1.2.1. Les matières grasses de cuisson

Sous le nom de « fonds de cuisine », Lucien Febvre désigna en 1938 les éléments fondamentaux du système culinaire qu’il considérait comme étant les plus stables et permanents, et devant résister aux divers changements subis par la société. Parmi ces fonds de cuisine, il s’attacha avec ses collaborateurs à dresser une carte géographique des diverses matières grasses utilisées pour la cuisson des aliments, qui lui semblaient l’exemple le plus manifeste des fonds de cuisine. Ils opposèrent une France du beurre, une France du saindoux, une France de l’huile d’olive, etc. Nous allons voir que si ces éléments participent à la définition d’une cuisine, ils tendent néanmoins à évoluer et ne sont représentatifs que d’une époque. Par ailleurs, il est courant que plusieurs matières grasses appartiennent, en proportions variables, à un même corpus alimentaire, le choix de l’une ou de l’autre étant très codifié selon les préparations et répondant à des logiques souvent complexes et subtiles.

En Bresse, avant la Seconde Guerre mondiale, le beurre coexistait avec le saindoux dans la cuisine paysanne. Auparavant, ce produit laitier, pourtant fabriqué dans toutes les fermes, était réservé à la vente et n’entrait qu’avec parcimonie dans les préparations familiales, probablement devancé par la matière grasse d’origine porcine. Progressivement, avec l’amélioration du niveau de vie, le beurre, mieux considéré, s’est imposé comme corps gras pour la cuisson des aliments au côté du saindoux, encore employé dans quelques préparations comme les pommes de terre à la poêle. Dans certaines familles, à la fin des années trente, ce dernier était totalement absent : « ‘je n’ai jamais vu mes parents faire de saindoux, le lard blanc comme le lard rouge étaient salés’ » déclare un retraité stéphanois. Mais c’est sous la forme de lard salé, que la graisse de porc réapparaît comme matière grasse de cuisine puisqu’à propos des ragoûts qu’il appelle « daubes », cet informateur se souvient que « ‘on mettait du beurre ou on faisait revenir des lardons avant ’» : ceci confirme la coexistence des deux corps gras. De manière générale, le beurre entrait dans de nombreuses préparations : il servait à faire revenir les viandes (ragoûts, rôtis, poulets) et certains légumes dont les haricots ; il entrait dans la confection de pâtes à tarte, de brioches, de béchamels ; de petites noisettes étaient parsemées sur les gratins pour les faire dorer, sur le dessus des pâtes à tarte pour les garnir, sur les tartines de fromage fort grillées, ou encore dans les soupes, etc. A Saint-Etienne-du-Bois, avant la Seconde Guerre mondiale, rares étaient les agriculteurs qui fabriquaient encore du beurre puisque la plupart livraient leur lait dans une des coopératives. Ils récupéraient alors la quantité de beurre nécessaire à leur consommation et voyaient leur paie réduite d’autant. Quant à la pratique du beurre clarifié, si, à l’Entre-deux-guerres, elle avait disparu dans certaines familles, elle persistait dans d’autres : ce beurre noir, moins noble, était néanmoins préféré au saindoux et servait surtout pour les préparations culinaires. Le fait que les résidus issus de la fonte du beurre, tout comme ceux issus de la fabrication du saindoux, s’appellent indifféremment « grattons » laisse entendre une assimilation de ces deux matières grasses.

L’huile n’occupait qu’une place secondaire. Si elle entrait en tant que graisse de cuisson dans quelques rares préparations comme la fricassée de courge, elle était, en fait, essentiellement utilisée pour l’assaisonnement des salades. La plus courante était l’huile de colza, produite sur l’exploitation. Dans les familles les plus aisées, on achetait déjà de l’huile d’arachide. Durant la guerre, certaines familles ont fabriqué de l’huile de courge et de l’huile d’oeillette. L’huile de noix, produite de manière domestique et très appréciée dans le Revermont voisin, était inconnue dans la majeure partie de la Bresse. Néanmoins, Saint-Etienne-du-Bois étant frontalier avec cette région, certains Stéphanois, habitant dans les hameaux proches de la montagne, y étaient habitués et en fabriquaient pour leur consommation personnelle. Ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population bressane, c’est ici une spécificité propre à quelques hameaux de cette commune.

Avec l’augmentation du niveau de vie, la mainmise des coopératives sur la production beurrière et la pénétration des marchés comme moyen d’approvisionnement, le beurre est devenu plus accessible aux préparations culinaires domestiques. Economiser le beurre a, de moins en moins, été une préoccupation familiale.

Actuellement, le beurre est relayé par d’autres corps gras. En fait, si dans certaines familles, le beurre reste la matière grasse principale, dans maintes autres, la consommation s’est nettement affaiblie ; beaucoup reconnaissent utiliser moins de beurre qu’auparavant, parfois dans des proportions considérables. L’huile s’est alors substituée à cette matière grasse. On ne peut qu’être surpris, d’un point de vue culturel, de la rapidité et la profondeur de ce changement. Les matières grasses de cuisson semblent beaucoup moins stables que ne le pensait Lucien Febvre. Plus que l’utilisation courante de l’huile pour les cuissons, l’introduction de l’huile d’olive est notable. Rarissime en Bresse, il y a une dizaine d’années, cette huile s’est imposée dans la cuisine bressane, alors que l’huile de noix, pourtant produite à la frontière de la Bresse, n’a aucun succès. L’huile d’olive est utilisée dans nombre de foyers pour les sauces de salade, parfois mélangée à de l’huile de tournesol, mais également pour les cuissons. « ‘On l’utilise depuis un an. Autrement j’ai jamais goûté une goutte d’huile d’olive. Mais maintenant j’ai toujours mon huile d’olive. On s’y est bien fait’ » déclare une Stéphanoise qui suit les conseils de sa fille mais qui laisse entendre une certaine compromission dans ses pratiques.