En Bresse, la nourriture est particulièrement marquée par le sceau de la saisonnalité. Les divers aliments ne sont pas appréciés, selon les saisons, de la même manière, si bien qu’à chaque période correspond une alimentation différente. Sensibles à cette donnée temporelle, il est courant que les Bressans, quel que soit leur âge, précisent spontanément, lors des discussions portant sur la nourriture, des informations concernant la saison de consommation.
Si la saisonnalité des aliments ne dépend pas toujours uniquement de règles sociales mais est parfois déterminée par des facteurs naturels (cycle productif, conditions météorologiques, etc.), elle n’en est pas pour autant non culturellement renforcée. Le discours, les savoirs et les pratiques accentuent généralement ces tendances.
Au sein des productions alimentaires locales, la saisonnalité se manifeste de manière éloquente : celles-ci sont associées, pour la plupart, à une consommation hivernale ou au contraire estivale. Ces règles sont annoncées et souvent encore respectées, même par les jeunes générations. Ainsi, le fromage fort est indiscutablement un aliment hivernal : il n’est consommé qu’en cette saison, ce qui est inéluctablement précisé tant par les particuliers que par les professionnels du secteur des produits laitiers. Cette règle est tellement intériorisée que j’ai involontairement déconcerté un de mes informateurs par la simple évocation, au mois de juillet, de ce produit : alors que je lance « et le fromage fort ? » afin d’engager la discussion autour de cet aliment, celui-ci semble embarrassé et ne sait quoi répondre : « ‘mais... le fromage fort c’est en hiver...’ » finit-il par déclarer209. Non consommé en dehors de cette saison, tout se passe comme si cet aliment sortait un temps des esprits. Le fromage fort n’est alors, bien entendu, plus vendu dans les commerces de la région. Si nous avons personnellement constaté en été l’absence de sa commercialisation tant chez les crémiers que dans les épiceries, les grandes surfaces ou les points de vente des fromageries, certains Bressans sont incapables de confirmer cette information n’ayant jamais cherché à s’en procurer en cette saison : « ‘je ne sais pas si on en trouve. A mon avis, ils n’en ont pas l’été au rayon fromage. Je ne sais pas, mais je ne pense pas qu’ils en mettent’ ». Les consommateurs attendent patiemment l’hiver pour en acheter, selon des habitudes bien établies : « ‘à la fin de l’hiver, on commence à manger du fromage fort, c’est dans les traditions bressanes’ ». D’ailleurs, les commerçants informent leurs clients lorsque les ventes reprennent : « ‘le fromage fort est arrivé’ » peut-on lire sur les chevalets devant certaines vitrines en imitation au célèbre slogan du beaujolais nouveau.
Au printemps, le fromage blanc se substitue au fromage fort lorsque celui-ci tend à ne plus être consommé. Ces deux productions fromagères de la Bresse se différencient clairement l’une de l’autre par leur saisonnalité : autant l’hiver est assimilé au fromage fort, autant « ‘l’été, c’est la période des fromages blancs’ ». Cette substitution fromage fort/fromage blanc en fonction des saisons est ancienne. Carru note : « ‘on l’accompagnait [la soupe] de tartines ou rôties de fromage fort ou de perreya, en hiver, et de fromage blanc, en été’ »210. Mais si actuellement le fromage fort disparaît radicalement des étals en été, il est possible de se procurer des fromages blancs toute l’année dans les commerces locaux, que ce soit dans les grandes surfaces, les crémeries ou encore les fromageries et ils continuent également à être proposés dans les restaurants. Assez récente, cette désaisonnalité surprend encore certaines personnes : « ‘maintenant au restau, y a des fromages blancs tout l’hiver. Avant y avait pas’ ». D’ailleurs, les consommateurs locaux restent attachés à la saisonnalité de cet aliment et la période de consommation est assez respectée même par les jeunes générations. Les amateurs apprécient beaucoup moins les fromages blancs hors de la saison estivale - ils les trouvent moins bons (« ‘ils ont le goût de l’ensilage’ », « ‘on en a mangé quelques fois, ils étaient vraiment mauvais ’») - si bien que nombreux sont ceux qui n’en achètent plus en hiver ou tout au moins n’en proposent pas lors des repas ostentatoires : « ‘en général l’hiver, je ne sers jamais de fromages blancs quand on a des invités’ ». Le contraste entre les saisons est saisissant : « ‘à la fin du printemps, fin mai, juin, là les fromages blancs sont vraiment délicieux, délicieux. Je pense que ça vient du lait des vaches qui mangent quelque chose de bien meilleur que l’hiver. L’hiver, on n’en achète jamais parce que je les trouve pas bons’ ».
