Les événements cycliques et les rites de passage

Les fêtes qui célèbrent des événements importants de la vie sociale et accentuent la cohésion du groupe sont fortement ritualisées. Les repas qui accompagnent ces fêtes sont régis par des règles strictes : plus encore que le week-end, certains aliments, généralement ceux qui évoquent avec le plus de vigueur les réjouissances, s’imposent (la crème est utilisée en abondance) tandis que ceux qui sont faiblement valorisés sont exclus (courge, fromage fort, etc.). Ces repas, moments de conservatisme alimentaire, sont remarquables par la succession de plusieurs plats de résistance - volaille, gibier, viande de boucherie - et de nombreux desserts ainsi que par la présence de mets recherchés, souvent riches et rares. Cependant, ces règles évoluent elles aussi. A titre d’exemple, les pommes de terre autrefois évitées les jours de fêtes sont désormais souvent présentes sous la forme, entre autres, de gratin dauphinois.

Parmi les fêtes cycliques, Pâques ne se distingue guère en Bresse par un repas particulier. L’agneau, peu consommé autrefois, n’entre pas de manière inéluctable dans le menu pascal. Noël fait l’objet d’une attention culinaire bien plus marquée, et ceci plus qu’autrefois. Le repas, assez semblable chaque année, est copieux et comprend plusieurs plats de résistance. « ‘Je tâche de faire un bon repas, enfin oui, un repas copieux, disons. Et bien voilà quelques années que je sers comme entrée foie gras ou saumon fumé. Ensuite je fais toujours un plat de sanglier ou chevreuil, en civet. L’année passée c’était du chevreuil que j’avais fait avec une sauce au vin blanc. Et j’avais mis de la crème, pensez donc ! Et puis des légumes. Et l’année passée j’avais fait une dinde aux marrons. Alors que pendant peut-être une dizaine d’années, parce que pendant dix ans j’ai tenu des oies, je faisais une oie rôtie aux marrons. Et après fromage et puis, et bien la bûche...de Noël. Et puis c’est un repas, en principe, oui, ça varie pas tellement sur autre chose, parce que c’est des plats qu’on mange pas souvent. Disons, pour Noël, c’est tout. Les enfants c’est la même chose, alors comme ça, tout le monde en profite’ ». Comme dans cette famille, les volailles - une oie, une dinde, un chapon pour ceux qui en élèvent - sont souvent précédées d’un gibier lorsqu’il y a des chasseurs parmi les membres de la famille. Les champignons sont l’accompagnement idéal, ainsi que des légumes réputés nobles comme des cardons. Pour Noël, la bûche, maison ou de plus en plus souvent achetée, s’est substituée aux brioches et aux fruits au sirop.

La fête patronale, appelée dans la région « la vogue »216, a longtemps été célébrée par un repas particulièrement riche. L’ouvrage C’était hier consacre un chapitre au « repas de Vogue vers 1930 »217. Le narrateur décrit la succession des plats : « ‘ma mère avait préparé un bon repas, le menu était à peu près chaque fois le même pour la vogue : potage velouté, poule gros sel, poulet à la crème, gâteau de foies de volaille avec des quenelles, du rôti de porc et de la salade ’»218. Après une pause, étaient servis du fromage blanc, puis des pruneaux au jus, de la crème au chocolat, de la brioche et diverses tartes. Dans les souvenirs, la vogue est inévitablement associée aux tartes et aux brioches puisqu’il s’en faisait toujours plusieurs sortes à cette occasion : « ‘chez mes parents, quand on était jeune, on faisait toujours des tartes. Tartes et brioches, des grandes tartes. Des tartes à la bouillie blanche, tarte au sucre, tarte à la crème...’ ». Les professionnels ayant progressivement pris en charge la confection des tartes et brioches, la petite-fille d’anciens boulangers se souvient de l’activité que représentait alors la fête patronale : « ‘à la fête de Montrevel, avant, on passait trois jours de suite à fabriquer sans arrêt, à ne pas dormir, parce que c’est vrai que dans le temps, les gens ne mangeaient pas de gâteaux tous les jours donc quand il y avait la fête au pays, nous on faisait des tartes, des tartes, des tartes et des brioches, mais c’était fou, hein !’ ». Aujourd’hui la vogue est moins fêtée qu’auparavant. Cependant, dans certaines familles, un repas particulier, qui rassemble les proches, est encore organisé :

‘« le jour de la vogue du village, de la fête patronale, moi je fais toujours un repas, on a les enfants, les petits-enfants... [...]Pour la vogue, c’est poulet à la crème. Alors pour l’entrée, c’est au mois de juillet, je ne me complique pas, je sers, c’est la période, du melon. Parce que des salades, on en mange tous les jours si on veut, le melon, vous me direz que c’est la saison, mais finalement c’est toujours une période où y a pas mal à faire, le melon, c’est vite prêt. Et puis je fais une tarte aux pommes, je fais une tarte de la gaude blanche ou po blanche, et une tarte au sucre ». ’

Comme dans cette famille, le poulet à la crème est généralement le mets privilégié ; quant au nombre de tartes confectionnées à cette occasion, il reste souvent élevé. Ce jour là, le soin apporté à ce dessert est aussi plus grand que d’habitude : les pâtes à tarte briochée, confectionnées à partir de levure de boulanger, sont préférentiellement réalisées au détriment des pâtes brisées ou des pâtes briochées à base de levure chimique.

