Les fromages blancs

Plusieurs commerçants bressans (crémiers des marchés forains, fromagers assurant un point de vente, épiciers, etc.) ont remarqué une nette augmentation de leurs ventes de fromages blancs. D’après eux, celle-ci ne cesse de croître. Néanmoins, comme pour les charcuteries, ce constat ne signifie pas forcément que la consommation réelle se soit accrue. En effet, un grand nombre de personnes qui fabriquaient et consommaient autrefois leurs propres fromages ont progressivement arrêté leur production. Certaines se sont tournées vers la sphère commerciale, ce qui s’est traduit par des achats plus importants. D’ailleurs si à leur début les coopératives laitières ne fabriquaient pas de fromages blancs - produits qui relevaient uniquement de la fabrication fermière -, actuellement toutes les coopératives de la Bresse et du Revermont de l’Ain en produisent, parfois de plusieurs sortes (tailles et pourcentages de matière grasse variables). Il s’agit même d’un poste important de leur activité. A titre indicatif, les fromageries de Lyonnière et du bourg de Saint-Etienne-du-Bois ont commencé à en commercialiser entre la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingts. Ce qui est certain, c’est qu’en Bresse, la consommation actuelle de fromages blancs est extrêmement importante.

L’une des évolutions les plus marquantes, directement liée au fait que les fromages blancs sont maintenant essentiellement fabriqués par les coopératives laitières, porte sur la nature du lait : alors que ceux-ci étaient, dans la majeure partie des cas, élaborés à partir de lait de chèvre, c’est désormais du lait de vache qui est transformé en fromage blanc. En effet dans les fermes, les fromages de chèvres étaient les plus courants ; le lait de vache n’était utilisé pour les fromages que dans une moindre mesure, « ‘de temps en temps quand il y avait un problème quelconque »’ ou mélangé à du lait de chèvre : « ‘quand ils en emmenaient comme ça au négociant, le fromage de chèvre, ils l’allongeaient un peu, ils mettaient un peu de lait de vache dedans, ça faisait un peu plus... mais c’était moins bon’ ». Selon les souvenirs de cet informateur, le lait de vache, qui dévalorise la qualité du fromage, ne peut être utilisé que pour frauder par rapport à une norme qui est l’utilisation du lait de chèvre. Les fromages de chèvre jouissent d’une plus grande estime. Actuellement, la substitution du lait de vache au lait de chèvre dans la plupart des fromages blancs commercialisés est regrettée par certains Bressans : « ‘les fromages blancs, je me rappelle de ceux que maman faisait, au lait de chèvre et tout. Je veux dire, ça n’a rien à voir par rapport aux... ils ont des goûts un peu particuliers ces fromages blancs. [...] Il va falloir qu’on rachète les chèvres pour en refaire !’ » conclut cette informatrice.

Autre évolution considérable, déjà évoquée, les fromages blancs ne sont plus apprêtés de la même manière. Auparavant ils étaient exclusivement mangés nature ou salés, éventuellement assaisonnés de divers épices ou condiments : du poivre principalement mais aussi des fines herbes dont de la ciboulette, de l’échalote, de l’ail, des radis, etc. Par ailleurs, ils étaient souvent mangés comme les autres fromages secs : « ‘le fromage blanc se mange sur le pain, en tartine le couteau à la main, pour en découper à mesure les morceaux carrés prêts à être avalés’ »181. Maintenant, les fromages sont de plus en plus souvent consommés sucrés, surtout par les jeunes générations. Les personnes qui ont connu le changement se plaisent à raconter des anecdotes à ce sujet : « ‘la première fois que j’ai vu mettre du sucre sur un fromage blanc, mais ça m’a échappé, j’ai dit ‘mais ça va pas ?’’ ». Par ailleurs, les fromages blancs se mangent aujourd’hui couramment accompagnés de crème fraîche. Actuellement cette association apparaît comme inhérente, incontournable et traditionnelle au point qu’une maîtresse de maison remarque « ‘la tradition ce serait quand même avec... Je n’ose pas servir du fromage sans, quand même’ ». Or, naguère la crème, denrée précieuse, était rarement, voire jamais dans certaines familles, servie avec les fromages blancs  : « ‘on ne mettait pas de crème ’» assure un retraité natif de Saint-Etienne-du-Bois. Cette innovation est probablement arrivée par le biais des restaurateurs, bien après la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, souvent pour des raisons diététiques, certains consommateurs s’abstiennent de rajouter cette matière grasse et consomment plus souvent les fromages blancs nature.

La dynamique de l’alimentation bressane révèle la double tendance caractéristique des systèmes alimentaires, celle de la stabilité et du conservatisme et celle du changement et des évolutions. Les productions locales sont, entre autres, le reflet des pratiques domestiques et du système agricole. Or étant donné l’évolution du système agricole et les changements du mode de vie en Bresse, les pratiques de consommation se sont forcément modifiées tandis que les productions locales ont évolué, tant en ce qui concerne leur mode de fabrication et leur facture, que le statut et la fonction qu’elles occupent dans les représentations et les pratiques des consommateurs. Dans ce nouveau contexte, les denrées dont la qualité principale, selon une logique de stricte gestion des productions, était d’être confectionnées à partir des matières premières disponibles sur l’exploitation, n’ont plus autant de rôle à jouer et perdent de leur sens. Dans le système alimentaire local actuel, certaines de ces productions n’ont plus leur place (la courge à confiture par exemple), tandis que d’autres se sont maintenues en occupant un autre statut (tel est le cas du fromage blanc). De nouveaux aliments ont été intégrés grâce à la capacité qu’ils avaient à s’insérer au sein d’une « niche agricole et alimentaire » existante, pour reprendre l’expression de Laurence Bérard et Philippe Marchenay182, c’est-à-dire à se substituer au niveau de la production et/ou de la préparation culinaire à un autre aliment pour lequel il existe un savoir-faire local. Les systèmes alimentaires sont par ailleurs marqués par la recrudescence d’aliments sur le point de disparaître (les gaufres plats), leur revitalisation grâce à des représentations nouvelles (le fromage fort) ou des pratiques de commémoration (les gaudes). Par ailleurs, il est ressorti que si quelques modifications peuvent s’opérer en l’espace de quelques années, la plupart sont progressives, voire très progressives. Les productions locales, sans pour autant être exemptes d’évolutions, présentent une certaine stabilité dans le temps qui donne des repères aux consommateurs et rend possible la comparaison par une connaissance approfondi du produit.

La consommation, au sens strict du terme, moment fondamental de la relation de l’homme à son alimentation, occupe au sein du processus alimentaire une place centrale qui engage à s’y intéresser plus attentivement.

Notes
181.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.78.

182.

Communication personnelle.