2.1.3. Règles structurant les prises alimentaires quotidiennes

Le nombre et l’espacement des repas dans la journée prennent dans chaque société un rythme codifié. Ces occurrences structurées se succèdent selon des horaires précis - nous nommons d’ailleurs différemment les divers repas au cours de la journée - et leur contenu est culturellement défini. Autrement dit, chaque aliment est considéré comme pouvant - voire devant - participer à tel ou tel repas, à tel ou tel moment de la journée, ou au contraire en être exclu.

Actuellement, les occurrences structurées sont généralement réparties en trois repas principaux quotidiens (sauf chez les personnes ayant des rythmes particuliers liés à leur travail) : le petit déjeuner, le déjeuner et le souper. Certains Stéphanois reconnaissent absorber de la nourriture à d’autres occasions de la journée sous forme de « snacks » (ce peut être lors d’un goûter en accompagnant ou non des enfants qui eux prennent un quatrième repas). Mais ces prises ne sont ni collectives, ni socialement organisées, il s’agit de grignotages qui ne structurent pas véritablement la journée en un avant et un après. Nous n’en rendrons pas compte ici.

Autrefois le rythme alimentaire, lié aux activités agricoles et à la durée des journées de travail, n’était pas identique toute l’année : les personnes âgées témoignent de l’existence dans leur enfance et jeunesse d’un quatrième repas quotidien en fonction des saisons203.

‘« Pendant les foins, les moissons, l’été, à quatre-heures, au goûter, y avait une soupe au vin ou une soupe au lait. On appelait ça, autrefois à la campagne, les frèsées. Frèsées de vin ou frèsées de lait. C’était rafraîchissant, c’était nourrissant parce qu’autrefois, surtout au moment des foins, des moissons, et bien vers les quatre heure et demie, cinq heures de l’après-midi, on rentrait pour faire un petit casse-croûte, pour repartir dans les prés, retourner moissonner jusqu’à la nuit. Donc c’est vrai qu’on avait faim. La frèsée, c’était pas bien consistant mais enfin c’était une frèsée de vin après le fromage blanc, le camyon comme on disait, ou une salade, ça dépend ». ’

Ce rythme correspond à ce qui se faisait autrefois dans la majorité des campagnes françaises puisque comme le constate François Sigaut « au début du XIXe siècle, semble-t-il, on faisait ordinairement trois repas en hiver et quatre en été, auxquels il faudrait probablement ajouter une ou deux prises alimentaires supplémentaires au moment des jours les plus longs et des plus gros travaux comme la fenaison et la moisson »204.

Avant de préciser les règles qui régissent la consommation quotidienne des productions locales et leurs évolutions, laissons la parole à une Stéphanoise octogénaire qui décrit comment avant les années quarante chaque repas de la journée était composé par des aliments distincts. Elle apporte également des précisions concernant les règles d’ordonnancement des repas abordées précédemment :

‘« Bon y avait le petit déjeuner. Alors le petit déjeuner. Le petit déjeuner des hommes parce que chez nous y avait un commis, nous on mangeait du café au lait, après moi j’ai eu une espèce d’hépatite, j’ai bu du thé. Ma mère, qu’est-ce qu’elle mangeait ? Du café au lait je crois. Et puis alors le commis, c’était la soupe au fromage, la soupe à l’oignon. Les hommes mangeaient ça le matin. Mon père aussi. [...] Et puis après on mangeait un bout de saucisson, un bout de lard ou un oeuf et du fromage. C’était la consistance du repas du matin. [...]’ ‘Alors à midi on mangeait toujours de la soupe. C’était l’entrée. On mangeait de la soupe aux légumes. Dans laquelle on mettait du pain. On trempait la soupe. Avant la guerre de 39 hein. On trempait la soupe, à midi et on mettait ou du gruyère ou un peu de beurre ou n’importe... Et après, on mangeait bien des produits laitiers, puisqu’on en avait, on mangeait bien des oeufs parce qu’on avait des oeufs. Et puis comme on tuait un cochon, on avait toujours du lard, du saucisson, du... On faisait bien des légumes au lard. [...]Par exemple on faisait une daube de patates avec des lardons, c’était bon ça aussi. Bon on ne le fait plus. Heu, et comme on mangeait des oeufs aussi, ben de temps en temps, on faisait des gratins, des flans ou sucrés ou salés. Mais on finissait toujours, à midi, par fromage, heu, fromage et compote ou une pomme suivant ce qu’on avait. [...]’ ‘Alors on faisait donc après, ce qu’on appelait le quatre-heures mais qui n’était pas à quatre heures. On rentrait traire les vaches à quatre heures et demie. Alors on trayait les vaches, on menait le lait et puis après on cassait la croûte. Alors ce casse-croûte c’était presque comme un repas du soir. Bon par exemple je vous parle de l’été, si vous voulez. Et à quatre-heures on mangeait bien une salade, verte ou une salade de haricots verts, un bout de saucisson, heu, qu’est-ce qu’on mangeait encore ? Au moment des fraises on mangeait des fraises bien sûr, fromage, heu, fromage compote. Ça faisait. Et après on repartait. On repartait aux foins jusqu’à neuf heures du soir. Et le soir, et bien on mangeait de la soupe avant de se coucher mais on mangeait souvent un bouillon. C’était pas un repas quoi. Le soir on mettait de la soupe et puis du fromage.’ ‘Maintenant on ne fait plus ce qu’on appelait le quatre-heures, ça se fait plus. Parce qu’il y avait toujours cette coupure dans l’après-midi pour traire. Pour traire les vaches parce que le fromager ramassait le lait deux fois par jour. C’était donc cette coupure de l’après-midi qui faisait qu’on mangeait et qu’on repartait après mais quand on entendait sonner neuf heures on était encore dans les prés. C’est pour ça qu’on faisait quand même autour de cinq heures et demie, c’était le repas du soir finalement, c’était un bon repas. ».’
Notes
203.

Marius Tortillet pour une période antérieure ajoute une cinquième occurrence structurée prise au cours de la journée :

« On faisait généralement 3 repas par jour, à 6 ou 7 h une fois le pansage des bêtes terminé en hiver, le dîner qu’on appelle goûter, à midi, et le souper à la tombée de la nuit, été comme hiver.

A partir du 15 avril et jusqu’au 15 août, il y a un quatrième repas, presque aussi substantiel que les autres le goûter, à 4 heures ou le sernon. Au 15 août, quand les jours commencent à être moins longs, on cesse de goûter ; en tout cas, la suppression est définitive à la St-Barthélemy, le 24 août, comme l’exprime le proverbe suivant :

« A la mi-eu

On pete lou sernon

Su la peu

Pe la Saint-Barthélemy,

On la monte u greni. »

Pendant les grands travaux des foins et des moissons, on sert un cinquième repas. Vers cinq heures, on apporte le déjeuner au pré ; il est composé de soupe au lait ou de « dîner », bouillie de froment dans laquelle on trempe du pain, puis du fromage et du lard. A neuf heures, les domestiques revenaient apporter le méranda, repas supplémentaire où on présente des oeufs cuits durs ou en omelette » (1927-1928, p.66-67).

204.

François Sigaut, 1993, p.70.