Les soupes, comme dans beaucoup de régions, représentaient la base de l’alimentation avant la Seconde Guerre mondiale. Qu’elles soient, ou non, agrémentées d’un peu de viande - principalement de porc - la diversité était grande : soupe de légumes dont les morceaux sont à peine écrasés à la cuillère, bouillon, soupe au lait avec ou sans oignon, potage au riz, soupe de fromage (« ‘c’était de l’oignon bien rissolé et de l’eau, sur du pain et puis du fromage de gruyère ’»), etc. Quelle que soit leur composition, les consommateurs ajoutaient généralement des morceaux de pain dans leur bol afin d’épaissir ce liquide.
Proches parentes, les bouillies consistent en la longue cuisson d’une céréale avec un liquide (eau ou lait), jusqu’à l’obtention d’une préparation plus ou moins solide. La distinction avec la soupe n’est pas toujours évidente. Les bouillies étaient encore prédominantes dans la nourriture bressane de l’Entre-deux-guerres. Aux gaudes, bouillie bressane par excellence, qui se sont imposées probablement en substitution à d’autres bouillies, telles celles de millet, il faut ajouter le dinno, préparation à base de farine, d’eau, de lait et éventuellement d’un légume (haricots en grain, morceaux de courge, châtaignes, riz). Ces « bouillies blanches », comme elles sont aussi appelées, mais également les gaudes, étaient parfois consommées avec du pain : « ‘ma mère faisait les bouillies blanches, c’est-à-dire comme une sauce blanche mais pas si épaisse. Ça faisait une soupe en somme. Elle y faisait pas trop dur. Mon père coupait une tranche de pain dedans, moi je ne le faisais pas. Mais j’aimais bien mettre un morceau de sucre ’». Cette déclaration révélant une évolution transgénérationnelle rejoint le constat fait par Rolande Bonnain dans le sud-ouest mais pour une période antérieure à la Grande Guerre : « ‘les bouillies cessent d’être le plat principal et deviennent dessert par l’adjonction de sucre’ »149. Ces bouillies blanches, données au moment du sevrage, étaient la première nourriture des enfants.
Par ailleurs, les préparations à base de farine de froment délayée dans un liquide entraient dans la confection de nombreux mets dont le dinno évoqué précédemment, la tarte à la frangipane*, les sauces blanches, également appelées décamoton, ou les béchamels qui accompagnaient de nombreux aliments (poireaux, carottes, oeufs, etc.). Le décamoton, qui est un dérivé du verbe signifiant délayer, d’après les patoisants stéphanois, est nettement différencié de la béchamel qui comprend du beurre : « ‘le décamoton, on délayait dans un bol un peu de farine, deux/trois cuillères à soupe de farine et on le délayait avec du lait et quand c’était pas trop clair évidemment, on y versait dans une casserole qu’on avait mis du lait pour faire une sauce blanche et on y laissait cuire comme ça. La béchamel, c’est très différent parce que la farine, on la laisse blondir dans le beurre, on peut après l’éclaircir avec du lait ou de l’eau, selon ce qu’on veut faire’ ». Cette opposition met en évidence l’importance accordée à cette matière grasse : sa présence ou son absence donne deux mets différents alors que la substitution de l’eau au lait n’a pas autant d’incidence, la préparation obtenue restant, dans cette classification, une béchamel.
Encore très appréciée, surtout par les personnes âgées, les soupes ont néanmoins vu leur consommation fortement baisser : tous les Bressans ont remarqué que, relativement à ce qu’il a été, cet aliment ne pèse guère dans leur régime alimentaire actuel. Alors que cette préparation était présente lors de la plupart des repas, elle est, remplacée par d’autres mets, devenue de moins en moins fréquente :
‘« l’évolution de ne plus manger de la soupe à midi, c’est venu petit à petit. On a commencé l’été : l’été on a commencé par, à la place de la soupe, faire une salade verte. Ou après on a commencé par faire ce qu’on appelait une salade russe, c’est-à-dire qu’on mettait des petits pois, un petit peu de haricot et un petit peu de pommes de terre et on faisait une mayonnaise. Ça c’était déjà l’entrée qu’on avait et puis les salades de tomates, elles sont arrivées bien plus tard, parce qu’on ne mangeait pas les tomates crues. [...] Alors là, je vous dis, ça a changé à ce moment, dans les années cinquante, par là. Plus personne... Maintenant, on mange même plus de la soupe le soir alors ! ».’Ce à quoi, il faut ajouter l’abandon des soupes matinales. Néanmoins, ces propos semblent un peu radicaux, car si cette consommation tend à être moins courante, elle persiste dans certaines familles. A titre d’exemple, lors des trois repas de midi partagés avec une famille d’éleveurs, à l’occasion de la préparation des volailles grasses, la soupe a été proposée en entrée aux commensaux. Quant à la précédente interlocutrice, elle avoue par la suite : « ‘moi, le soir, j’aime bien mon petit bouillon ’», reconnaissant par là en consommer presque quotidiennement. Quant à la nature de la soupe, elle a également subi une évolution notoire, tant par la diversité croissante des ingrédients qui entrent dans sa composition que par la technique de préparation puisqu’elle est maintenant souvent moulinée :
‘« on mange des soupes différemment d’autrefois, parce qu’autrefois, moi je me rappelle quand j’étais petite, chez mes parents, et même ici, les premières années, ça a changé dans les années soixante, mais y en a encore qui en font, autrefois, quand on faisait une soupe, on faisait cuire des pommes de terre avec deux-trois carottes, un poireau, c’est tout ce qu’on mettait et on ne moulinait pas les légumes, on les écrasait un peu à la fourchette dans le faitout et on mettait du pain, du gruyère dans la soupière et on trempait avec notre bouillon de légumes, qu’on mettait sur notre pain. Alors que maintenant, c’est tout différent, on la mouline ». ’Cette interlocutrice entame alors une longue énumération des légumes qu’elle utilise, apportant pour chacun des détails sur la saisonnalité et les modes de conservation lui permettant de les outrepasser. Parmi ceux-ci, ont été cités les pommes de terre, les carottes et les poireaux bien sûr mais aussi les haricots verts, les tomates, les feuilles de choux et les courges. Elle conclut « ‘je mets n’importe quoi maintenant dans les soupes. Et on les mixe, ou moi je les passe au moulin à légumes parce que mon mari y aime mieux’ ».
Si la baisse de la consommation de la soupe est souvent signalée, celle de la consommation des bouillies est encore plus frappante : elles se sont nettement raréfiées au point de disparaître totalement dans la plupart des ménages. Dans le chapitre suivant, nous reviendrons plus précisément sur le cas des gaudes et du dinno (Cf. Chap.1.3.1.). De même les préparations nécessitant la confection d’un décamoton sont beaucoup moins fréquentes qu’autrefois : les enfants ne sont plus sevrés aux bouillies blanches et les carottes, les oeufs ou les poireaux ne sont pas souvent cuisinés à la sauce blanche.
Rolande Bonnain, 1989, p.38.