Les gaudes, le dinno et la paria appartiennent à la catégorie des produits qui ont longuement marqué l’alimentation bressane et dont la consommation s’est fortement raréfiée.
Dès son introduction en Bresse, le maïs a pris une place considérable dans le régime alimentaire bressan, se substituant à d’autres céréales. Si la farine de maïs non torréfié a été utilisée pour la fabrication de pains et de gratins, appelés respectivement en Bresse louhannaise flamusses et milliassières157, c’est surtout la farine de maïs torréfié - les gaudes - qui s’est imposée de manière massive comme aliment principal des Bressans. Ainsi, dans son rapport de 1808, le Préfet Bossi note que si en Bresse « ‘le pain est bien une grande partie de la nourriture, [...] la farine de maïs, dont on fait des gaudes ou bouillies rousses, y entre pour beaucoup ’»158. Les précisions qu’il apporte confirment la fréquence avec laquelle cette préparation apparaissait sur les tables des fermes de la région. Cette consommation élevée va se perpétuer jusqu’au début du XXe siècle. Dans les années vingt, Tortillet signale qu’» il y a moins de trente ans, elle [la bouillie de maïs] figurait encore sur toutes les tables, à peu près chaque soir et au déjeuner du matin. Jusque vers 1910, on rencontrait des ménages où on mangeait des gaudes aux trois repas de la journée, du mois de novembre à l’entrée de l’été »159. A ce rythme, les gaudes méritent bien le statut de plat bressan ! Les témoignages recueillis auprès des Stéphanois sur l’alimentation de l’Entre-deux-guerres et de l’Après-Guerre ont montré que si cet aliment avait déjà diminué dans l’alimentation, il conservait l’image d’un aliment routinier, d’une nourriture monotone. Depuis, la consommation de gaudes n’a cessé de s’espacer, jusqu’à être sur le point de disparaître du corpus alimentaire bressan, puisque aujourd’hui, les gaudes ne représentent qu’une part infime de l’alimentation, et de surcroît d’une petite frange de la population. La majorité des Bressans n’en consomment absolument jamais. En fait, seules les personnes âgées, et dans une moindre mesure la génération suivante, continuent à en manger. Parmi les jeunes, beaucoup déclarent n’en avoir jamais goûté et refusent même d’essayer : « ‘j’ai jamais goûté et rien que de voir, quand la grand-mère en fait, rien que de voir ça, c’est non ! Voilà !’ ». Quant aux amateurs, la fréquence de ce plat a fortement chuté et s’avère très ponctuelle. Elle s’élève chaque année, chez ceux-ci, à un ou deux kilogrammes de farine en moyenne, ce qui correspond au plus, à quelques préparations, parfois une seule. Il arrive même que ceux-ci oublient d’en préparer et s’en passent pendant plusieurs années consécutives. Une jeune Stéphanoise remarque que sa grand-mère qui en préparait régulièrement tend à les délaisser : « ‘je crois qu’elle en fait moins souvent parce que je ne l’entends plus dire “on s’est mangé un plat de gaudes”. Avant de temps en temps, je l’entendais dire mais là non...’ ». Les personnes âgées ne manquent pas de signaler cette baisse conséquente : « ‘on en mange deux, trois, quatre fois dans l’hiver, alors qu’autrefois c’était une nourriture principale ’». En somme aujourd’hui, les gaudes divisent les Bressans : si certaines personnes, parmi les plus âgées, apprécient d’en consommer occasionnellement, les autres n’en ont pas gardé un très bon souvenir et les mésestiment. Cette attitude de rejet est partagée par des consommateurs qui n’en ont pourtant jamais mangé. Actuellement, les gaudes souffrent, auprès de la majorité de la population, d’une image peu valorisante, celle d’un aliment médiocre, obsolète, grossier et correspondant à une nourriture de pauvres : « ‘faut dire ce qu’il en est, c’est pas très très bon’ » déclarent les plus respectueux. Pourtant, le discours de ceux qui y restent attachées est fort différent. A propos de la désaffection pour les abats, Noëlie Vialles remarque qu’» ‘il est vraisemblable que la dégradation symbolique est la cause et non l’effet de la dégradation sociale : pour qu’ils soient considérés comme “nourriture de pauvres”, il faut d’abord que les riches s’en abstiennent, les considèrent comme peu convenables ’»160. Cette logique est valable pour d’autres aliments. Nous verrons que d’un point de vue symbolique, les gaudes sont peu valorisantes (Cf. Chap.5.1.2.2.), ce qui peut être une des raisons de leur abandon.
