2.2.1. Fréquence des consommations

La fréquence et le volume de consommation des productions alimentaires locales varient selon les consommateurs et la nature des denrées. Toutes ne représentent pas le même poids au sein des pratiques alimentaires. Certaines sont absorbées de manière pluri-hebdomadaire, pour ne pas dire quotidienne, en quantité parfois importante, tandis que d’autres ne sont servies qu’à de rares occasions. Ainsi, dans la plupart des familles bressanes, même si ceci tend à se modifier, le beurre est encore utilisé quotidiennement, un peu à table, mais surtout pour la cuisine. Une mère de famille évalue à deux ou trois plaquettes tous les quinze jours la consommation dans son ménage, comprenant deux adultes et un enfant. D’ailleurs, afin de ne pas se trouver au dépourvu, diverses précautions sont prises par les maîtresses de maison : « ‘j’en congèle des petites plaquettes de 250g. Et si un jour je suis en panne, et bien je la prends, et puis quand je retourne au village, j’en remets une. J’en ai jamais beaucoup d’avance, mais j’en ai toujours une plaquette ou deux de congelées, ça dépanne’ ». Cette précaution confirme l’importance de cette matière grasse qui s’avère indispensable pour cuisiner. La taille des plaquettes proposées dans les commerces de proximité est révélatrice d’une consommation élevée : les plus petites pèsent 250g, les autres une livre, comme le remarque une personne célibataire, nouvellement installée dans la région : « ‘j’achète du beurre dans les supermarchés parce que comme j’en consomme pas beaucoup, je voudrais prendre des 125g et ici on n’en trouve pas, on ne trouve pas moins que 250g. Les petits, c’est 250g que ce soit à la fromagerie, que ce soit les épiceries’ ». De même, rares sont les réfrigérateurs qui ne contiennent pas, en prévision, un pot de crème fraîche, là encore parfois d’un demi-litre. En effet, bien qu’en diminution dans certaines familles, l’utilisation de cet ingrédient, froid ou chaud, reste importante bien que cette consommation ne soit pas régulière. Elle fluctue considérablement en fonction des occasions comme le signale cette cuisinière :

‘« c’est suivant ce que je vais faire, si j’ai l’intention de faire un gratin par exemple, j’achète un pot plus gros. Et puis si j’ai pas prévu d’en utiliser beaucoup dans la semaine, j’achète un petit pot, mais en général, j’en ai tout le temps un petit pot. J’en utilise... ça dépend. Ça peut être deux petits dans la semaine, mais ça peut être un pour quinze jours. C’est-à-dire que si je fais un gratin de pommes de terre, le petit pot, il va y passer. Ou un gratin de pâtes, je mets aussi pas mal de crème. Quand je fais des épinards, je mets de la crème. Quand y a de la courge, y a de la crème ! Mais je pense que je n’en mets pas des grosses quantités comme certaines personnes ». ’

En effet, la comparaison avec cette autre cuisinière, de la même génération, est frappante :

‘« en principe j’en prends en moyenne un gros pot toutes les semaines mais y a des week-ends, ça dépend ce que je fais... le demi-litre ne suffit pas. Parce que si je fais un gratin dauphinois ou quelque chose comme ça... Ben le week-end dernier, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai été obligée de retourner chercher de la crème, j’en avais pas prévu assez. Attendez... j’essaie de... Qu’est-ce que j’ai fait ce week-end ? J’avais acheté deux gros pots de crème le vendredi. Le samedi je suis retournée à la fromagerie et je lui dis “ben ils sont déjà tout...”. Ah oui, j’avais fait du lapin à la moutarde, donc avec beaucoup de... pas mal de crème ! J’avais fait autre chose puisque j’avais deux gros pots qui étaient... ah la tartiflette ! La tartiflette, j’avais mis de la crème aussi. C’était une nouvelle recette, d’habitude j’en mettais pas mais ce coup là, il y en avait dans cette recette, donc de la crème... et pour le dimanche, qu’est-ce que j’ai fait qu’il me fallait de la crème ? Ah, c’est des tartes, des tartes à la crème, encore ! Alors lapin moutarde à la crème, tartiflette y avait de la crème, les tartes à la crème. Donc j’avais passé, mais j’ai pas tout fini, j’avais passé un litre et demi, en gros. Un litre et demi de crème quoi ! ».’

Si les quantités utilisées ne sont pas toujours aussi élevées, il est rare qu’une petite cuillérée ne soit pas ajoutée à tel ou tel plat !

