Mary Douglas reprend les définitions de Michael Nicod pour distinguer les différents types de prises alimentaires, c’est-à-dire pour différencier les repas des autres occasions d’absorption de nourriture :
‘« une occurrence alimentaire, c’est toute circonstance en laquelle on absorbe des aliments, qu’ils constituent un repas ou non. Une occurrence structurée est un événement social organisé selon des règles prescrivant le temps, le lieu et la succession des actions qui le composent. Si on consomme des aliments dans le cadre d’une occurrence structurée, alors on a affaire à un repas. Ce dernier se distingue du snack en ceci : le snack est une occurrence alimentaire non structurée au cours de laquelle peuvent être servis un ou plusieurs aliments indépendants les uns des autres »199. ’Au sein des repas, les plats sont donc présentés selon une structure culturellement définie. Il est d’usage de différencier les cuisines diachroniques, qui reposent sur une succession rigoureuse des plats, des cuisines synchroniques pour lesquelles l’ordonnancement est spatial, tous les plats étant portés en même temps. La cuisine bressane, comme la cuisine française plus largement, correspond à la première catégorie : les plats sont présentés selon un ordre temporel précis. Certains Bressans déclarent leur attachement à ce type de repas, rejetant les repas « plat unique », qui, pourtant, le sont rarement totalement puisque ce terme désigne généralement un plat de résistance comprenant une ou des viandes et leur accompagnement (légumes, féculents), souvent précédé et/ou succédé d’autres plats.
La structure classique du repas ordinaire bressan ne diffère pas des structures des repas français en général. Elle comprend une entrée (salade, crudités, charcuterie ou soupe en général), des légumes (servis avant, après ou en même temps que la viande selon les familles et les plats), une viande, un (ou des) produit(s) laitier(s) (fromage sec, fromage fort, fromage blanc, yaourt pour certains) et un dessert, c’est-à-dire un aliment à tendance sucrée (fruit, tarte, carrés de chocolat, fromage blanc, yaourt pour d’autres, etc.), à quoi peut être ajouté du café, voire parfois de l’eau-de-vie. Bien évidemment ceci n’est qu’un modèle, un menu type, qui sert de référence aux pratiques réelles. Chaque repas effectif en diffère selon les familles, les occasions, le nombre de convives et les plats à disposition, ce qui fait fréquemment dire aux consommateurs lorsqu’on les interroge sur leur dernier repas : « ‘enfin c’était un menu bizarre aujourd’hui’ ». Par ailleurs, et nous y reviendrons ultérieurement, l’ordonnance des repas varie suivant le moment de la journée, de la semaine ou encore les saisons. Il est donc rare que les repas ressemblent parfaitement au modèle. En effet, la séquence du repas est parfois diversifiée (il peut y avoir plusieurs plats composant l’entrée, le dessert, etc., qui se succèdent ou sont servis en même temps) ou allégée par rapport à ce modèle, comme le note une mère de famille : « ‘j’ai fait de la viande ce soir, parce que tu étais là, mais on mange rarement de la viande le soir’ ». Comme en témoigne cette citation, lorsqu’un membre extérieur à la famille partage le repas, même si ce moment n’est nullement fastueux, l’importance de respecter la norme est plus fortement ressentie par la maîtresse de maison.