En passant d’une consommation courante dans toutes les familles, voire quotidienne et même pluri-quotidienne à une époque, à une consommation sporadique, chez certains consommateurs uniquement, ce plat a changé de statut. Pour définir leurs pratiques actuelles, les Bressans déclarent que c’est « par fantaisie », « manière de dire “tiens je fais des gaudes” ». Bref, il ne s’agit nullement de nourrir le corps comme ce fut longtemps le cas mais de satisfaire l’esprit : les repas au cours desquels les gaudes sont servis évoquent le passé et prennent un aspect nostalgique. Ce moment est un moyen de conserver une pratique associée au passé. A propos de l’une de ses amies, une Stéphanoise déclare : « ‘elle aime bien refaire des gaudes’ », exprimant explicitement cette démarche de revitalisation. D’ailleurs, chaque hiver, certaines personnes organisent une « soirée gaudes », pour reprendre l’expression de l’une d’entre elles, avec des parents et amis intimes. Ces derniers, généralement les mêmes chaque année, n’ont pas de surprise sur la nature du plat puisqu’ils ont spécifiquement été invités pour partager un plat de gaudes. Ce moment, « extra-ordinaire », prend une dimension rituelle forte. Les gestes et les codes sociaux, pensés comme traditionnels, sont méticuleusement respectés. Par exemple, la maîtresse de maison rappelle à ses invités qu’autrefois c’était la cuisinière qui servait directement les commensaux en emmenant, une à une, leurs assiettes auprès du fourneau, ce qu’elle ne manque pas de reproduire. Si les gaudes sont maintenant remuées à l’aide d’un fouet métallique, l’usage autrefois d’un grapin de po* est immanquablement remémoré par l’un des convives, ainsi que l’utilisation d’une casserole en fonte. Ces repas, qui engendrent de la nostalgie, servent à affirmer et consolider les relations sociales. Lors de ces soirées, les gaudes sont moins ressenties comme une substance nourricière que comme une circonstance singulière ; elles présentent l’occasion de partager un moment de commémoration.
Attachés à cet aliment, les Bressans cherchent donc à justifier la baisse indéniable de leur consommation. De manière consensuelle, ils avancent les modifications organoleptiques notables qu’a subies le produit lui-même : « ce ne sont plus les gaudes d’antan ». Les personnes âgées sont convaincues : elles ne mangent plus de gaudes, car celles-ci ne sont plus aussi bonnes. « ‘Moi je ne peux plus les manger les gaudes d’aujourd’hui. Mais je suis sûr que je me retrouverais devant une assiettée comme il y a quarante ans, et bien elles iraient !’ ». Elles mettent alors en avant les évolutions concernant tant la nature des intrants, que les techniques de fabrication de la farine et les modes de préparations culinaires.
Les interlocuteurs ont principalement insisté sur les différences concernant la nature du maïs utilisé. Les avis sont catégoriques : « ‘pour dire la vérité, je ne pense pas que ce soit possible avec le maïs qu’on a à l’heure actuelle de faire des bonnes gaudes’ ». Le maïs hybride qui s’est imposé à la fin des années cinquante ne convient pas aussi bien que les cultivars locaux à l’élaboration de cet aliment. Ce changement de variétés est perçu comme une détérioration indéniable. Certains accusent son absence de saveur (« ‘on fait des maïs marchands qui font des kilos mais qui n’ont plus de goût ’»), d’autres son manque d’odeur (« ‘maintenant on a des champs de maïs immenses, ça sent pas plus que dans c’te salle. [...] Mais avant quand les maïs mûrissaient à travers la campagne, ce maïs qui mûrissait, il avait une odeur, ça sentait...’ »). Ont également été invoquées sa médiocre composition (« ‘y a plus de farine, il est tout en son ’», « ‘y a point d’amidon’ ») et la forme impropre des grains (plus longs, ils ne grillent pas si bien que les grains ronds des cultivars locaux). Par ailleurs, nous avons noté que les maïs hybrides ne fournissent plus les épis immatures, qui étaient auparavant réservés pour les gaudes. Celles-ci ne sont plus transformées à partir de maïs au lait, mais de grains non triés, matures. Ce changement n’est pas négligeable lorsqu’on se souvient de la préférence accordée au maïs « au lait » parmi les épis exclus du séchage.