Le comté est également consommé, surtout à Saint-Etienne-du-Bois220, en grande quantité. Je fus surprise la première fois que je me servis en comté à la fromagerie de cette commune de me voir proposer une portion de 500g alors que j’avais demandé « un petit morceau » ! Je constatais rapidement que mon échelle des proportions ne correspondait pas à celle des Stéphanois. Le gruyère ayant longtemps été l’un des seuls fromages produits à la coopérative, les sociétaires avaient pour habitude de s’en procurer en quantité importante (« ‘qu’est-ce qu’on en a mangé ! On en prenait 1,5 kg ’»). Aujourd’hui encore, les acheteurs se fournissent en morceaux ne pesant pas moins d’une livre et même souvent un kilo voire plus. Le comté trône couramment sur les plateaux de fromage (« ‘on en a toujours à la maison’ »), mais peut-être moins couramment depuis la fermeture de la fromagerie (Cf. Chap.3.1.3.).

L’été, les fromages blancs sont, eux aussi, toujours présents dans les réfrigérateurs bressans. De « une fois par semaine en moyenne » chez certains à, en saison, quasiment tous les jours chez d’autres, la consommation est, chez tous, relativement importante. Le fait qu’ils soient servis à l’occasion de la majorité des repas collectifs, qu’ils soient festifs (mariages, vogues, etc.) ou plus intimes (repas entre amis) est également le reflet d’un aliment très présent dans le corpus alimentaire. Les fromages blancs sont, comme les produits laitiers précédents, achetés en grande quantité, c’est-à-dire soit un nombre élevé de fromages en faisselles individuelles221 (« ‘des fromages portions comme à Saint-Etienne, j’en prends en principe dix ou douze’ ») ou soit des pots uniques d’une grande contenance (« un pot de deux kilos »).

Certaines productions locales apparaissent plus sporadiquement sur les tables bressanes. Le fromage fort, dans les familles où il est apprécié, est consommé selon un rythme variable : servi à l’occasion d’un seul ou de quelques repas chaque hiver chez certains, il revient, en saison, « toutes les deux/trois semaines » chez d’autres, plus régulièrement encore ailleurs : « ‘on en fait un soir sur deux une semaine, après on va arrêter quinze jours, on va recommencer... en hiver, on en fait encore pas mal. Couramment on va dire’ ».

La fréquence de consommation des tartes varie également d’une famille à une autre. Fabrication occasionnelle dans certaines d’entre elles, hebdomadaire ailleurs, elle devient quasiment quotidienne dans d’autres : « ‘j’en mange tous les jours. J’en ai mangé une hier au soir. A midi, j’ai fini celle à la crème. Alors... on en mange tous les jours, nous !’ » déclare cette octogénaire, grande cuisinière. Ici, un homme reproche à son épouse de ne pas en confectionner assez souvent alors qu’il avait été habitué à une consommation plus fréquente : « ‘t’es pas tellement tartes. Tandis que chez ma mère, y a toujours une tarte. T’y vas n’importe quand, ben, t’as toujours ou un fond de gâteau qui reste ou une tarte ou un machin comme ça ’». Au sein de cette catégorie d’aliments, il convient de resituer le poids de chacune des variantes. Car si les tartes au fromage, les tartes à la crème, celles au sucre et aux fruits sont prédominantes, les tartes à la frangipane sont plus ou moins courantes selon les familles. Quant à celles à la paria, au fromage fort ou à la courge, elles sont beaucoup plus occasionnelles.

Quant au poulet de Bresse, sa consommation diverge selon le statut des consommateurs (Cf. Chap.1.3.3.) : assez rare, voire exceptionnelle, chez ceux qui ne maîtrisent pas un réseau d’approvisionnement spécifique et l’achètent au prix fort, beaucoup plus courante chez ceux qui se fournissent auprès de parents ou bénéficient de volailles déclassées, elle augmente encore chez les éleveurs, professionnels ou non. Ainsi, chez beaucoup d’entre eux, « ‘c’est poulet rôti tous les week-ends’ ». De manière générale, le poulet, viande très appréciée des Bressans, revient régulièrement sur les tables. Originaire d’une autre région, cet homme note la divergence des préférences alimentaires entre lui et sa femme : « ‘toi, tu aimes bien le poulet. Mais moi, je sais que chez nous, tu mets un poulet ou un lapin, on va prendre le lapin, en viande blanche. Tandis qu’elle, ben, c’est poulet, hein. Elle, c’est la Bressane !’ ». Effectivement, en Bresse, le poulet est consommé régulièrement, à toutes les occasions : réunion dominicale, simple repas quotidien, repas d’anniversaire, vogue, restaurant, etc. Quant aux recettes, la préparation à la crème s’avère moins courante que la version « rôti » : « ‘j’en fais quand même pas très très souvent’ » remarque une cuisinière cinquantenaire, qui laisse à sa mère la responsabilité de faire ce plat lors des repas familiaux. Certains déclarent même ne jamais l’apprêter ainsi. D’ailleurs, un autre Stéphanois, célibataire, plus âgé, constate qu’» ‘y a un moment que j’en ai pas mangé. C’est l’occasion quoi. J’en mange deux/trois fois dans l’année, pas bien plus’ ». Plus exceptionnels encore, les chapons et poulardes ne sont consommés - par ceux qui en consomment - qu’à quelques occasions, souvent une ou deux fois maximum dans l’année.

