Le repas du soir

Actuellement, ce repas est plus léger que celui de midi dans de nombreuses familles, surtout chez les personnes âgées : « ‘le soir, moi, je ne mange à vrai dire pas. Par exemple, l’été qu’il fait beau, chaud, qu’il n’y a pas de soupe, André aimera bien un oeuf au plat. Je lui fais deux oeufs au plat, il mange un petit morceau de fromage, et comme je mets sur la table une tranche de pain, c’est limité. Et moi, je mange un petit morceau de comté, tout seul, sans pain. Mais quand on était plus jeune, en activité et qu’il y avait les enfants qui allaient à l’école, le soir, le repas était aussi copieux qu’à midi ’». En fait, même chez les personnes en activité le repas du soir est souvent plus léger, comme l’indique cette jeune Stéphanoise : « ‘le soir, je ne mange jamais beaucoup’ ». Chez certains, la viande est absente au cours de ce repas ; elle est parfois remplacée par des charcuteries : « ‘moi le soir, ça me fait rien de batailler un peu de lard et compagnie ’» souligne ce Stéphanois dont l’épouse avait précisé ne pas cuisiner de viande le soir. Celui-ci déclarera ultérieurement : « ‘si on ne tue pas notre cochon, il va drôlement nous manquer quelque chose ’», révélant ainsi l’importance des charcuteries dans ses pratiques alimentaires. Un couple de charcutiers confirment le poids des charcuteries dans la composition du souper : « ‘ici ce qui se mange bien le soir, c’est une tranche de saucisson. Parce qu’on en vend énormément. Et les jeunes ils en mangent bien aussi de la charcuterie. Mais c’est peut-être plus du jambon que des poitrines cuites ou des côtis*. C’est plus les anciens qui prennent ça’ ».

Ce rythme alimentaire comprenant un repas du soir peu copieux ne correspond pas à ce qui se faisait autrefois. Les informateurs les plus âgés se souviennent de repas, à ce moment de la journée, particulièrement nourrissants qui permettaient de passer la nuit sans avoir faim. Pour cette raison, les gaudes étaient servies le soir : « ‘ça fait un plat, quand même, que le soir, ben ça bourre. Quand on a mangé une assiette de gaudes... pfou ! Autrefois on mangeait une assiette de gaudes, on savait que... ben ça tenait’ », « ‘ça calait l’estomac pour la nuit’ » ajoute une autre Stéphanoise.

En effet, certains aliments sont considérés comme étant des « aliments du soir ». Ainsi, les gaudes appartiennent à cette catégorie : la règle veut que cet aliment, préparé sous la forme la plus courante de bouillie, soit consommé à ce moment de la journée, comme l’ont souligné avec insistance la plupart des Bressans : « ‘c’est le soir qu’on les fait. C’est un plat du soir’ ». Certaines personnes, telles cet homme, cherchent à expliquer cette règle de consommation crépusculaire : « ‘c’est-à-dire qu’il faut très longtemps pour les faire cuire’ ». C’est pourquoi, il lui semble que les gaudes ne pouvaient pas être cuisinées à midi. Son épouse le contredit, préférant reconnaître une part d’arbitraire liée à cette règle qu’elle appelle la coutume : « ‘mais ce n’est pas la raison. C’est la coutume d’autrefois. Mais non, on pourrait les faire cuire le matin, la même chose que le soir. Non, c’est la coutume’ ». La règle ne s’explique pas, elle s’applique, ce qu’exprime clairement cette informatrice.

Comme les gaudes, bien que parfois servi le matin, le dinno appartenait également à la catégorie des aliments du soir. La frèsée de lait était consommée à quatre-heures ou le soir : « ‘nous mangions aussi de la soupe au lait, le soir. J’en mange encore moi qui suis paysan’ ».

Le fromage fort relève également de cette catégorie des « aliments du soir ». Comme pour les gaudes, certains informateurs cherchent une explication à cette règle. « ‘Parce qu’on a mieux le temps ’» avance un Stéphanois qui est, lui aussi, contredit par son épouse : « ‘mais même le samedi ou le dimanche à midi, on ne le fait pas. On le fait tout le temps le soir. Donc c’est pas forcément une question de temps. Je pense que c’est l’habitude’ ». A nouveau, la règle est perçue en terme d’habitude ou de coutume qu’il est inutile d’expliquer. Avec les nouveaux modes de consommation, le fromage pénètre de nouveaux espaces temporels. Il n’est plus exclusivement consommé au repas du soir mais apparaît également au cours de la matinée ou de l’après-midi lorsqu’il est servi par les buvettes lors de fêtes collectives ou des rassemblements associatifs.

Les règles qui structurent les prises alimentaires quotidiennes ont nettement évolué. Mais les aliments locaux les plus fortement régulés par des règles d’absorption quotidienne sont ceux qui sont de moins en moins consommés : il s’agit des gaudes, du dinno et des frèsées de lait. Ainsi, les productions locales ne marquent plus avec autant de poids la différence entre repas de midi et repas du soir. Seul le fromage fort joue ce rôle. Le petit déjeuner, qui auparavant comprenait de nombreux aliments en commun avec le repas du soir (fromage fort, gaudes, dinno) s’en distingue désormais largement : les aliments du matin sont plus sucrés et appartiennent à la catégorie des aliments génériques, partagés par l’ensemble de la société française. Ils ont suivi l’uniformisation visible sur le territoire national. Les productions locales sont maintenant peu présentes à l’occasion de ce repas. Ce sont les deux repas suivants, le déjeuner et le souper, qui comprennent les productions présentant le plus de typicité.