Parmi les autres produits laitiers, le beurre et la crème ne font pas l’objet, actuellement, d’une telle différence saisonnière de consommation. Mais, les personnes âgées se souviennent jadis d’un changement notable dans la qualité du beurre selon les périodes de l’année. En effet, les caractéristiques organoleptiques du beurre dépendent de l’alimentation des vaches, or autrefois leur nourriture variait de manière plus déterminante selon les saisons : « ‘l’hiver les vaches étaient nourries avec du foin, c’est-à-dire du sec et l’été elles mangeaient du vert. Ça changeait le goût’ », alors « ‘maintenant y a plus de différence avec l’ensilage. Ils leur donnent de l’ensilage été et hiver’ ». C’est pourquoi, le beurre d’été et le beurre d’hiver étaient plus clairement différenciés par les consommateurs : « j‘e me souviens qu’autrefois pour le beurre, on se disait “c’est ben du beurre d’hiver parce qu’il est blanc”. Il avait point de couleur. Il était point jaune comme... Il était pas coloré comme en été’ ». Alors qu’» ‘au printemps, quand les vaches vont au champ, vont à l’herbe, le beurre est bien plus jaune et il change de goût quand même un peu’ ». Les cuisinières, particulièrement attentives à cette nuance, préféraient celui produit du printemps à la fin de l’été, comme le signale l’une d’entre elles : « ‘moi j’aime pas le beurre l’hiver, le beurre blanc qui n’a point de goût. Le mois de septembre, c’était le moment où il y avait une bonne repoussée d’herbe et ça faisait du bon beurre. Il était bien plus jaune’ ». Il en est de même pour la crème : « ‘autrefois y avait la différence entre la crème d’hiver et la crème d’été. Maintenant y en a moins puisqu’ils ont de l’ensilage tout le temps’ ». Plus anciennement, le beurre frais et le beurre clarifié s’opposaient en terme de saisonnalité puisque le second remplaçait le premier en hiver dès que la production laitière se raréfiait.
Pour des raisons également liées aux cycles chronobiologiques, la consommation des volailles et des oeufs dépendait autrefois des saisons (« ‘autrefois, il pouvait y avoir des vieux poulets qui avaient traîné à l’automne mais autrement... entre le jour de l’An et puis Pâques, y avait pas de poulet. Les poules ne faisaient pas d’oeuf l’hiver, parce que le poulailler n’était pas chauffé. Les premiers poussins qu’on avait c’était autour du 15 avril’ »). Si la consommation de poulets et d’oeufs n’est plus saisonnière, celle des poulardes et chapons reste attachée à la période des fêtes de fin d’année : « ‘on ne mangerait pas un chapon au mois d’août’ ». Du reste, elles sont parfois appelées « volailles de fin d’année ». D’ailleurs, afin de bien marquer la différence entre les poules tuées et consommées en été et celles abattues en fin d’année, les personnes qui en élèvent pour leur propre consommation ne manquent pas de rouler dans une toile les volailles préparées avant les fêtes comme il est d’usage dans la région (Cf. Chap.3.2.1.2.), bien que celles-ci ne soient pas destinées à la commercialisation. Par l’emprise d’un savoir-faire culturel, la volaille est soumise à la saisonnalité. Aux gestes s’ajoutent les mots puisque l’une de ces personnes remarque que « ‘à Noël on parle de poularde et l’été de poule’ ». En Bresse, les volailles ne sont incontestablement pas les mêmes en fonction des saisons.
