Les Bressans considèrent comme monotone et répétitive l’alimentation locale qui prévalait autrefois. Ils gardent en souvenir quelques aliments ayant fait l’objet d’une consommation massive au point de procurer un sentiment d’aversion. Les gaudes en sont l’exemple le plus caractéristique, mais aussi la courge ou encore les pommes de terre : « ‘dans le temps, on mangeait ce qu’il y avait et puis c’est tout. Il y avait des pommes de terre à tous les repas, hein. Par exemple, les pommes de terre cuites à l’eau avec une salade, pfou... et tous les jours, on faisait des patates, hein, tous les jours. Une fois c’était sautées, une fois c’était en gratin, une fois c’était en soufflé, c’est vrai...’ ». Les charcuteries qui devaient être consommées rapidement à la suite de l’abattage du porc pour des raisons de conservation, rappellent une nourriture surabondante qui suscite également de la répugnance : « ‘ce dont j’avais horreur, c’est quand on tuait le cochon, comme ils faisaient dans le temps, on n’en mangeait pendant quinze jours parce qu’il fallait quand même y manger pour ne pas que ça s’abîme. Fallait manger du boudin pendant trois/quatre jours parce qu’il fallait ben le débarrasser. Donc là, ça devient une contrainte ’». Certains aliments ont donc marqué les mémoires par leur fréquence élevée. De manière générale, ces aliments abondants, récurrents et surconsommés ont moins laissé de bons souvenirs que ceux dont la consommation était plus rare.
De manière consensuelle, les Bressans considèrent l’alimentation d’aujourd’hui comme plus variée et moins routinière : étant donné la baisse de l’auto-production et donc l’ouverture aux réseaux d’approvisionnement commerciaux, le choix est plus grand et les productions domestiques sont moins imposantes ou réparties sur une plus longue durée grâce aux nouveaux modes de conservation. Néanmoins, même si la diversité est plus grande, ceux-ci sont encore attentifs à la fréquence de consommation des aliments. Certaines répétitions, perçues comme excessives, provoquent une sensation de lassitude qui se traduit par de l’écoeurement et du dégoût pour cet aliment. Comme auparavant, toutes les productions maison qui, produites en grande quantité et ne pouvant se conserver longtemps, obligent les consommateurs à une récurrence alimentaire élevée, provoquent une telle impression. C’est le cas des courges, généralement volumineuses et qui présentent l’inconvénient de s’abîmer rapidement une fois entamées. Deux cuisinières discutent d’un de ces légumes détenu par l’une d’entre elles : « ‘ce potiron, tellement qu’il est gros, quand il sera entamé, après il va pourrir parce qu’on va jamais pouvoir tout manger ça’ » s’inquiète l’une d’elles. « ‘Vous mangerez rien que ça ! Vous allez en manger une semaine ! ’» ironise la seconde qui, comme son interlocutrice, considère qu’une telle réitération est inconcevable. « ‘Ça va nous saouler !’ » conclut alors la première. C’est pour palier cet excès que les morceaux de courge, une fois celle-ci entamée, sont généreusement distribués. C’est pour cette raison également que sont préférées les petites courges : « ‘il vaut mieux deux ou trois petites. Parce que c’est plus facile à utiliser. Tandis qu’autrement, une fois que c’est entamé... après ça pourrit’ ». « Saouler », « se fatiguer », « s’en dégoûter », etc., sont autant d’expressions qui traduisent ce sentiment de lassitude à consommer de manière trop fréquente certains aliments, sentiment qui contribue à alimenter ce que Claude Fischler appelle le pôle de la néophilie, c’est-à-dire la tendance qui pousse les consommateurs à changer leur alimentation et à diversifier leurs aliments. Cette situation où une fréquence trop élevée de la consommation provoque du dégoût s’ajoute à celles déjà décrites par cet auteur224 : pour ce dernier, le dégoût se manifeste dans les situations de contamination entre un objet impur et l’aliment, de désordres classificatoires, de conscience d’un danger, etc. Ici, le dégoût survient alors que la réitération trop élevée d’un aliment empêche d’avoir une nourriture variée. Cette situation de dégoût face à une abondance alimentaire est courante ; elle marque durablement les consommateurs, comme cette dernière pour qui l’aversion semble irréversible : « ‘les gaudes, moi j’y aime pas parce que j’ai été élevée qu’avec ça pendant la guerre. Parce que mes parents, ils m’ont toujours dit qu’ils m’ont élevée qu’avec ça, y avait rien d’autre’ ».
