2.1.1. Règles d’association et d’incompatibilité des aliments

L’association ou à l’inverse la dissociation de plusieurs aliments ou ingrédients est souvent vécue par les consommateurs comme un goût personnel, guidé de manière individuelle : « ‘le fromage blanc j’aime bien avec une gousse d’ail et j’aime bien aussi avec des fines herbes ’» déclare une Stéphanoise. Or celle-ci n’est pas seule en Bresse à partager cette préférence. Ainsi, les divers aliments appartenant au corpus alimentaire sont assemblés de manière codifiée, conforme aux normes partagées par les divers membres de la communauté. Certains sont incompatibles, d’autres systématiquement assemblés. Les productions locales sont évidemment soumises à de telles règles culturelles.

L’une des associations les plus courantes en Bresse porte sur la crème fraîche. Si l’interlocutrice citée dans un chapitre précédent n’ose pas servir de fromages blancs sans proposer de la crème, c’est qu’elle ressent fortement la pression exercée par la règle de consommation de ce produit. En omettant de servir de la crème, elle enfreint une norme et risque de s’attirer les reproches de ses invités passant pour une hôtesse peu respectueuse. Si en Bresse, étant donné la diversité des usages, la crème semble s’accorder avec tout (« ‘On met de la crème partout ! Y a rien que pour le cholestérol que c’est mauvais !’ » lance une informatrice laissant entendre que l’association est possible avec n’importe quel aliment), il existe en réalité un consensus sur les denrées que cette matière grasse peut, voire doit, assaisonner. Cette règle - qui prend généralement une forme positive - porte sur de aliments clairement identifiés par les informateurs. Cependant, cette règle est susceptible d’évoluer : les aliments qu’il est d’usage d’associer à la crème changent (Cf. Chap.1.2.4.).

Si la crème convient à un grand nombre d’aliments, les Bressans se montrent très surpris par d’autres associations dont la structure est pourtant proche. En effet, suite à un jumelage avec une autre commune, certains Stéphanois, retraités pour la plupart, ont été témoins d’usages différents mais néanmoins comparables leur faisant prendre conscience de leurs propres pratiques qui leur semblaient auparavant aller de soi. Un interlocuteur note : « ‘on fait des échanges avec une commune de Vendée qui s’appelle Saint-Etienne-du-Bois aussi. Alors quand ils viennent chez nous, ils disent “ben qu’est-ce que vous mangez de la crème” ! Par contre eux, qu’est-ce qu’ils mangent du beurre ! Ils en mettent de partout ! La première fois qu’on les recevait, ils disaient “dites donc, vous n’auriez pas un peu de beurre là ?”. Alors tandis qu’en Bresse, la tradition c’est la crème. [...] Ils vont mettre du beurre sur les fraises eux ! Oui, comme nous on mettrait de la crème sur des fraises, avec du sucre et eux, ils mettront du beurre. Ils en mettent de partout !’ ». Sa femme, tout aussi intriguée insiste : « ‘mais du beurre, mais ils en MANGENT... avec du melon ! Avec... de partout. De partout ! C’est du beurre salé, hein, demi-sel quoi. [...] Du beurre avec... Ce qui m’avait le plus choqué, c’est le beurre avec le melon. Le beurre salé avec le melon. Y en a qui salent le melon, il est vrai, mais enfin... du beurre avec du melon ! Mais avec tout, tout, tout !’ ». Les mots sont forts (cette informatrice se dit ouvertement « choquée ») et le ton est indéniablement chargé d’incompréhension : comment peut-on manger tant de beurre et avec ces aliments là ? La consommation de beurre, de surcroît salé, avec des fraises ou du melon est perçu comme une transgression à l’incompatibilité de catégories alimentaires : le salé et le sucré, le beurre et les fruits, un corps gras « normalement » utilisé pour la cuisson des aliments et un produit cru. A propos de cette même consommation de beurre salé avec du melon en Vendée, une autre Stéphanoise déclare : « je trouvais ça rigolo ! ». La réaction est différente mais la cause est la même : cette expérience dévoile d’autres pratiques tout aussi intériorisées et perturbe les individus en révélant l’arbitraire de leurs propres normes, de leurs propres règles.

