2.1.4. Règles hebdomadaires : le rythme alimentaire de la semaine

Autre échelle temporelle, autres normes, l’alimentation est également soumise à des règles hebdomadaires. Le calendrier impose et fixe ce qui peut être ou non servi en fonction des jours de la semaine. Mais de manière générale, l’alimentation est liée au rythme social. Ainsi, avant les années soixante, alors que l’Eglise imposait de faire maigre le vendredi, c’est-à-dire de ne pas consommer de viande, le régime alimentaire bressan comprenait ce jour-là, hormis des légumes, surtout des plats à base d’oeufs.

Globalement, le début de la semaine représente le quotidien, l’ordinaire, le routinier alors qu’un statut particulier est accordé aux repas pris le week-end. Sans pour autant signifier l’exceptionnel ou l’extraordinaire, la fin de semaine marque en effet une coupure, un changement dans le rythme alimentaire hebdomadaire. Ainsi, certains aliments, « aliments du dimanche » ou « aliments du week-end » sont réservés pour ces moments là, tandis que d’autres en sont généralement exclus : ils sont alors consommés le reste de la semaine.

Mais il convient de nuancer cette opposition. Tout d’abord, les repas du début de la semaine ne se déroulent pas tous de manière semblable : certaines journées peuvent être marquées par des activités régulières - sportives, culturelles, musicales, etc. - qui obligent les participants à réduire leur temps consacré à l’alimentation et imposent un repas spécifique. A titre d’exemple, chez les personnes qui ont pour habitude de se rendre au marché de Bourg-en-Bresse, le déjeuner du mercredi est généralement succinct, composé de plats rapides à préparer étant donné l’heure tardive à laquelle rentrent les chalands. Il comprend parfois des aliments qui ont été intentionnellement achetés le matin pour ce repas particulier. Quant aux repas de la fin de semaine, ils n’occupent, eux aussi, pas tous la même place. Il est accordé pour certains repas plus de temps et de soin à la nourriture que durant le début de la semaine alors qu’à d’autres moments, les temps de préparation et de consommation doivent être abrégés pour laisser la place à d’autres activités. Ainsi, le samedi se vit souvent sur un rythme rapide, intense en activités si bien que le déjeuner peut apparaître comme une contrainte dont on se débarrasse. Les cuisinières voulant alors peu s’investir dans les préparations culinaires, certains plats, qui sont considérés comme simples et nécessitant peu de préparation, sont privilégiés. Ils varient selon les familles mais reviennent dans chacune d’entre elles de manière courante, comme les gaufres207 dans celle-ci : « ‘on en mange fréquemment le samedi midi. C’est un plat qui est rapide à faire. Moi j’en mange un, deux et puis après j’en ai assez. D’ailleurs, j’en raffole pas. C’est vraiment le truc de dépannage quand on n’a pas envie de faire autre chose. Ça fait tout le repas, c’est plat unique en fait’ ». Ce repas se distingue clairement de ceux du reste de la semaine, des jours ordinaires. De même, le repas du dimanche soir est souvent peu élaboré et composé de plats ne nécessitant pas de préparation culinaire complexe, des restes dans de nombreux cas. Durant la fin de semaine, deux repas occupent une place inverse : le dîner du samedi et le déjeuner du dimanche bénéficient d’un temps long. Ces deux moments de la semaine, durant lesquels les membres de la famille sont souvent plus nombreux et où sont plus fréquemment présents des invités, sont consacrés à la nourriture si bien que le temps passé à la préparation et à la consommation est prolongé par rapport au quotidien. Le rythme se ralentit et le soin apporté aux plats s’amplifie. Au dimanche, jour consacré à Dieu et au repos dans la tradition chrétienne, sont associés des aliments hiatus, instaurant une pause, une interruption dans le quotidien alimentaire. Autrefois, « ‘presque toujours le dimanche était signalé par un supplément, lard ou saucisson ’»208. Lorsque la viande était rare, c’était en effet le jour de sa consommation ; c’était aussi le jour du cacao comme se souvient l’interlocutrice citée précédemment, Aujourd’hui encore, la nature des aliments est souvent différente pour ces repas de fin de semaine.

Parmi les productions locales, plusieurs sont prioritairement servies à l’occasion de ces repas du samedi soir et du dimanche midi. Ils marquent la rupture avec les jours ordinaires. Tel est le cas des aliments issus de la production domestique, en particulier les produits de la basse-cour : poulets, lapins, pigeons, canards, etc. sont souvent cuisinés le dimanche. En effet, servi lors des repas festifs, le poulet de Bresse, surtout s’il est rôti, correspond également à une nourriture des moments d’intimité, peu marqués par l’apparat mais participant à la cohésion familiale. Il s’agit par excellence du plat des rassemblements dominicaux, entre parents ou entre amis intimes. Pas besoin d’événement particulier, la simple présence, en fin de semaine, d’un nombre suffisant des membres de la famille suffit à motiver sa préparation : « ‘y a pas d’occasion. On peut bien en manger en week-end, quand on est tous les quatre’ ». Dans certaines familles, il est même immanquablement préparé tous les dimanches.