Parmi les rites de passage, les mariages faisaient autrefois plus qu’aujourd’hui l’objet d’un repas conséquent. Dans les années quarante/cinquante, ils comprenaient encore un potage, un poisson, une à trois volailles (dont souvent une poule gros sel, un poulet de Bresse, éventuellement à la crème, mais également du canard, du dindonneau ou de la pintade), des légumes (des petits pois ou des haricots pour les menus les plus traditionnels), de la salade verte, des fromages (« ‘c’était pas du fromage blanc, mais c’était du fromage de vache ’»), et de nombreux desserts parmi lesquels de la brioche, des fruits au sirop, une corbeille de fruits. La prépondérance des volailles et l’absence de viande de boucherie s’expliquent par le fait que l’essentiel des denrées provenait de l’exploitation. Lors des mariages, il aurait été inconvenant de servir certaines denrées telles que du lapin ou du porc : « ‘le lapin, non, ce n’était pas un plat de grande fête, ou alors chez des gens qui n’accordaient pas d’importance à un menu. Des gens qui disaient “pfou, ça va bien faire” ’». Actuellement, les menus comprennent une ou deux entrées, une viande accompagnée de plusieurs légumes, généralement trois, du fromage et/ou du fromage blanc et plusieurs desserts dont une pièce montée. Dans les années soixante-dix, les brioches s’effacent des repas de noce au profit de desserts plus élaborés, ne présentant pas de spécificité locale. Au brochet se substitue le saumon ; le fromage blanc complète le plateau de fromage tandis que les corbeilles de fruits disparaissent. Actuellement la spécificité locale apparaît au travers des crêpes parmentières219 qui accompagnent souvent le plat principal, des escargots, éventuellement du poulet à la crème et des fromages blancs.

La fête des conscrits, si elle a évolué, s’est néanmoins incontestablement maintenue en Bresse alors qu’elle a disparu dans nombre d’autres régions. Le banquet de classe, qui termine la semaine de festivités, est un moment fort de sociabilité. Comme les autres repas festifs, il s’est considérablement allégé. Mais dans certaines communes des initiatives sont menées par certains conscrits pour le prolonger à nouveau : « ‘j’ai essayé, quand j’étais de classe, pour mes quarante ans, de refaire cet espèce de repas très allongé, en mettant un plat supplémentaire : on avait fait quatre plats et fromage, dessert, avec un trou normand et en fin de soirée soupe à l’oignon, fromage, fruits. On avait retrouvé les banquets d’antan ’». Ainsi, commençant en fin de matinée par un apéritif, le repas se termine généralement dans la nuit, et est souvent prolongé par une soupe à l’oignon. Hormis cette soupe et éventuellement des fromages blancs, les mets ne sont guère marqués par la spécificité locale. A titre d’exemple, l’un d’entre eux comprenait :

Il fut prolongé, dans la nuit, par une soupe à l’oignon. En somme, seul le « trou bressan » éveille l’identité bressane du repas.

Les règles de consommation, qui font à la fois preuve de changements et de profond conservatisme, donnent de la signification à la consommation alimentaire. Elles apportent à l’acte biologique son expression culturelle.

Si toute absorption alimentaire est marquée par des règles, celle des productions locales et traditionnelle est d’autant plus stricte qu’il existe une tradition de consommation. Contrairement aux aliments nouveaux, pour lesquels les consommateurs ont une plus grande liberté, ces productions locales, bien connues et reconnues par la population, sont fortement intégrées dans les pratiques des consommateurs. Issues du système agricole et alimentaire local, elles sont clairement identifiées. Les consommateurs en maîtrisent d’autant mieux la substance, l’histoire, les subtilités organoleptiques (Cf. Chap.4.2.) ou encore la saisonnalité. Il leur est alors d’autant plus facile de les inclure dans les rythmes de consommation et d’autant plus difficile de les en faire sortir d’où les résistances aux changements. Ces productions locales et traditionnelles sont particulièrement structurantes et participent à donner du sens à l’acte d’incorporation.

Nous allons voir qu’outre les règles alimentaires, la périodicité des absorptions caractérise également les pratiques de consommation des productions locales et traditionnelles.

Notes
216.

Elle a lieu à Saint-Etienne-du-Bois le dernier dimanche de juillet.

217.

Il est intéressant de noter que cet ouvrage consacre non seulement un chapitre sur le repas de la vogue mais également un autre sur la vogue en général, alors que les fêtes de Noël et de Pâques ne sont nullement évoquées. Il en est de même dans l’article de Marius Tortillet (1927-1928) qui détaille longuement le repas de vogue, et lui seul. Ces constats révèlent le statut privilégié de la fête patronale dans la vie de la communauté.

218.

C’était hier, 1995, p.87.

219.

Petites galettes individuelles de purée de pomme de terre, de lait, d’oeufs et de farine, cuites à la poêle, également appelées crêpes Parmentier ou crêpes vonnassiennes. Ces préparations étaient un classique de la famille Blanc, restaurateurs à Vonnas, d’où le qualificatif couramment employé.