Au-delà des épis employés, la technique de fabrication des gaudes a fait, elle aussi, l’objet de modifications décriées. Autrefois, les épis triés étaient tout d’abord séchés dans le four familial après la cuisson du pain, égrainés, puis, au fur et à mesure des besoins, repassés au four pour être grillés et portés au moulin pour être transformés en farine. Cette opération de grillage était d’une grande importance dans le processus de fabrication puisqu’elle donnait toute sa spécificité à la farine : « ‘les gaudes sont faites à base de maïs qui a été grillé tout doucement dans les fours à pain ’». Mais elle demandait une attention particulière : il fallait « ‘que ce soit bien grillé comme il faut. Si elles sont pas assez grillées, donc c’est blanc et c’est pas bon et si elles sont trop grillées, elles sont toutes brûlées’ ». Maintenant le grillage est réalisé dans des torréfacteurs industriels. Les consommateurs considèrent qu’il n’est pas aussi bon et regrettent le mode de combustion à bois des fours à pain domestiques. Une expérience menée par Myriam Gaxotte tend à prouver que ce changement est particulièrement déterminant. Celle-ci, ayant récolté des échantillons de grains de maïs séchés au four à pain ou au torréfacteur à café, les a fait goûter à des meuniers, leur demandant de les ordonner. « ‘Le classement obtenu plaçait en premier lieu un hybride grillé au four à pain. Les meuniers lui reconnurent des qualités proches de ce qu’ils avaient connu autrefois avec le maïs de pays ’»161. Par ailleurs, les consommateurs expriment une grande méfiance vis-à-vis des meuniers actuels. Ils les accusent de négligence par rapport aux diverses étapes de la fabrication : « ‘maintenant, ils doivent faire les gaudes avec n’importe quel maïs, avec du maïs qui est sûrement bien, bien mûr’ », ils ne font « ‘peut-être pas trop passer au four, et ça fait des gaudes qui ne sont pas si bonnes ’», « ‘il ne doivent pas se donner c’te peine, bien sûr’ ». A ces accusations, il faut ajouter celles relevées par Gaxotte, à savoir la disparition des meules blandines au profit des meules de composition artificielle réputées donner une mouture moins fine162.
Enfin, les préparations culinaires, en particulier le matériel de cuisine, ont également évolué au grand regret de certains amateurs. Les femmes n’utilisent plus les casseroles en fonte d’autrefois. Le fouet aluminium a remplacé le grapin de po, les cuisinières à gaz ou pire, électriques, leurs homologues à bois, qui étaient mieux adaptées à ce genre de cuisson : « ‘on disait, faut faire sur la cuisinière à bois parce que sur l’électricité, ça n’allait pas’ ».
En fait, seuls les Bressans qui ont connu la période antérieure à l’introduction du maïs hybride restent attachés à ce plat et soulignent la différence entre les gaudes issues des deux processus productifs. Il est probable qu’en modifiant les caractéristiques organoleptiques des gaudes, ce nouveau maïs ait condamné ce plat à disparaître. Les gaudes, confectionnées à partir de maïs hybrides, ne présentent plus les subtilités gustatives qu’elles avaient autrefois. Seuls ceux qui les ont connues apprécient encore ce mets et pratiquent une consommation nostalgique.
Des tentatives ont été menées pour retrouver les anciennes gaudes. A titre d’exemple, un retraité agricole de Saint-Trivier-de-Courtes a cultivé une parcelle de maïs de pays dont il avait conservé des graines. Mais toute tentative est vouée à l’échec, déconstruite par les autres protagonistes. Alors que ce dernier annonce avec fierté à ses amis « ‘j’ai un champ entier de maïs de pays, du petit maïs blanc’ », et s’attend à être loué pour son initiative, ceux-ci se méfient et l’assaillent de questions et suspicions : « ‘mais il n’est pas croisé par les autres champs de maïs ? ’», « ‘y a point à proximité des hybrides ?’ », « ‘faut pas qu’y en ait à côté parce que ça se croise’ », « ‘au prix où est le maïs, si y a peu de rendement ben tu peux pas t’enrichir !’ », « ‘un coup de vent... et ça y est ’», etc. Celui-ci n’a alors pas d’autre solution que de reconnaître : « ‘le maïs de pays c’est absolument impossible d’en faire, c’est bon de bricoler et de conserver de la semence, mais c’est folklorique ’». Ses interlocuteurs l’ont convaincu, le maïs de pays est révolu, les gaudes ne seront plus jamais comme avant. Lors de cette conversation, les réserves portaient sur la capacité du maïs à ne pas être croisé avec des variétés hybrides, à ne pas être « contaminé » pourrait-on dire. Dans d’autres discussions, la prudence s’orienta sur le processus de transformation : si trouver un moulin ayant des meules adaptées paraît déjà difficile, l’assurance que la farine ne soit pas mélangée avec celle de maïs hybride paraît encore plus improbable. Là encore est grand le risque de la contamination.