Les tartes sucrées, qu’elles soient fabriquées ou achetées, sont également associées à une consommation de fin de semaine, sauf dans les quelques familles où elles sont réalisées à une fréquence pluri-hebdomadaire. A titre d’exemple, c’est le samedi que la grand-mère de l’une des informatrices prépare inéluctablement une tarte à ses petits-enfants. La mère de ces derniers note qu’» ‘ils ont l’habitude, le samedi après-midi : ils montent et ils redescendent avec leur tarte’ ». D’ailleurs, dans les boulangeries, les tartes sont moins nombreuses et moins variées en début de semaine, absentes même dans la plupart des commerces de campagne : les boulangers n’en fabriquent souvent qu’à partir du vendredi.

A l’inverse, certaines productions locales sont exclues des repas dominicaux. L’usage veut qu’elles ne puissent être servies à ces occasions, même à des parents ou des personnes intimes. La courge est un des aliments soumis à cette restriction. Elle ne peut pas être servie lors d’un repas du dimanche, même à des parents proches, comme le précise avec insistance cette informatrice : « ‘même si c’est la famille, on n’en fait point, non. Non, j’en fais pas le dimanche. Mais s’ils [ses enfants] viennent pendant la semaine, s’ils viennent pendant les vacances, s’il y en a, ils en mangent’ ». Son époux, qui n’apprécie pas particulièrement ce légume, tourne en dérision la nuance que celle-ci établit entre quotidien et repas du dimanche : « ‘y a rien que quand on est tous les deux, comme ça, qu’on en fait. Parce que nous on n’est pas de la famille !’ ».

Les règles qui fixent les absorptions en fonction d’un temps hebdomadaire dépendent intimement du statut accordé à l’aliment. Les nourritures les plus dépréciées, les « aliments de pauvres », les moins luxueux, sont exclus de la fin de semaine et en particulier du repas dominical, ils sont limités à la consommation des jours ordinaires. Alors que les aliments les plus prestigieux sont choisis et réservés pour accompagner les moments forts de la vie collective. Ces règles de consommation hebdomadaire peuvent évoluer en fonction du changement du statut des aliments. Le pâté en croûte, autrefois aliment festif, est maintenant consommé tout au long de la semaine au même titre qu’une charcuterie ordinaire, d’où la remarque, entendue dans une charcuterie, d’une grand-mère à son petit-fils qui en réclamait pour son repas : « ‘on ne mange ça que le dimanche ! ’» ; cette situation témoigne de l’évolution d’une génération à une autre du statut de cet aliment et reflète la confrontation des représentations. En fonction de leur image actuelle, les aliments rythment la semaine et renforcent le caractère ordinaire ou plus occasionnel de chacune des journées.

Néanmoins plat de fin de semaine ne signifie pas plat d’exception, « extra-ordinaire ». Comme pour le reste de la semaine, ces journées sont marquées par la réitération et la routine. Chaque samedi, comme prévu, la petite-fille récupère la tarte faite par sa grand-mère si bien qu’elle considère ce dessert comme « courant » et appartenant aux aliments « de tous les jours ». Ailleurs, c’est le poulet de Bresse qui apparaît sans surprise sur la table familiale ou encore la brioche et les fruits au sirop. Les règles, même si elles sont divergentes du reste de la semaine, restent présentes et s’imposent de manière répétitive.

Par ailleurs, les « plats du dimanche » ne sont en réalité pas toujours terminés lors du repas dominical ; l’excédent est souvent fini les jours suivants : « ‘quand elle fait du poulet le dimanche, de toute façon, il en reste toujours pour la semaine ’». Cette nourriture du dimanche se répand ; elle se poursuit durant le début de la semaine. A propos de la consommation dominicale de la viande autrefois dans les fermes, une personne âgée reconnaît : « ‘on achetait de la viande le dimanche, mais bon, y en avait toujours pour le lendemain ’» : finalement, il ne s’agit plus d’une consommation hebdomadaire, mais bi-hebdomadaire. Mais seul compte, aux yeux des consommateurs, le premier jour d’absorption du plat, celui de la préparation principale, si bien qu’ils peuvent manger du poulet à la crème, des tartes ou de la viande les jours suivants, ils continuent à associer ces aliments à une nourriture du dimanche. Entamé, défloré, il ne s’agit plus d’un « plat » mais de « restes » et ce terme est révélateur : réchauffés, ils ont beau « être encore meilleurs », comme les commensaux le considèrent souvent, ils ne sont que résidus, rebuts, excédents et perdent de leur force. Ils ne représentent plus grand chose. Tout se passe comme si l’investissement en temps de préparation et en matière première ayant été rentabilisé, la consommation les jours suivants n’est pas prise en compte. La volonté était de cuisiner le plat pour le repas du dimanche et non pour les jours suivants : c’est elle qui donne l’image au plat.

Notes
207.

Il s’agit ici des gaufres épaisses, confectionnées avec un appareil électrique et non des gaufres dits bressans.

208.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.67.