Concernant les gaudes et le dinno, nous avons évoqué une fréquence de consommation très faible chez ceux qui en cuisinent encore : au plus une ou quelques occurrences chaque année.

Pour les divers aliments, si le rythme des consommations varie d’une famille à une autre, il dépend également des occasions, des envies et motivations de chacun : « ‘quand elle se met à faire des tartes, pendant six mois, heu, pas six mois mais trois mois, on mange des tartes, des tartes... C’est par périodes quoi’ ».

De manière générale, les consommateurs éprouvent de l’embarras à évaluer précisément les quantités et le rythme de leurs consommations. Les réponses, rarement chiffrées, s’avèrent le plus souvent imprécises et approximatives : « on en mange souvent », « peu », « rarement », « environ », etc., autant de termes subjectifs dont l’interprétation dépend des individus et même, pour chacun d’eux, des situations (à titre d’exemple, étant donné la valeur du chapon de Bresse, y goûter une ou deux fois par an est déjà considéré comme une consommation élevée). Cette difficulté d’appréciation est inhérente aux pratiques alimentaires. Elle tient à l’aspect polymorphe et évolutif de la nourriture : malgré leur quotidienneté, les repas ne se répètent jamais totalement à l’identique. Souvent proche d’un jour à l’autre ou d’un été à l’autre, la nourriture se modifie néanmoins à chaque occasion, en fonction des jours de la semaine, des mois, des occasions ; elles s’adapte aux saisons, introduit de nouveaux aliments tandis que d’autres sont, parfois seulement momentanément, oubliés. Dans un tel contexte, quelle échelle de référence les consommateurs doivent ils prendre pour mesurer la fréquence de leurs consommations ? La semaine précédant l’entretien ? Les dernières semaines ? Mais alors s’il s’agit de l’été, doivent-ils conclure qu’ils ne mangent jamais de fromage fort ? Une année semble une durée plus représentative des pratiques. Mais la mémoire est-elle fiable pour retracer des pratiques aussi anodines, routinières et répétitives que celles relatives à l’alimentation qui se sont déroulées des centaines de fois sur une telle période ? Pour affiner les réponses des informateurs, nous aurions pu utiliser des méthodes de collecte des informations qui visent à obtenir des données plus fidèles aux pratiques réelles telles que celle consistant à faire noter, au jour le jour, par un membre de la famille le contenu de chaque repas. Si cette technique donne des résultats plus concrets, elle doit être appliquée à une longue période (une année entière par exemple) pour ne pas être confrontée aux biais qui viennent d’être exposés, en particulier l’influence de la saisonnalité222. Or cette méthode, contraignante pour celui à qui est confiée la charge, semble difficile à instaurer pour une telle durée223. Nous n’avons donc pas cherché à évaluer de manière chiffrée le rythme de consommation et les quantités exactes de chaque production alimentaire locale. Mesurer ainsi précisément les prises alimentaires est d’ailleurs peu déterminant pour comprendre le rapport qu’un groupe social entretient avec son alimentation. En revanche, il nous a semblé plus concluant, étant donné l’importance de la dimension affective de la nourriture, de s’intéresser aux sentiments et impressions des consommateurs quant à la fréquence de leurs consommations et aux répétitions alimentaires. Cette approche en terme de représentations reflète la manière dont les individus perçoivent et restituent leurs pratiques. Elle révèle leurs attentes et préférences, l’attachement pour tel ou tel aliment, les priorités accordées à tel autre au sein du système alimentaire local. Cette approche qualitative permet d’obtenir une connaissance plus fine sur la dimension culturelle de ces productions.

Notes
220.

Il faut rappeler que cette commune est située à la limite de la zone de production du comté.

221.

Le poids des faisselles individuelles varie selon les fabricants de 100 à 200g en moyenne.

222.

La méthode dite du « rappel des 24h » (Pagezy, Sevin, 1992, p.123) ne présente également d’intérêt qu’appliquée à un nombre important d’observations et sur une longue période.

223.

Nous avons néanmoins tenté cette technique de collecte d’information sur une semaine auprès de quelques personnes, afin d’en avoir une idée.