De manière générale, l’abondance de nourriture, sans même qu’elle soit mangée dans l’immédiat, crée le même résultat : « ‘mon frère a fait tuer un cochon. Mais moi, rien que d’y voir, toute cette viande, ça me saoule ’». La simple présence d’une telle quantité écoeure, à un degré variable selon les individus. J’ai personnellement ressenti ce sentiment lors des observations de l’abattage de porcs et de leur transformation : sans même avoir goûté aux produits, j’avais l’impression d’en être dégoûtée. La présence d’aliments en grande quantité, leurs odeurs, leurs empreintes sur les lieux, les objets et les personnes, produisent un sentiment de satiété. Il semble qu’au-delà d’une certaine quantité, absorbée ou non, les consommateurs ressentent un sentiment de débordement. La nourriture n’est plus contrôlée, elle s’impose aux consommateurs qui n’arrivent plus à en venir à bout : celle-ci risque de se putréfier, de s’abîmer, d’être perdue, ce qui n’est pas acceptable dans une logique de stricte gestion des matières premières. Les termes employés par les consommateurs tels que « s’en débarrasser », « contrainte », « finir », sont peu valorisants pour l’acte alimentaire. Ils sous-entendent une alimentation subie et non choisie.
Il se dessine un seuil de saturation au-delà duquel chaque aliment, même s’il est particulièrement apprécié, est dévalorisé : « au bout d’un certain temps, on n’apprécie plus ». « ‘Le civier, vous êtes bien content d’en manger pendant deux jours mais quand vous en avez fait beaucoup, faut en manger pendant quinze jours alors c’est vrai qu’on se fatigue de tout’ ». Ce seuil varie en fonction des consommateurs mais surtout des aliments : certains sont de nature à être consommés fréquemment, en quantité importante, d’autres plus rarement. Ainsi, autant la jeune femme, citée précédemment, apprécie toujours avec plaisir la tarte hebdomadaire de sa grand-mère, autant elle se lasse considérablement de la brioche servie avec des fruits au sirop chez ses autres grands-parents. Si elle note son attitude divergente par rapport à ces deux aliments, elle ne sait pas la justifier. De même, la femme d’un chasseur exprime sa préférence pour le sanglier : « ‘j’aime mieux que le chevreuil. Parce que le sanglier on peut en manger plusieurs fois de suite’ ». Il est également possible d’opposer le lard, qui faisait autrefois l’objet d’une consommation quasiment quotidienne, tandis que du boudin les consommateurs se souviennent qu’ils se lassaient rapidement. De même s’il est dit de la courge comme du dinno « ‘on n’en mangerait pas tous les jours’ », ce premier légume est néanmoins mangé plusieurs fois dans l’année tandis que le second plat ne fait l’objet que d’une ou de quelques rares absorptions annuelles chez les amateurs. Dans la Dombes voisine, productrice de carpes, ce poisson fait l’objet d’un dégoût dès les premières répétitions : « ‘vous faites de la volaille, vous pouvez en faire deux/trois fois par semaine. On y retourne toujours. Mais la carpe... Nous, je vous dis, on en a mangé dimanche, j’en aurais pas mangé aujourd’hui [lundi] et puis pas demain non plus. Malgré que ce soit bien bon’ » (Dombiste, retraité agricole)225. Selon les recettes, les répétitions sont plus ou moins acceptées : « ‘on se fatiguera plus vite du poulet à la crème que du poulet rôti. Le poulet à la crème, c’est bon une fois de temps en temps mais vous n’en mangeriez pas tous les huit jours parce que je pense que vous vous en fatigueriez plus vite que du poulet rôti’ ». Ainsi les maîtresses de maison construisent un rythme alimentaire, comprenant des périodes d’abstinence dont la durée est propre à chaque aliment : « ‘si je fais une petite poulette pour nous. Ça nous dure déjà quatre/cinq jours. Alors après on peut bien s’en passer pendant une dizaine de jours’ ». Une fois dépassé le seuil de saturation, certaines productions ne sont plus perçues comme aliment et peuvent alors être jetées. La courge est parfois dans cette situation ; la carpe, dans la Dombes, également : « ‘j’ai un fils qui est directeur d’auto-école. Maintenant que c’est le moment de la pêche, qu’est-ce qu’on lui en donne. Parfois, il nous en donne. Alors il nous dit : “si vous voulez une carpe ?”. Hier, je lui ai dit : “écoutez, si vous voulez pas la manger et bien fichez la en l’air, moi, je la veux pas” ’»226.
« ‘Le poulet rôti est très bon chaud à midi, le soir encore, à la rigueur le lendemain à midi mais après il perd son goût. On le met au frigo, il n’est plus...’ ». L’attitude vis-à-vis des restes, c’est-à-dire des plats consommés à nouveau, froids ou chauds, au cours des repas suivants, diverge selon leur nature. Etrangement et contrairement au poulet dans la citation précédente, beaucoup sont perçus comme aussi bons voire encore meilleurs les jours suivants. Quelques-uns sont d’ailleurs volontairement élaborés en quantité supérieure aux besoins présumés. L’excédent peut alors être cuisiné différemment, comme dans le cas des gaudes ; il peut être consommé froid ou réchauffé doucement).
Claude Fischler, 1993 (1990), p.71-77.
Delphine Balvet, 1997, p.77.
Ibid. p.77.