Si la saveur aigre-douce était absente de la cuisine bressane, la présence de mets sucrés, outre lors des desserts, était courante. Ainsi, le boudin était généralement accompagné de pommes revenues à la poêle avec de la panne. Comprenant un ingrédient de base plus habituellement cuisiné salé, les plats de riz sucrés étaient servis en plat principal, « ça remplaçait un soufflé ». Une variante était proposée en dessert par certaines cuisinières : « ‘je faisais comme ma mère faisait. Je faisais cuire mon riz à l’eau, je finissais la cuisson avec du lait et après dans un plat en gratin, je cassais un ou deux oeufs, tout dépend comme le plat était consistant, que je battais à la fourchette, je versais mon riz dedans, je mettais un peu de crème et j’épluchais une pomme que je coupais en tranches, que je mélangeais et j’y passais au four, je gratinais au four et on y mangeait tiède’ » se souvient cette retraitée.
Mais la dualité de certains mets est plus étonnante. En effet, plusieurs plats étaient consommés sucrés ou salés, selon les localités et même selon les familles, voire au sein d’une même famille selon les individus. Ainsi, la tarte au fromage et le flan de fromage, habituellement mangés salés à Saint-Etienne-du-Bois, étaient sucrés dans certaines communes du nord de la Bresse de l’Ain. Concernant une autre tarte, celle à la crème, une informatrice se souvient d’une telle dualité pratiquée au sein de sa famille : « ‘il me revient un souvenir : on avait un vieux commis, il était déjà âgé. C’était un gars qui avait bien traîné, bien bu... Et il n’aimait pas le sucre. Alors quand ma maman faisait une tarte, elle faisait une tarte à la crème par exemple, elle mettait la moitié du sucre, d’un côté, et la moitié du sel, de l’autre. Sur la même’ ». Ainsi tous les membres de la maisonnée étaient satisfaits. Rappelons cette Stéphanoise qui évoquait l’habitude qu’elle avait de sucrer les bouillies blanches alors que son père les consommait salées avec du pain. Encore plus spécifique, et particulièrement caractéristique de la cuisine bressane, le gratin de courge, surtout lorsqu’il était fait à partir de la variété appelée melone en Bresse, se consommait, en tant que plat de résistance, salé ou sucré. Tous les informateurs ont insisté sur cette spécificité. Concernant ces modes de consommation, les préférences personnelles étaient respectées : ainsi dans certaines familles, la courge était cuisinée sucrée car appréciée selon cette saveur alors que dans d’autres, elle était salée en raison du goût de certains commensaux ; ceux qui le souhaitaient pouvaient alors ajouter dans leur assiette du sucre à leur convenance. Cette dualité est d’autant plus étonnante que « ‘dans une société rurale et villageoise, la latitude dont disposaient les individus en matière alimentaire était en fin de compte relativement restreinte’ »154. Les pratiques alimentaires traditionnelles prenaient rarement en compte les préférences individuelles.
Cette surprenante dualité des plats salés ou sucrés s’est maintenue et même diffusée à d’autres mets. Ainsi, selon les régions, les tartes au fromage sont sucrées ou salées, cette dernière version étant néanmoins la plus courante. Les gratins de courge partagent toujours les familles : « ‘nous on la mange salée, mais y en a qui la mangent sucrée’ ». Les consommateurs sont attachés à l’une des deux versions ; ils ne manquent pas de préciser leurs préférences et celles de leurs parents : « ‘chez nous, il faut qu’elle soit bien sucrée’ », « ‘moi, je la fais toujours au sucre. Par contre, chez ma maman, on en faisait toujours sans sucre. C’est une habitude’ ». Comme autrefois, les penchants individuels sont attentivement pris en compte et satisfaits (« ‘moi je le fais au sucre parce que mon mari, il aime bien sucré’ ») ; ou bien les commensaux ajustent l’assaisonnement à leur goût : « ‘j’en mets pas trop mais celui qui aime le sucre, il en remet dans son assiette’ ». Soulignons que cette préparation est généralement cuisinée salée dans les restaurants collectifs et les cantines. Quant aux fromages blancs, autrefois exclusivement consommés salés, souvent sur du pain, ils sont maintenant également appréciés sucrés, par nombre de Bressans. Nous reviendrons sur ce changement intéressant (Cf. Chap.1.3.4.).
Contrairement à l’image d’une alimentation mondialisée et uniformisée, image véhiculée par les médias et le discours du grand public, il ressort, dès l’observation des grandes catégories alimentaires, la confirmation de différences notables, héritage d’une histoire locale. Au-delà des tendances partagées avec d’autres régions (l’introduction des crudités, de l’huile d’olive, etc.), il est possible de discerner un certain nombre de mets et de pratiques propres à la Bresse. Certains aliments sont moins présents qu’ailleurs (les poissons, les fruits de mer, la viande de mouton) tandis que les techniques de préparation et de cuisson accommodent les aliments selon des modes spécifiques. Les assaisonnements s’avèrent être de puissants identificateurs de la singularité des cuisines. Les modes de préparation (techniques de cuisson, assaisonnements, etc.) semblent mieux résister aux évolutions que les aliments bruts qui font plus facilement l’objet de substitutions. Au sein de ces grandes tendances, il convient de voir ce qu’il est advenu de chacune des productions locales et traditionnelles bressanes.
Claude Fischler, 1993 (1990), p.212.