Par ailleurs, le modèle lui-même présente plusieurs variantes. La viande et les légumes sont servis soit successivement, ce qui est le cas le plus courant, soit simultanément. Si, dans un premier temps, les consommateurs avancent qu’il n’existe pas de règle dans cet ordonnancement (« ‘c’est comme ça accorde’ »), il s’avère rapidement que celui-ci dépend de critères précis mais inconsciemment intégrés : tout dépend de la nature de la viande, de celle des légumes ou encore des situations. La composition des repas repose d’ailleurs fortement sur les règles d’association des aliments présentées précédemment. A titre d’exemple, nous pouvons revenir sur le boudin qui est normalement servi garni avec des pommes. Ainsi, des plats dont certains sont qualifiés de « plats uniques » ont été cités comme exemple de simultanéité : « ‘Si vous faites un pot au feu, ça se met tout sur table à la fois. [...] Le boeuf carottes, c’est cuit ensemble, c’est le plat unique. La choucroute, vous servez tout ensemble, la charcuterie et tout, c’est un unique plat. Les pigeons sur canapé, avec les petits pois. Si vous faites un poulet à la crème, vous servez du riz avec. On le sert en même temps ’». Mais pour l’essentiel des autres menus, les deux plats se succèdent. Parfois les légumes précèdent la viande. Ce qui fut le cas lors d’un dîner au cours duquel la maîtresse de maison entreprit un manège complexe : elle prit tout d’abord soin de laisser les convives se servir dans le plat d’épinard et d’oseille porté sur la table puis emmena une à une les assiettes dans la cuisine pour verser sur les légumes du jus du poulet, viande qu’elle ne servit qu’ultérieurement, une fois les légumes terminés. Certains distinguent l’ordre des plats en fonction de la nature de la viande, comme dans cette famille : « ‘en principe on mettrait plus les légumes à la fin. Mais c’est selon ce que c’est. Parce que si c’est une viande rôtie, rosbif par exemple, on le mangera peut-être plus à la fin’ ». L’exemple précédent répond à cette règle puisqu’il s’agissait de poulet rôti. D’autres précisent que l’ordre dépend également de la nature de l’autre plat : « ‘si vous avez une viande en sauce, si vous faites des pâtes, bon ben vous allez servir vos pâtes avec votre viande en sauce. Mais si vous avez un légume vert, comme moi j’ai fait une macédoine de petits pois, pommes de terre aujourd’hui, bon ben, on a mangé notre viande, et nos légumes après ’». Cette règle explique, elle aussi, l’exemple cité précédemment concernant le poulet à la crème : le riz, comme les pâtes qui relèvent de la même catégorie culinaire, se consomment avec les viandes en sauce et non séparément. Cependant, la succession des plats tend à être transgressée par les jeunes générations qui organisent de nouvelles règles d’ordonnancement des repas. Cette pratique crée de l’incompréhension chez leurs parents : « ‘notre fille, elle se garde toujours de la viande pour manger avec les légumes si on ne lui met pas sur la table avec ’» déclare la mère de l’une de ces jeunes consommatrices qui reprend ultérieurement : « ‘notre fille, elle se garde toujours trois feuilles de salade pour manger avec sa viande. Parce qu’on la mange souvent en entrée maintenant la salade. Elle mangerait tout ensemble, elle. Mais moi je trouve pas bon. Pourtant elle ne va pas à la cantine, rien, puisqu’elle mange chez elle. Mais c’est vrai que dans les cantines, on prend tout à la fois et l’affaire est classée...’ ». L’ordonnancement des plats donne du sens au repas. Un ordre différent perturbe et laisse un sentiment de confusion aux consommateurs qui s’y réfèrent. Pourtant, chez un certain nombre de consommateurs, ces règles de composition du repas évoluent effectivement, tout comme les règles d’association des aliments.
Comme pour ces dernières, la découverte d’autres ordonnancements des repas crée de la surprise, parfois de l’incompréhension, même chez des consommateurs qui ont été témoins de l’évolution de leurs propres pratiques. « ‘On a bien pris l’habitude de manger la salade en entrée, alors que dans le temps, on la mangeait jamais en entrée, jamais, jamais. C’était toujours à la fin du repas. Tandis que maintenant, c’est toujours en entrée la salade. Je sais pas... on a bien pris l’habitude comme ça’ » déclare une Stéphanoise. Puis elle ajoute sur un ton d’étonnement : « ‘mais je vois, on a des amis dans la Haute-Marne, et bien eux, ils mangent la salade à la fin avec le fromage. Ils mangent la salade avec le fromage ! C’est marrant !’ ».
Comme tout aliment, les productions locales s’insèrent au sein de cette structure diachronique des repas. Elles occupent une place plus ou moins fixe et rigoureuse. Ainsi, parmi les charcuteries locales, le boudin représente un plat de résistance qui se consomme en milieu de repas tandis que le civier, qui se mange froid en raison de la gelée qui lie les morceaux de viande, se sert généralement en entrée. Le saucisson à cuire*, garni de pommes de terre, occupe la place centrale de cette séquence mais il est parfois proposé, froid, au début du repas.
