chambre d’Agriculture de l’Ain, 2001, La filière avicole/volaille AOC, tiré à part.

139.

Jean-Louis Peltier, communication personnelle.

140.

Chambre d’Agriculture de l’Ain, 2001, La filière grandes cultures, tiré à part.