Autres aliments locaux frappés par la saisonnalité, le boudin et le civier sont des aliments d’hiver, qui n’apparaissent sur les tables bressanes que du début de l’automne jusqu’à Pâques. Comme pour le fromage fort, les commerçants informent leurs clients qu’ils ont repris la fabrication par des petites affiches commentées (« le boudin est arrivé » peut-on lire, fin septembre, sous le dessin d’un petit cochon anthropomorphe accrochée à la porte d’entrée d’une charcuterie) ou en inscrivant en grosses lettres colorées le nom du produit et son prix sur la vitrine ou sur un chevalet (« Civier 45F le kg »). La saisonnalité est particulièrement respectée pour le boudin de Bresse : cette charcuterie est consommée exclusivement en cette saison au point qu’il est impossible d’en trouver à un autre moment. Certains commerces, des grandes surfaces en particulier, proposent néanmoins d’autres variantes telles des boudins créoles destinés à être cuisinés au barbecue, mais jamais de boudin tel qu’il est confectionné habituellement en Bresse. Par contre, depuis quelques années, surtout dans les communes les plus urbaines - et cette évolution tend à se diffuser - le civier est commercialisé toute l’année par les grandes surfaces211 et par quelques charcutiers. Ces derniers sont très partagés : selon leur propre désir d’innovation et l’attachement de leur clientèle à la tradition, ils considèrent qu’ils est possible ou non de rompre cette règle saisonnière. Certains essayent progressivement d’allonger la période de fabrication au-delà de Pâques et recommencent dès la fin de l’été. Un charcutier, à la retraite depuis peu, se souvient des dernières années de son activité : « ‘avant on arrêtait. Puis après, comme tout le monde avait un frigo, on a essayé de le prolonger l’été et tant que ça se vendait on le faisait’ ». Son épouse ajoute : « ‘on en vendait moins l’été... mais on en faisait presque toute l’année. On arrêtait peut-être au mois d’août selon la vente. Mais on en vendait beaucoup moins ’». Seuls les commerçants dont la clientèle est composée de nombreux touristes, de jeunes et de citadins poursuivent cette fabrication durant le plein été. En effet, les Bressans, et plus particulièrement la population rurale et les personnes âgées, restent fidèles à la saisonnalité comme l’exprime une maîtresse de maison qui a pour habitude d’en confectionner chaque année et qui vient, au tout début de l’été, de sortir, pour me faire goûter cette charcuterie, un morceau qu’elle avait conservé au congélateur : « ‘normalement c’est pas à ce moment là qu’on le mange. D’ailleurs, je ne vais pas en refaire maintenant avant le mois de novembre, octobre, novembre, pour en manger cet hiver ’».
D’autres charcuteries font l’objet d’une consommation saisonnière moins affirmée que les deux précédentes. Le saucisson à cuire est plus apprécié par la population locale en hiver qu’en été (une jeune femme, grande cuisinière, déclare qu’elle n’en ferait jamais cuire l’été à cause de l’eau bouillante et de l’odeur). Néanmoins cette charcuterie, très appréciée des personnes de passage, est commercialisée par les artisans en cette période, la plus touristique en Bresse. Par ailleurs, beaucoup de Bressans n’accordent pas autant d’importance à la saisonnalité de cet aliment et quelques-uns profitent de la saison pour les cuire au barbecue. Enfin, concernant le lard, les amateurs en consomment généralement moins en période estivale qu’en saison froide.