Le gratin de courge, difficile à accommoder à une viande, est servi, dans la majorité des cas, comme légume en plat principal et ceci qu’il soit sucré ou salé. Ainsi, le changement de saveur ne fait pas forcément glisser le plat d’une place à une autre au sein de la structure culinaire. Cette pratique représente une spécificité locale dans la mesure où les plats de résistance ne sont généralement pas sucrés en France. En effet, comme le remarque l’historien Jean-Louis Flandrin « ‘non seulement notre gastronomie “traditionnelle” considère comme étrange et “équivoque” le sucre en assaisonnement des viandes, volailles, poissons, ainsi qu’avec la plupart des légumes, mais elle a relégué les mets “sucrés” en fin de repas : sauf exception, nous n’en mangeons guère qu’au dessert ’»200. Dans quelques familles, plus spécialement du côté du Val-de-Saône, le flan de courge sucré se consomme en fin de repas, en guise de dessert.
Les tartes sucrées (tartes au sucre, tartes à la crème, tartes à la frangipane, tartes à la paria*) se consomment en fin de repas mais aussi lors de simples collations ou de « snacks », pour reprendre l’expression de Mary Douglas, dont elles constituent alors l’aliment principal de ces occurrences alimentaires, pour le goûter par exemple. Les tartes au fromage, qui sont plutôt salées à Saint-Etienne-du-Bois, se mangent couramment en entrée, accompagnées d’une salade verte. Elles sont également présentes lors des apéritifs, ce qui est souvent le cas pour les fêtes telles que les mariages. Cet ordonnancement est récent puisqu’autrefois les tartes au fromage étaient consommées comme les autres tartes, en fin ou en dehors des repas. A titre d’exemple, dans les années trente, Curnonsky et de Croze201 classent les tartes au fromage parmi les « douceurs » dans leur inventaire des trésors gastronomiques de la Bresse. D’ailleurs, dans certaines communes, celles de la Bresse du nord de l’Ain et de la Bresse de Saône-et-Loire, les tartes au fromage, souvent sucrées, sont toujours servies en dessert.
Pourtant proches, les tartes et les flans de fromage se différencient par la place qu’ils occupent au sein de la structure du repas. Bien que moins nourrissants en raison de l’absence de pâte, les flans de fromage, servis chauds à la sortie du four, sont consommés au cours du repas familial comme plat de résistance alors que les tartes au fromage sont servies en entrée.
A propos des nouveaux modes de consommation du fromage fort, nous avons constaté le changement de place de cet aliment au sein de la séquence alimentaire. Consommé dans l’intimité familiale, il occupe une place tardive dans le déroulement du repas. Il s’insère en effet à la place des fromage puisqu’il est consommé en substitution ou avec les autres fromages. Mais parfois, il succède aux fromages et clôt le repas. Il permet alors de « ‘finir un repas un peu léger’ » argumente une commerçante. Cette jeune Stéphanoise hésite sur le terme à utiliser pour le qualifier étant donné que cette consommation ne répond pas précisément au modèle classique d’un repas : « ‘on est toujours habitué à le manger en dessert. Enfin, heu, en dessert, heu... après le fromage. Le fromage fort ne remplace pas le fromage. Je mange les deux’ ». Notons à nouveau que dans leur inventaire, Curnonsky et de Croze202 classent également les « rôties au fromage fort » parmi les « douceurs ». Les nouveaux usages, en apéritif ou en « soirée fromage fort », correspondent à des changements structurels, au sens de Fischler, puisque cet aliment, dont la composition reste identique, s’insère au sein d’une syntaxe culinaire différente. Arrivant juste avant le repas - en apéritif -, ou en place centrale en guise de plat de résistance, de nouvelles organisations du repas s’instaurent. La nouvelle syntaxe, inspirée des menus type « soirée raclette », dérange certains consommateurs, pas forcément parmi les plus âgées. La percevant comme une transgression aux règles d’organisation du repas, ils exercent des résistances : « ‘de toute façon, moi, je ne suis pas habituée à le manger en apéritif’ » déclare sur un ton catégorique cette Stéphanoise de 27 ans qui ne semble pas vouloir modifier ses pratiques. A peine plus âgée, une compatriote, peu convaincue par ce repas, exprime autant de réticence : « ‘à la limite pour le goûter. Mais enfin, en faire le repas... heu’ ».
Mary Douglas, 1979, p.153.
Jean-Louis Flandrin, 1988, p.224.
Curnonsky, A. de Croze, 1933, p.294.
Ibid. p.294.