Un autre aliment emblématique de la Bresse fait l’objet d’une règle positive d’association : quel mangeur de gaudes n’accompagne pas cette bouillie d’un peu de lait - ou éventuellement de vin187 - qu’il verse lui-même dans son assiette ? Cette pratique s’avère être un élément déterminant du mode de consommation des gaudes qu’aucun interlocuteur, qu’il ait été ou soit encore consommateur, n’a omis de préciser : « ‘on mangeait ça avec du lait froid’ ». Etant donné l’importance de cette règle, une interlocutrice impute à la mauvaise qualité du lait le fait qu’elle ne consomme plus de gaudes : « ‘c’est pas que je ne mangerais pas une assiette de gaudes bien cuites. Mais avec du lait de chez nous, avec du bon lait. Parce que maintenant, je dis pas qu’il est mauvais le lait dans une boîte en carton mais bon... C’est pas le lait qu’on avait, puis c’est tout ’». Le lait étant médiocre, les gaudes ne peuvent être appréciées : indéniablement ces deux aliments s’unissent intimement. Cette règle est systématiquement transmise aux nouveaux consommateurs. Lorsque je goûte pour la première fois des gaudes, mes hôtes me précisent que je dois ajouter du lait et me montrent l’exemple.

La profondeur historique de cette association n’est pas négligeable puisqu’en 1808, Bossi, dans un chapitre consacré à la nourriture dans la partie septentrionale de l’arrondissement de Bourg, y fait référence : « ‘c’est un régal [...] d’y mettre du beurre et du lait lorsqu’on les mange liquides ’»188. Un siècle après, ce détail continue à être minutieusement précisé par Lucien Guillemaut : « ‘les gaudes sont ensuite servies chaudes, dans des assiettes ou écuelles, en bouillie plus ou moins épaisse, que l’on mange en l’additionnant de lait’ »189. Si Paul Carru190 prétend que « ‘on les consommait habituellement sans lait’ », c’est probablement qu’il décrit les pratiques alimentaires des familles les plus pauvres, celles qui économisaient les moindres productions commercialisables. Il cite d’ailleurs pour accompagner les gaudes un autre ingrédient qui s’avère être un sous-produit, un « aliment de pauvreté » : « ‘quelques-uns y ajoutaient parfois du batton, liquide qui se sépare de la crème quand on la bat pour faire le beurre’ ». Par ailleurs, s’il fait référence au lait, c’est que forcément l’association devait être pratiquée dans d’autres familles, sinon comment penser à la signaler et pourquoi évoquer cet aliment plus qu’un autre ? Tortillet confirme cette hypothèse en avançant que les gaudes étaient « ‘mangées ordinairement avec du lait, sauf dans les fermes où les maîtres étaient “regardants”’ »191. Dans l’ouvrage C’était hier 192, plus récent, cette consommation des gaudes avec du lait frais ou du vin sucré est à nouveau annoncée.

Revenons sur le changement d’assaisonnement des fromages blancs. Pour les consommateurs qui les salent, ces aliments relèvent de la catégorie des fromages. La pratique consistant à les manger avec du pain (utiliser comme support, pour les pousser dans la cuillère ou pour essuyer l’assiette) confirme ce statut. Or un fromage ne se sucre pas193. « ‘Autant manger un yaourt ’» s’offusque l’un d’entre eux qui oppose les différentes catégories de produits laitiers. Pour ces mangeurs, sucrer le fromage blanc est une aberration ; cela revient à transgresser la norme, ce qui s’exprime par des marques d’évitement : « ‘le fromage blanc, jamais je le sucre. J’aime mieux salé. Et y en a qui mettent, oh, de ces doses de sucre ! Ça m’écoeure’ » dit une femme d’un ton dégoûté. « ‘C’est dommage, ça l’abîme’ » rétorquent d’autres informateurs à l’idée d’ajouter du sucre. Ou encore : « ‘c’est pas bon , c’est pas bon’ », « ‘c’est un pêché capital ’», « ‘on me fera pas mettre du sucre dans un fromage moi. Ah, je trouve que c’est horrible ! Pouah ! Le fromage sucré, c’est immangeable ! ’». Toutes ces vives réactions, car les interlocuteurs sont sincèrement répugnés et scandalisés, révèlent la dévalorisation de l’aliment en raison du non-respect d’une règle élémentaire qui sépare les catégories : apparaît alors de la confusion, du désordre, de l’impureté, de la souillure pour reprendre le terme de Mary Douglas194. Plus significatif encore, cet autre Bressan qui désigne d’un terme éloquent son ami qui avoue apprécier le fromage blanc sucré : « ‘ah ben, t’es bâtard !’ ». Pourquoi bâtard ? Car celui-ci consomme un aliment anormalement constitué, ne se conformant pas à sa catégorie. Ce mangeur s’inscrit dans une logique hybride, donc bâtarde, en assemblant ce qui relève de catégories différentes. D’ailleurs, lorsque celui-ci se justifie en prétextant qu’il sucre son fromage blanc parce qu’il le mange avec des fraises, son interlocuteur rétorque : « ‘mais moi, je mange jamais mélangé. Je sale mon fromage à part puis je mange les fraises sucrées’ ». En respectant les catégories, en séparant ce qui doit l’être, l’ordre est établi, l’anomalie évitée. Démasqué dans toute sa corruption, le « bâtard » reconnaît alors la conformité totale de son interlocuteur à la règle : « c’est un pur ! » déclare-t-il !