Les gaudes appartiennent à la catégorie des aliments hautement soumis à la saisonnalité. Ce mets est indiscutablement associé à la période hivernale : tous les informateurs l’ont signalé, de même que tous les écrits, anciens ou contemporains, le précisent : Tortillet212 (« ‘on mangeait des gaudes [...] du mois de novembre à l’entrée de l’été ’»), Carru213 (« ‘depuis la St-Martin d’hiver jusqu’à Pâques ’»), Bossi214 (« ‘jusqu’à au temps des chaleurs’ »), C’était hier 215 (« ‘de la Toussaint à Pâques’ »), etc. D’ailleurs, lorsqu’ils évoquent leur consommation, les Bressans ne se repèrent nullement à une échelle annuelle mais par rapport à une saison : « ‘j’en mange deux, trois fois par hiver ’». Quant à l’inscription lisible au dos d’un paquet de farine de gaudes, provenant d’un moulin jurassien mais commercialisé en Bresse, qui indique « ‘les gaudes se mangent surtout pendant les saisons froides (octobre à avril) mais les amateurs de gaudes en consomment toute l’année ’», elle cherche visiblement à inciter les consommateurs à modifier leur pratiques afin d’augmenter les ventes. En tout cas, il s’agit uniquement d’une déclaration à visée promotionnelle qui n’est, à l’heure actuelle, nullement le reflet de la réalité bressane (nous n’avons entendu aucun bressan, même parmi les amateurs, déclarer manger des gaudes en été). C’est pourquoi les rédacteurs n’ont pu faire l’impasse sur la saisonnalité, bien qu’étant une entrave à une commercialisation annuelle. Déclarer à brûle-pourpoint que les gaudes se mangent toute l’année aurait été un mensonge reconnu par la communauté entière !
Pour finir, ce récapitulatif des périodes de consommation des productions locales, nous devons ajouter les courges qui sont souvent distinguées par les Bressans des courgettes par la saisonnalité de leur production : alors que les premières sont consommées en automne et en hiver, les secondes arrivent plus tôt dans la saison et sont servis pour les repas estivaux (« ‘la courgette on la mange en été et puis la courge on la mangera en hiver’ »).
La consommation saisonnière de la plupart de ces aliments coïncide avec les cycles annuels de fabrication qui prévalaient autrefois. En effet, en l’absence de modes de conservation adaptés, les fruits et les légumes devaient être consommés au moment de leur maturité ; les volailles et les oeufs, lorsqu’il y en avait ; pour des questions technologiques et hygiéniques, les porcs étaient abattus l’hiver (la température extérieure basse facilite le refroidissement rapide de la viande ce qui rend plus aisé sa découpe, de plus « ‘en été, avec les mouches... car il faut quand même y laisser rassir, ben c’est pas facile, même dans une pièce où vous croyez ne pas avoir de mouches, quand elles sentent la viande, et ben attention ! Oh là là ! Alors vous savez ces mouches bleues qui viennent poser dessus. Alors c’est pour ça, le porc se tue l’hiver ’»). Les charcuteries qui ne pouvaient être longuement gardées (civier, boudin, abats, etc.) étaient donc mangées en cette saison ; quant aux produits frais à base de lait (beurre, crème, fromages blancs), leur fabrication hivernale était réduite en raison de la baisse de la production laitière et de la pauvreté du lait : « ‘dans le temps, y avait toujours des périodes où ils ne faisaient pratiquement plus de fromage. Ils ne faisaient plus de fromage l’hiver, donc on mangeait les secs qui avaient séchés dans les cages, ceux qui restaient, qui étaient blancs et qui avaient séchés. Mais l’été on mangeait le fromage blanc’ ». Les produits consommés étaient alors ceux qui avaient été produits durant la saison propice ; les fromages devenus trop secs étaient transformés en fromage fort.
Aujourd’hui, nombre de ces contraintes chronobiologiques et technologiques liées aux cycles productifs et aux conditions climatiques sont levées. En effet, grâce au réfrigérateur et plus encore au congélateur, il est désormais possible de différer considérablement la consommation par rapport à la période de production des aliments. Par ailleurs, les évolutions de l’agriculture et de l’industrie rendent possible la désaisonnalité de la production : les volailles pondent toute l’année, les vaches produisent du lait en hiver, les abattoirs, qui fournissent les charcutiers, abattent des porcs quelle que soit la saison, si bien que ceux-ci pourraient fabriquer du boudin ou du civier en été. Pourtant, il est frappant de noter que la consommation de nombreux mets continue à être saisonnière et fluctue toujours en fonction des contraintes évoquées précédemment. D’ailleurs la saisonnalité est parfaitement acceptée ; elle n’est que rarement présentée comme une contrainte par les consommateurs.