En plus des explications portant sur les modifications organoleptiques des gaudes - quels qu’en soient les facteurs -, les Bressans invoquent l’argument du temps pour justifier la baisse de leur consommation. Ce plat réclame une longue cuisson, trop longue cuisson qui ne correspondrait plus aux pratiques culinaires actuelles : « ‘parce que ça, il faut y faire cuire à feu doux au moins, au minimum deux heures, alors... ’». De surcroît cette préparation exige une attention particulière : il s’agit de « ‘remuer assez souvent parce que ça colle au fond’ ». Cette durée et cette surveillance servent alors à expliquer l’abandon de cette préparation.
Enfin, au-delà des exigences de la préparation, les gaudes disparaîtraient du système alimentaire bressan en raison de leur richesse énergétique. Toujours décrites comme particulièrement caloriques - il s’agit d’un plat « consistant, très nourrissant », qui « cale », est « assez lourd à digérer » -, elles ne répondent plus aux besoins nutritionnels actuels, les dépenses énergétiques s’étant considérablement amoindries : « on n’en a pas besoin » proclame une cuisinière, laissant entendre que la nourriture, exempte de tout hédonisme, ne serait qu’apport nutritionnel.
Si les gaudes, consommées sous forme de bouillie, tombent en désuétude, elles réapparaissent, mais dans une moindre mesure, au travers d’autres usages. De nombreuses personnes, toutes générations confondues, ainsi que maints restaurateurs, apprécient le goût de la farine de gaudes utilisée en complément de celle de froment pour fariner les fritures de poissons et de grenouilles, ce qui se pratique assez couramment. Si cet usage n’est pas vraiment nouveau, l’utilisation de cette farine pour la confection de biscuits aux gaudes est une création assez récente : depuis quelques années, par exemple, la Maison de pays en Bresse propose aux visiteurs des gaudinettes, l’Ecomusée de la Bresse bourguignonne des gaudrioles. Ces initiatives d’institutions touristiques ont été suivies par quelques commerçants, boulangers pâtissiers entre autres, qui commercialisent des sablés aux gaudes. Cependant, ces biscuits suscitent de l’intérêt de la part des touristes, ils ne remportent pas un vif succès auprès des Bressans qui expriment une nette distance vis-à-vis de cette innovation : rares sont ceux qui y ont goûté, beaucoup sont très réservés quant à leur qualité gustative. S’ils ont retenu l’attention de quelques Bressans néophiles, ces derniers, au lieu de s’approvisionner dans les commerces, se sont appropriés ce nouvel usage des gaudes et ont réalisé eux-mêmes ces biscuits. Néanmoins, aucun ne semble les avoir particulièrement appréciés : « ‘C’est bien, c’est pas mauvais mais... non on ne va pas se lever la nuit pour en manger’ » ont avoué des enfants à leur mère qui avait tenté l’expérience. Les meuniers, qui commercialisent de la farine de gaudes, invitent pourtant leurs consommateurs à essayer ces innovations puisque leurs emballages, ou leurs prospectus informatifs, proposent des recettes de gâteaux à base de farine de gaudes. L’un d’entre eux, dans un dépliant de recettes, incite ses clients à diversifier l’utilisation qu’ils font des gaudes en proposant un grand nombre de recettes : « potage de gaudes sucré », « potage de gaudes salé » (ce qui correspond à la recette de la bouillie de gaudes), « le Millassou » (ancien gâteau disparu des consommations), « sablés aux gaudes sucrés », « la recette de la mamie. Sablés aux gaudes salés », « gaufres », « crêpes », « pâte à tarte », mais encore « soupe à l’oignon », « fariner les poissons », « fleurer le pain », « amorce pour la pêche », « pain », « boisson au maïs », et précise même « ‘pour une cuisine plus légère, parfumée et digeste les GAUDES peuvent remplacer la farine en totalité ou partiellement dans toutes les recettes ’». Mais les innovations alimentaires ne sont pas si facilement adoptées... même lorsqu’il s’agit de reprendre et s’inspirer des recettes qui ont déjà existé !
Guillemaut Lucien, 1907, pp.148-149.
Bossi, 1808, p.310.
Marius Tortillet, 1927-1928, p.75.
Noëlie Vialles, 1988, p.88.
Myriam Gaxotte, 1989, p.21.
Myriam Gaxotte, Ibid.