Pourtant pour une partie de la population, cette classification a évolué et le fromage blanc est sorti du registre des fromages à proprement parler. La règle s’est assouplie : « ‘s’il n’y a pas de sel, s’il y a que du sucre, je mets du sucre, mais je préfère salé’ ». Certains ont peu à peu apprécié le fromage blanc sucré, d’autres, parmi les plus jeunes, en ont toujours fait ainsi. Le fromage blanc se rapproche alors du fromage battu avec lequel il a été comparé par certains consommateurs et tend vers le statut de dessert. Le choix d’assaisonnement est parfois influencé par le contexte : « ‘au cours d’un repas, quand on est ailleurs, moi j’aime bien y mettre un peu de sucre ’». Les repas au restaurant sont l’occasion de transgresser la règle. En effet, les espaces publics (les banquets, les restaurants, etc.) favorisent souvent l’innovation et le changement. C’est ici que s’observent de nouvelles manières de faire et que sont tentés les essais.

Une association, courante en Bresse, partage cependant les consommateurs : il est d’usage de servir et souvent de cuisiner ensemble du boudin et des pommes coupées en tranches ou parfois écrasées en purée. Ce mélange est très apprécié par les uns qui émettent des préférences marquées concernant les variétés de pommes qui conviennent le mieux : « ‘le boudin, il va surtout bien avec les pommes de pays. Avec la pomme croque et la doublerose. Tandis que la pomme qu’on achète, une golden, ça se défait tout, ça tient pas dans la poêle, tandis que la croque elle se tient et puis elle a un parfum qui... que les autres n’ont pas, elle a un parfum spécial ’». D’autres mangeurs qui appréhendent cette association décomposent alors la structure culinaire et transgressent la norme : « ‘Moi j’y trouvais pas bon mélangé, le boudin et les pommes. J’aimais pas bien alors je mangeais le boudin et après je mangeais les pommes’ ». Autre association collectivement partagée, le boudin est normalement revenu à la poêle avec un morceau de panne si bien que les charcutiers proposent inéluctablement un morceau de ce gras aux clients qui achètent cette charcuterie. La pratique qui consistait à mettre un morceau de panne avec le boudin, dans l’assiette portée aux voisins lors de l’abattage domestique d’un porc, s’est maintenue chez les particuliers qui réalisent encore ce type de productions.

Des règles associatives peuvent être empruntées aux systèmes alimentaires voisins : en consommant un produit venu d’ailleurs, on apprend certaines des règles d’accompagnement. Ainsi, alors qu’un Stéphanois ouvre avec solennité une bouteille de vin jaune195 qu’il avait échangée il y a longtemps contre une volaille de Bresse avec un Jurassien, l’un des convives regrette de ne pas avoir apporté de gruyère c’est-à-dire de comté pour accompagner cette boisson, car « ça va très bien avec »196. De la même manière, un pétillant du Bugey, souvent du Cerdon, est généralement servi en même temps que les tartes au sucre, courantes également dans ce pays voisin. Ce vin, très apprécié en Bresse, compense l’absence de boisson locale.

Autre dessert, autre accompagnement, les brioches et les fruits au sirop sont presque indissociablement liés. En effet, les brioches étaient généralement assorties de fruits au sirop, souvent des pruneaux (de nombreux Stéphanois ont cité ces fruits comme très fréquents, ce qu’évoque également Tortillet197 à propos des repas festifs au début du XXe siècle). Une crème au chocolat peut éventuellement se substituer aux fruits. Ainsi, si une maîtresse de maison demande, comme nous avons été témoin, à l’une de ses invitées d’emmener un dessert pour aller avec des fruits au sirop, elle lui impose implicitement d’apporter une brioche ! Cette règle repose sur la combinaison courante d’un aliment solide avec un autre plus liquide, et rappelle l’habitude d’ajouter du pain dans la soupe ou du lait dans les gaudes. François Sigaut note que les repas traditionnels sont constitués « ‘invariablement [d’]un féculent, pain, bouillie d’avoine, de maïs ou de sarrasin, châtaignes, pommes de terre, etc., qu’accompagnent en petite quantité diverses préparations à base de légumes, parfois de viande ou de produits laitiers, destinées à en relever la saveur. C’est un schéma qu’on retrouve dans les sociétés paysannes du monde entier ’»198. En fait, au moment du dessert, les brioches se substituent au pain, à partir duquel elles étaient confectionnées et occupent alors le même statut, c’est-à-dire celui de l’aliment nutritif. Cependant elles bénéficient d’une image plus festive car occasionnelles et composées d’ingrédients plus riches. Elles sont, comme le pain, accompagnées d’un aliment, les fruits au sirop ou la crème au chocolat, qui apporte la saveur, ici sucrée.