Si le maintien de la saisonnalité portant sur des aliments dont la qualité varie nettement en fonction des saisons s’explique facilement, le respect des saisons pour des aliments dont les caractéristiques organoleptiques semblent a priori peu fluctuer (le civier ou le boudin par exemple) révèlent un attachement plus subjectif de la part des consommateurs.
Au-delà des contraintes saisonnières de production et de transformation, les aliments sont liés aux saisons en raison de caractéristiques intrinsèques qui les rendent plus ou moins appréciables en fonction du temps. En effet, le plaisir gustatif dépend, pour certains aliments, de la saison, de la température extérieure, des conditions météorologiques : « ‘un pot-au-feu quand il fait bien chaud, on n’en mange pas. Par contre en hiver, on rentre des fois, il fait pas chaud, on voit y a un pot-au-feu, on va se régaler’ ». De même, le mauvais temps et le froid motivent la consommation des aliments à caractère hivernal tels que le fromage fort, le boudin ou le civier. « ‘On en vend dès qu’il fait froid : s’il fait froid tôt dans l’année, on en vend tôt, s’il ne fait pas très froid, on en vend peu ’» expliquent souvent les commerçants à propos de ces produits. Et lorsque le froid s’intensifie, les achats suivent. A titre d’exemple, une commerçante de Bourg-en-Bresse voit, en pleine saison, ses ventes de fromage fort fluctuer en fonction de la température entre 30 et 40 kg par semaine mais 60 kg ne suffisent pas à satisfaire la demande dès qu’il fait très froid. A l’inverse, la chaleur, le soleil, le beau temps suscitent chez les consommateurs des envies de produits estivaux : dès qu’il fait bon, les Bressans abandonnent le fromage fort au profit des fromages blancs. L’été, « ‘ça passe toujours bien, parce que c’est frais et puis c’est agréable ’», « ‘les fromages blancs rafraîchissent’ », « ‘ça désaltère, ça fait du bien, quand il fait chaud. L’hiver on n’en a peut-être moins besoin ’». Ainsi, les conditions climatiques (froides et humides ou au contraire chaudes et ensoleillées) influencent fortement la consommation des aliments en fonction de leurs caractéristiques intrinsèques.
Ainsi, l’été, ce sont généralement les aliments crus, froids ou frais, aqueux et nutritivement pauvres qui sont les plus recherchés alors que l’hiver se sont globalement les plats chauds, longuement cuisinés, mijotés, riches en apports caloriques qui sont souvent appréciés : « ‘l’été on a plus tendance à manger des choses fraîches ou des salades ou des choses comme ça ’», « l’été ça demande pas à avoir un plat de viande rouge, ou avec une sauce au vin ». Qu’il ait été dit d’un temps froid et humide, « ‘ce n’est pas un temps à fromages blancs !’ », souligne la concordance consensuelle entre les conditions climatiques et les consommations alimentaires. Néanmoins la température de l’aliment ne suffit pas à justifier la période de sa consommation. En d’autres termes, la logique aliments chauds pour l’hiver et aliments frais ou froids pour l’été est infirmée par certains contre-exemples tels que le civier qui se consomme l’hiver ou le bouillon particulièrement apprécié l’été par certains consommateurs : « ‘même quand il fait chaud, même si on a 40° moi j’aime un petit bouillon le soir, parce que c’est chaud et puis ça empêche d’avoir soif ’». D’ailleurs pourquoi alors le boudin créole, qui se mange également chaud, serait apprécié l’été alors que le boudin bressan a disparu des commerces en cette saison. Quant à la dimension nutritionnelle des aliments, si elle est souvent avancée comme argument par les consommateurs, elle s’avère démentie dans certaines pratiques : en effet le poulet à la crème, bien que n’étant pas le plus léger des mets est néanmoins l’incontournable plat de la vogue qui a lieu au mois de juillet !
