Les crudités

Particulièrement remarquée est l’apparition de certaines crudités dans le corpus alimentaire bressan : choux rouges, céleris, carottes râpés, salades de tomates, etc., autant de légumes crus qui sont désormais des aliments courants du corpus alimentaire alors qu’ils étaient inconnus ou uniquement consommés cuits. Certains commerçants se disent être déconcertés par un changement aussi considérable. Ainsi, un boucher-charcutier, nouvellement retraité, avoue être surpris : il n’imaginait pas que son successeur aurait un tel succès en proposant des carottes râpées et des crudités assaisonnées. Cette diversité des entrées s’est réalisée au détriment des soupes, des salades vertes et des haricots en grains qui ont subi une baisse très sensible. Mais les témoignages les plus frappants, bien que non spécifiques à la Bresse, concernent l’apparition des tomates comme crudité. Les Stéphanois se souviennent particulièrement bien de cette innovation qui ne s’est pas faite sans résistance ! Auparavant, ces légumes, d’ailleurs à l’époque peu cultivés dans les jardins, étaient exclusivement consommés sous forme de sauces. Puis ils ont progressivement été cuisinés en tomates farcies avant d’être mangés crus en salades. Déjà l’introduction de cette recette, les tomates farcies, n’avait pas été aisée pour tous les consommateurs. L’une d’entre eux rappelle à son mari le comportement néophobe qui fut le sien face à cet aliment nouveau : « ‘je me souviens toujours que l’année qu’on s’est marié150, j’étais venue une fois, un dimanche, j’avais mangé ici avec tes parents. Et la Mémé, elle avait fait des tomates farcies. Quand j’avais vu des tomates farcies, oh là là, je ne connaissais pas ça, parce que chez mes parents, la Maman n’en faisait pas. Elle faisait que de la sauce tomate. Et je me souviens que j’avais une tomate farcie mais c’est toi que m’avais ramassé la tomate parce que moi je ne voulais pas la manger, parce que ce n’était pas bon’ ». Avec du recul, elle explique son rejet par la peur du changement : « ‘je m’étais fait une idée que je n’aimais pas. Et je pense que c’était une idée parce que je n’avais pas l’habitude’ ». Une substance inconnue est d’emblée classée dans la catégorie du non-consommable. Cet exemple, classique, de résistance des consommateurs face à la nouveauté rappelle la célèbre formule de Lévi-Strauss selon laquelle il ne suffit pas que la nourriture soit bonne à manger, mais il faut aussi qu’elle soit « bonne à penser ». Claude Fischler souligne que « ‘le dégoût semble en général lié à un trouble dans ces processus de classification et d’organisation mentale, à une incompatibilité ou une dissonance entre catégories, ou à une difficulté d’identification’ »151. L’introduction des salades de tomates est arrivée par les classes dominantes et les citadins. Ainsi, ce retraité agricole se souvient avoir découvert ce plat par l’intermédiaire de sa soeur, employée comme bonne chez un notaire : « ‘elle a appris à manger des tomates crues. C’était bien après la guerre. Parce que ces gens là étaient plus évolués, ils étaient sortis, le notaire allait chez des collègues...’ ». Plus tard, ce sont d’autres aliments qu’il découvre alors que sa soeur est placée chez un petit industriel de la plasturgie : « ‘elle avait appris à faire quoi là-bas aussi ? Manger des trucs crus, par là, qu’on ne savait pas ce que c’était. C’était des gens qui n’étaient pas du pays, ils arrivaient de la ville’ ». Il est probable que celui-ci ait oublié la nature exacte de ces aliments parce qu’ils appartiennent désormais à son alimentation courante ; car il est difficile de concevoir que l’on ait pu être surpris par ce qui relève désormais du quotidien.

Si les tomates, cuites et crues, ont fini par s’introduire de manière massive parmi les aliments bressans, tel n’est pas le cas du maïs en salade. Consommé jadis sous la forme de gaudes ou, occasionnellement, plus par les enfants, sous celle d’épis grillés, il reste encore aujourd’hui peu apprécié sous la forme de grains (en crudité ou en légume), au moins par les anciennes générations. Certaines personnes refusent catégoriquement d’en manger ; d’autres acceptent lorsqu’elles se sentent dans l’obligation de le faire, mais ne l’apprécient pas pour autant : « ‘en salade, moi j’en mange quand il y en a, mélangé avec la salade, si je suis au restaurant, je vais y manger mais...’ ». En fait, cet aliment fait encore l’objet de fortes réticences liées aux représentations qui lui sont associées : traditionnellement destinés aux volailles, les grains de maïs ne constituent nullement une nourriture humaine aux yeux de nombreux Bressans. Ce Stéphanois justifie avec humour son dégoût pour cette denrée à partir d’un argument largement partagé et souvent formulé : « ‘non le maïs, on le donne aux poules et puis après on mange la poule ! Mais le maïs sans la poule, non !’ ».

Notes
150.

C’était en 1948.

151.

Claude Fischler, 1993 (1990), p.73.