Néanmoins, l’association stricte de ces deux aliments tend à lasser certains consommateurs comme cette jeune Bressane : « ‘j’ai tellement mangé de fruits au sirop que... je m’en suis un peu dégoûtée. Pendant des années, on allait chez des gens, le dessert c’était brioche/fruits au sirop, ben il arrive un moment où les fruits au sirop... heu, voilà, bon maintenant... pfut !’ ». Une règle induit forcément une répétition alimentaire qui peut finir par ne plus être supportable. D’ailleurs sur le modèle de cette association mais apportant du changement alimentaire, de nouvelles compositions sont maintenant proposées pour le dessert : ce peut être un gâteau quatre quarts qui accompagne la salade de fruits ou encore un paneton italien. Ces substitutions répondent au désintérêt progressif pour les brioches.

Enfin, de nombreuses préférences ont été exprimées par les Bressans concernant l’accompagnement de plats. Ainsi à la courge, il est reproché d’être un plat difficile à accompagner : « ‘c’est un légume qui va, je pense, avec pas grand chose d’autre. On ne peut pas le servir avec une viande, on ne peut pas le servir avec quoi que ce soit ’». Par contre en Bresse, le gratin de courge est souvent servi avec une sauce tomate, ce qui représente une véritable spécificité locale. Les boulettes, ainsi que le gâteau de foie de volaille, sont également servis avec une telle sauce : « ‘c’est ce qui va le mieux’ » déclare un boucher. La fréquence de cette sauce est intéressante à souligner lorsqu’on se souvient que les tomates ont été introduites tardivement dans les jardins bressans.

Quant aux règles d’association entre viandes et légumes, elles sont si bien intériorisées que les consommateurs ont souvent du mal à les discerner comme telles. A propos des poulardes et chapons, un ancien éleveur prétend que « ‘on met bien ce qu’on veut comme légume’ ». Pourtant, celui-ci se rétracte à la proposition justement du gratin de courge et affine ses préférences : « ‘ah, non ! Le goût, je pense que les goûts ne vont pas ensemble. Moi j’aime mieux les haricots en grains que les haricots verts avec la volaille fine. Arrosée du jus, moi je trouve ça délicieux. Y en a qui conseillent du cardon... un légume assez doux’ » finit il par expliquer. Volailles prestigieuses, les chapons, poulardes et poulets de Bresse sont accompagnés avec convenance.

Notes
187.

Il est courant que ces deux liquides, le lait et le vin, occupent la même place dans une structure alimentaire, tout en s’opposant par leur nature. Hormis cet exemple concernant les gaudes, nous pensons aux frèsées de lait ou frèsées de vin, liquide versé sur une tranche de pain, qui occupent la même place au sein des structures culinaires et qui sont parfois servies au choix aux commensaux.

188.

Bossi, 1808, p.310.

189.

Lucien Guillemaut, 1907, p.148.

190.

Paul Carru, 1909, p.2.

191.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.67.

192.

C’était hier, 1995, p.71.

193.

Si tel n’a pas toujours été le cas, et peut évoluer, la cuisine française est attachée à la séparation sucré/salé, comme le souligne l’historien Jean-Louis Flandrin : « Quoique les structures du goût français soient à cet égard en cours de transformation, elles restent marquées, aujourd’hui, par le principe que le sucre ne saurait s’employer à n’importe quel moment du repas ni avec n’importe quel aliment » (1988, p.220-221).

194.

Mary Douglas, 1992 (1967).

195.

Production jurassienne, bien connue en Bresse en raison de la proximité avec cette région, le vin jaune est souvent cité comme exemple de boisson luxueuse. Il entre dans des recettes, dont celles du poulet ou du chapon de Bresse, qui sont néanmoins plus souvent évoquées ou diffusées par des prospectus que réellement cuisinées. Car le vin jaune est en réalité peu consommé en raison de son prix élevé sauf par ceux qui ont accès à des réseaux d’approvisionnement parallèles.

196.

L’association de ces deux denrées est courante dans le Jura, zone de production de ces produits.

197.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.68.

198.

François Sigaut, 1993, p.67.