De manière générale, et quels que soient les arguments, les Bressans, même parmi les jeunes générations, expriment un véritable attachement à la saisonnalité des aliments, surtout pour certains d’entre eux : « ‘le chapon c’est pour Noël, le gibier, c’est l’automne. Chaque chose a sa saison et d’ailleurs depuis qu’il y a des congélateurs, ça a un peu abîmé ça, parce qu’avant y avait des saisons, y avait la saison des haricots verts, y avait la saison de...’ ». Cet attachement prend même la forme d’une véritable résistance à la désaisonnalité dans certaines circonstances. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que les charcutiers reportent sur les consommateurs le maintien de la saisonnalité (ceux-ci déclarent ne pas fabriquer de civier, et surtout de boudin l’été, car « ça ne se vend pas ») alors que les consommateurs prétendent que celle-ci est liée aux professionnels (« il n’y en a pas dans les magasins »). Bien sûr la persistance de la saisonnalité est plus ou moins forte selon les aliments : certains restent strictement liés à une saison alors que d’autres voient leur période de consommation s’étendre. Mais le non-respect des règles de saisonnalité de certains aliments est véritablement perçu comme une transgression par certains consommateurs. C’est ainsi que se comprend la remarque, citée précédemment, formulée par cette cuisinière qui a décongelé un morceau de civier en été et qui avait précisé auparavant : « ‘ah non, on ne pourrait pas en manger à cette époque là’ ». La norme doit être respectée. Les aliments dépendent d’une saison qu’il leur donne du sens... à moins que ce ne soit l’inverse : volontairement consommés de manière alternée, ils rythment l’année et donnent du sens au calendrier ; ils ont une fonction structurante de la vie sociale. Les consommateurs s’orientent vers tel aliment car il correspond à la saison, de même qu’ils se souviennent de la saison car ils mangent tel aliment. Servant à différencier les saisons qui se suivent, ces mets, lorsqu’ils sont désaisonnalisés, ne sont plus autant appréciés : consommés n’importe quand, ils n’évoquent plus rien ; dès lors, ils perdent leur fonction, ils ne permettent plus de distinguer le temps qui se déroule. Les productions locales, dont les cycles productifs liés aux saisons ont longtemps contraint l’alimentation bressane, sont particulièrement efficaces pour marquer le temps, donner une cadence au déroulement de l’année. Leur saisonnalité, qui pourrait maintenant être outrepassée, est au contraire volontairement entretenue par la population la plus proche du produit, par les consommateurs les plus connaisseurs. Comme toute règle, les saisons de consommation servent surtout de références aux consommateurs pour situer leurs pratiques, pour donner du sens à leur alimentation. Elles restent symboliques et ne sont pas forcément respectées dans les faits : la cuisinière citée précédemment décongèle et consomme sans difficulté un morceau de civier à la condition de noter que cette pratique ne correspond pas à la norme. Ces règles saisonnières cadrent les pratiques des consommateurs mais ne les restreignent pas pour autant.
Cette situation d’embarras s’est reproduite, sous des formes proches, avec d’autres personnes et/ou pour d’autres produits saisonniers.
Paul Carru, 1909, p.2.
A titre d’exemple, en juillet 2000, nous avons noté la présence de civier, provenant d’un semi-industriel de la région, et vendu dans des bols sous plastique au rayon à la coupe d’une grande surface de Montrevel-en-Bresse, alors que nous n’avons trouvé ni boudin, ni fromage fort dans ce magasin.
Marius Tortillet, 1927-1928, p.75.
Paul Carru, 1909, p.2.
Bossi, 1808, p.310.
C’était hier, 1995, p.71.